Le Paquebot américain/Chapitre XIV

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 15p. 146-159).


CHAPITRE XIV.


Bon maître d’équipage, prenez bien garde !
La Tempête.



Au coucher du soleil, le point qu’offrait aux yeux le grand hunier de la corvette avait disparu sous l’horizon du côté du sud, et l’on ne revit plus ce bâtiment. Le Montauk avait passé devant plusieurs îles qui avaient un aspect tranquille et souriant au milieu des fureurs de la tempête, mais il avait été impossible de serrer la côte d’aucune d’elles. Tout ce qu’on pouvait faire, c’était de maintenir le Montauk vent arrière, et d’éviter avec soin ces rochers et ces bas-fonds que Nanny Sidley avait si vivement désirés.

S’étant familiarisés avec cette scène, les passagers commençaient à en être moins effrayés ; et comme fuir vent arrière a quelque chose d’agréable pour ceux qui sont sujets au mal de mer, ce qui les occupait le plus, avant que la nuit tombât, c’était la route que le paquebot était forcé de suivre. Le vent avait passé du côté de l’ouest, de manière à rendre certain que le Montauk rencontrerait la côte d’Afrique, s’il était obligé de continuer plusieurs heures à faire vent arrière ; car les observations du capitaine le plaçaient au sud-est des îles Canaries. Il était donc à une grande distance de sa route ; mais la rapidité de sa course expliquait suffisamment ce fait.

Ce fut aussi le moment précis où le Montauk sentit tout le poids de la tempête, ou plutôt où il en éprouva les effets les plus fâcheux. Le danger de sa situation et sa responsabilité commencèrent alors à donner de sérieuses inquiétudes au capitaine Truck, mais, en officier prudent, il les renferma dans son sein. Il repassa tous ses calculs avec le plus grand soin ; fit l’estime de sa marche avec attention, et le résultat lui prouva que dix à quinze heures de plus amèneraient une autre cause de naufrage ; à moins que le vent ne se modérât.

Heureusement l’ouragan perdit quelque chose de sa violence vers minuit. Le vent était encore très-fort, mais il était moins constant, et il y avait des intervalles d’une demi-heure pendant lesquels le bâtiment aurait pu porter beaucoup plus de voiles, même en boulinant. Sa vitesse diminua naturellement dans la même proportion ; et quand le jour parut, un examen attentif qu’on fit du haut du grand mât, apprit qu’on ne voyait pas la terre à l’est. Dès qu’il se fut parfaitement assuré de ce fait important, le capitaine Truck se frotta les mains de satisfaction, ordonna qu’on lui apportât de quoi allumer son cigare, et se mit à gourmander Saunders en lui reprochant de ne lui avoir servi que de mauvais café depuis le commencement de l’ouragan.

— Ayez soin que j’en aie ce matin qui soit buvable, Monsieur, ajouta-t-il ; et souvenez-vous que nous sommes ici dans le voisinage du pays de vos ancêtres, où vous devez raisonnablement vous piquer de vous bien comporter. Si vous me servez encore de l’eau rousse en guise de café, je vous ferai mettre à terre, et je vous y laisserai un été ou deux courir tout nu avec les singes et les orangs-outangs.

— Je cherche en toute occasion à vous satisfaire en tout, capitaine, ainsi que tous ceux avec qui j’ai le bonheur de faire voile ; mais le café ne peut être bon par un pareil temps. Je suppose que c’est le vent qui lui enlève son parfum, car je suis prêt à avouer qu’il ne m’a pas semblé aussi hardromatissé que de coutume. Quant à l’Afrique, capitaine, je me flatte que vous m’estimez assez pour croire que je ne suis pas fait pour socier avec les hommes ignorants et sans éducation qui habitent ce pays sauvage. Je ne me rappelle pas si mes ancêtres sont venus de cette partie du monde ou non ; mais quand cela serait, j’espère que mes habitudes et ma profession me mettent au-dessus de ces gens-à. Je ne suis qu’un pauvre maître d’hôtel, capitaine, mais il vous plaira de vous rappeler que votre grand M. Vattel n’était qu’un cuisinier.

— Au diable le drôle, Leach ! Je crois que c’est cette idée qui a gâté mon café depuis un jour ou deux. Croyez-vous réellement possible qu’un si grand écrivain n’ait été qu’un cuisinier ; ou cet Anglais a-t-il voulu rire à mes dépens ? Je serais tenté de le croire, si les dames n’avaient confirmé le fait, car il est impossible qu’elles aient voulu prendre part à un pareil tour. — Pourquoi restez-vous ici en panne, Monsieur ? Allez à votre office, et songez que nous nous mettrons à table ce matin avec un aussi bon appétit que ceux de vos frères ici près qui ont eu ce matin pour leur déjeuner un enfant grillé.

Saunders, qu’on ne pouvait dire être habitué ex officio à de pareilles mercuriales, alla s’occuper de sa besogne, et il ne manqua pas de faire tomber une bonne partie de sa mauvaise humeur sur M. Toast, qui, tout naturellement, sentit exactement le contre-coup du traitement que le maître d’hôtel avait essuyé du capitaine. Il est peut-être heureux que la nature indique ce moyen facile de soulagement, sans quoi les habitudes grossières contractées à bord d’un bâtiment, rendraient quelquefois presque insupportables les relations entre celui qui ordonne et celui dont le devoir est d’obéir.

Les tempêtes morales du capitaine n’étaient jamais de longue durée, et en cette occasion il fut même bientôt de meilleure humeur que de coutume, car chaque instant lui donnait l’agréable assurance que l’ouragan tirait à sa fin. Il venait de finir son troisième cigare, et il donnait l’ordre de larguer le ris de la misaine, et de border le grand hunier en prenant tous ses ris, quand la plupart des passagers parurent sur le pont pour la première fois de la matinée.

— Eh bien ! Messieurs, leur dit-il par forme de bonjour, nous voici plus près de la côte de Guinée que je ne l’aurais désiré avec la perspective de nous frayer bientôt un chemin dans l’océan Atlantique, et d’en faire la traversée en trente ou trente-cinq jours. Il nous reste à calmer cette mer, et alors j’espère vous montrer ce que possède le Montauk indépendamment de ses passagers et de sa cargaison. Je crois que nous sommes à présent débarrassés de l’écume aussi bien que de l’ouragan. Il y a eu un moment où je croyais que l’équipage de ce bâtiment arriverait à gué sur la côte de Cornouailles, mais à présent je crois plus probable qu’il aura à essayer les sables du grand désert de Sahara.

— Espérons qu’ils ont échappé à cette seconde calamité aussi heureusement qu’ils ont évité la première, dit M. Effingham.

— Cela est possible ; mais le vent a viré au nord-ouest, et depuis douze heure s’il ne s’est pas borné à soupirer. Le cap Blanco n’est pas à cent lieues de nous, et, au train dont il allait, le capitaine à porte-voix peut en ce moment être à philosopher sur les débris de sa corvette, à moins qu’il n’ait eu le bon sens de gouverner plus à l’ouest qu’il ne le faisait quand nous l’avons vu pour la dernière fois. On aurait dû baptiser son bâtiment le Vent-arrière au lieu de l’Écume.

Chacun exprima l’espoir que la corvette, à laquelle on pouvait assez justement attribuer la situation présente du Montauk, avait échappé à ce malheur ; et toutes les physionomies reprirent leur sérénité, quand on vit les voiles battre contre les mâts : signe que le danger était passé. L’ouragan diminuait alors si rapidement, qu’à peine le grand hunier était-il bordé que l’ordre fut donné d’en larguer deux ris ; et une heure après, on mit toutes les voiles nécessaires pour conduire le bâtiment vent arrière, mais encore dans la vue de le maintenir dans la direction convenable. Cependant la mer était encore effrayante, et le capitaine Truck se vit obligé de dévier de sa route pour éviter le danger d’avoir ses ponts balayés. Le Montauk n’avait pourtant plus à courir sur la cime des vagues, car les lames cessent bientôt de s’élever et de se briser quand la force du vent est épuisée.

Jamais le mouvement d’un bâtiment n’est plus désagréable et même plus dangereux, que dans l’intervalle qui s’écoule entre la cessation d’un vent très-violent et l’arrivée d’une nouvelle brise. Le bâtiment devient ingouvernable, et quand il tombe dans le creux des lames, les vagues, en se brisant sur ses ponts, y causent souvent de sérieuses avaries, tandis que les mâts et les agrès sont mis à de sévères épreuves par la houle soudaine et violente à laquelle ils ont à résister. Le capitaine Truck connaissait tous ces dangers, et quand on l’avertit que son déjeuner était prêt, il ne quitta le pont qu’après avoir donné diverses instructions à M. Leach.

— Je n’aime pas les nouveaux haubans que nous axons cappelés à Londres, lui dit-il, car pendant cet ouragan ils ont allongé d’une telle manière, que tout l’effort se fera sentir sur l’ancien gréement. Veillez donc à ce que tout soit prêt pour les rider de nouveau dès que l’équipage aura déjeuné. Songez à éviter que le bâtiment tombe dans le creux des lames, et surveillez avec soin chaque vague qui paraît menacer de tomber sur nous.

Après avoir répété ces injonctions de différentes manières, avoir regardé quelque temps du côté du vent, et fixé ses yeux sur les voiles cinq ou six minutes, M. Truck descendit enfin pour aller prononcer son jugement sur le café de M. Saunders. Une fois sur son trône, au haut bout de la longue table, le digne capitaine, après avoir eu les attentions convenables pour ses passagers, ne songea plus qu’à satisfaire son appétit avec un zèle qui ne lui manquait jamais en pareille occasion. Il venait de boire une tasse de café qui avait valu une nouvelle mercuriale à Saunders, quand le bruit du battement des voiles annonça que le vent avait cessé tout à coup.

— Mauvaise nouvelle, dit le capitaine en écoutant les coups portés aux mâts par la toile ; je n’aime jamais à entendre un bâtiment battre des ailes quand il est sur une mer houleuse ; mais cela vaut encore mieux que le désert de Sahara. Ainsi donc, ma chère miss Effingham, je vous invite à prendre une tasse de ce café ; il est un peu meilleur que ces jours derniers, grâce à la crainte inspirée à M. Saunders par les orangs-outangs, comme il aura l’honneur de vous en informer si vous…

Une secousse violente et subite qui se fit sentir sur tout le bâtiment, fut suivie d’un bruit semblable à un coup de mousquet. Le capitaine Truck se leva, et se tint debout, une main appuyée sur la table, le corps penché ; et tous ses traits indiquant l’attente et l’inquiétude. Une secousse semblable à la première y succéda, et trois à quatre autres explosions se suivirent rapidement, comme si autant de gros câbles se fussent rompus. Un bruit de brisement de bois se fit entendre, et ensuite un craquement général comme si le ciel tombait sur le malheureux bâtiment. La plupart des passagers fermèrent les yeux, et quand ils les rouvrirent M. Truck avait disparu.

Il est à peine nécessaire de décrire la scène de confusion qui suivit. Ève fut très-effrayée, mais elle montra de la fermeté, quoique mademoiselle Viefville tremblât tellement qu’il fallut que M. Effingham la soutînt.

— Nous avons perdu nos mâts, dit John Effingham avec beaucoup de calme. C’est un accident qui ne sera probablement pas très-dangereux. Il pourra prolonger notre séjour d’un mois ou deux, mais cela nous fournira l’occasion de faire une connaissance plus intime les uns avec les autres ; et, en si bonne compagnie, nous ne pouvons trop nous en applaudir.

Ève jeta un regard suppliant sur son parent, car elle vit qu’en appuyant sur les mots « en si bonne compagnie, » il avait les yeux fixés sur M. Dodge et M. Lundi, pour lesquels elle connaissait sa répugnance invincible. Ce qu’il avait dit expliquait la catastrophe, et la plupart des passagers montèrent sur le pont pour s’assurer du fait.

John Effingham ne s’était pas trompé. Les nouveaux haubans, qui avaient tellement allongé pendant l’ouragan, avaient été cause que les anciens haubans avaient souffert une tension trop forte pendant le roulis terrible du bâtiment. Le hauban le plus exposé s’était rompu le premier ; trois ou quatre autres en avaient fait autant ; et, avant qu’on eût eu le temps de prendre aucune précaution, tout le reste avait parti de même, et le grand mât s’était brisé à un endroit où il y avait au centre un défaut qu’on voyait alors. Sa chute avait rompu le mât de misaine au ton et entraîné le petit mât de hune. En un mot, de toute la mâture et de toute la voilure du Montauk, il ne lui restait plus que le mât de misaine mutilé, sa vergue et sa voile ; tout le reste encombrait le pont, ou battait dans l’eau contre les flancs du paquebot.

Tous les traits du visage rubicond du capitaine Truck exprimèrent un instant la mortification et le dépit, au premier coup d’œil qu’il jeta sur les ruines que nous venons de décrire. Il parut alors avoir pris son parti sur cette calamité, et il ordonna à Toast de lui apporter du charbon pour allumer un cigare.

— Nous voici dans une catégorie, de par le diable, Leach, dit-il après avoir lâché une seule bouffée de fumée. Continuez, Monsieur, vous avez raison : coupez tout ce qui tient encore à quelque chose, et jetez tous ces débris à la mer, sans quoi ils défonceront le bâtiment. — J’ai toujours pensé que le marchand de Londres entre les mains duquel notre argent est tombé était un fripon ; et à présent j’en suis assez sûr pour en jurer. — Coupez, charpentier, coupez, et débarrassez-nous le plus tôt possible de tous ces bois qui sont à danser sur le pont. — Un excellent bâtiment, monsieur Lundi ! sans quoi il aurait fait sortir ces pompes de leurs emplantures et renversé la cuisine.

On ne fit aucune tentative pour sauver ces débris ; en cinq minutes, ils flottaient loin de l’arrière, et le bâtiment fut heureusement tiré de ce nouveau danger. M. Truck, malgré le sang-froid qu’il avait acquis, ne put s’empêcher de jeter un regard douloureux sur les tristes débris de ce qui faisait sa fierté quelques minutes auparavant, en voyant les mâts, les vergues, les traversins et les élongis des hunes s’élever sur le sommet des vagues ou tomber dans le creux des lames, comme des baleines bondissant dans la mer. Mais l’habitude est la philosophie du marin, et il ne se trouvait pas dans le caractère de M. Truck un trait plus respectable que cette force d’âme qui le mettait en état de supporter noblement une calamité qui avait été inévitable.

Le Montauk ressemblait alors à un arbre dépouillé de ses branches, et sa gloire était en grande partie éclipsée : son mât de misaine lui restait seul ; encore avait-il perdu sa partie supérieure, circonstance dont le capitaine Truck se plaignait plus que de tout le reste, parce que, disait-il, « elle détruisait la symétrie de ce mât, qui avait prouvé qu’il était solide au poste. » Mais ce qui était plus grave, c’est qu’elle rendait plus difficile, sinon impossible, de guinder un mât de hune de rechange sur l’avant. Comme le grand mât et le mât d’artimon étaient rompus très-près du pont, c’était le seul expédient facile qui restât. Une heure après cet accident, M. Truck annonça son intention d’avancer vers le sud autant qu’il le pourrait, afin de rencontrer les vents alisés et d’en profiter pour traverser l’Atlantique, à moins qu’il ne pût gagner les îles du cap Vert, où il pourrait peut-être se procurer de quoi réparer ses avaries.

— Tout ce que je demande à présent, ma chère miss Effingham, dit-il à Ève, qui était montée sur le pont pour voir cette scène de désolation, après que les débris eurent été jetés à la mer, — tout ce que je demande à présent, c’est que nous n’ayons plus de vent d’ouest pendant quinze jours ou trois semaines ; et en ce cas je promets de vous débarquer tous en Amérique assez à temps pour que vous mangiez à terre votre dîner de Noël. Je crois que sir George ne tuera pas beaucoup d’ours cette année sur les Montagnes Rocheuses ; mais il n’en restera qu’un plus grand nombre pour la suivante. Le bâtiment est dans une catégorie ; il faudrait être un impudent drôle pour le nier ; mais il y a des catégories plus fâcheuses dont on s’est tiré par de bons raisonnements. Rien que des voiles d’avant, ce n’est pas une voilure convenable pour s’éloigner d’une côte sous le vent ; mais j’espère encore ne pas avoir le malheur de voir les côtes d’Afrique.

— En sommes-nous bien loin ? demanda Ève, qui comprenait suffisamment le danger, dans la situation où ils se trouvaient, d’aborder à une terre inhabitée, où il était inutile de chercher un port. Je crois que j’aimerais mieux être dans le voisinage de toute autre côte que de celle d’Afrique.

— Surtout entre les Canaries et le cap Blanco, dit le capitaine avec un signe de tête expressif. Il y a certainement des pays plus hospitaliers ; car s’il faut en croire les relations qu’on en fait, les honnêtes gens qu’on rencontre sur cette côte ne trouvent pas plutôt un chrétien, qu’ils le mettent sur un chameau et lui font faire quelques centaines de milles au grand trot, sous un soleil ardent, sans autre nourriture qu’une espèce de haggis[1] qui ôterait l’appétit même à un Écossais.

— Et vous ne dites pas à quelle distance nous sommes de cette côte effrayante, capitaine ? s’écria mademoiselle Viefville.

— Vous le saurez dans dix minutes, car je vais faire une observation pour prendre la longitude ; il est un peu tard, mais on peut encore la calculer.

— Et nous pouvons compter sur la vérité de ce que vous nous direz ?

— Sur mon honneur, comme marin et comme homme.

Toutes deux se promenèrent en silence, pendant que le capitaine faisait ses observations pour prendre la hauteur du soleil. Quand il eut fini ses calculs, il revint près d’elles, les yeux lui roulant dans la tête, quoique conservant toujours un air de bonne humeur.

— Eh bien ! dit Ève, le résultat ?

— N’est pas aussi flatteur que je le voudrais. Nous sommes positivement à un degré de la côte. Mais comme le vent est tombé ou à peu près, nous pouvons espérer quelque autre brise qui nous éloignera de la terre. Et à présent que je vous ai parlé franchement, permettez-moi de vous prier de me garder le secret ; car si mes gens étaient informés du fait, ils ne rêveraient qu’aux Turcs, au lieu de songer à leur besogne.

Il ne fallait pas être un observateur très-profond, pour voir que le capitaine était loin d’être satisfait de la position dans laquelle se trouvait son bâtiment. Sans une seule voile de l’arrière, et presque sans aucun moyen d’en établir, il était inutile de songer à s’éloigner de la terre, surtout quand il fallait lutter contre les fortes vagues qui venaient encore du nord-ouest. Son projet était donc de toucher aux îles du Cap Vert ; avant d’y arriver, il rencontrerait certainement les vents alisés, et là il aurait quelque chance de pouvoir réparer ses avaries. Ses craintes auraient été beaucoup moindres si son bâtiment avait été d’un degré ou deux plus au sud, ou même d’un degré plus à l’ouest, parce que les vents qui dominent dans cette partie de l’océan viennent ordinairement du nord et de l’est ; mais il n’était pas facile de forcer un bâtiment à parcourir cette distance avec la misaine, seule voile régulière qui restât. Il est vrai qu’il avait à sa disposition quelques-uns des expédiens ordinaires des marins, et il y fit travailler tout son monde sur-le-champ ; mais comme ses principaux mâts s’étaient brisés près du pont, il devenait très-difficile de gréer des mâts de fortune.

Il fallait pourtant tenter quelque chose. On prépara donc les mâts de rechange, et l’on commença à prendre toutes les mesures nécessaires pour les mettre en place et les gréer aussi bien que les circonstances le permettaient. Dès que la mer devint plus calme et que le bâtiment eut moins de roulis, M. Leach réussit à placer sur l’avant une bonnette basse et une espèce de voile d’étai, et avec cette addition à la voilure le cap fut mis au sud avec un léger vent d’ouest. La mer était beaucoup moins houleuse vers midi ; mais un mille de vitesse par heure était bien peu de chose pour des gens qui avaient une si longue route à faire, et qui étaient si près d’une côte connue pour être inhospitalière, Le cri « une voile ! » qui se fit entendre de bonne heure dans l’après-midi, répandit donc une joie générale à bord du Montauk.

Ce bâtiment fut découvert au sud-est, et il suivait une ligne qui devait le conduire bien près de leur route. Cependant le vent était si léger que le capitaine Truck dit qu’il croyait qu’un ne pourrait lui parler avant la nuit :

— À moins qu’il n’ait été obligé de remonter la côte, dit-il, ce bâtiment, qui, avec ses voiles légères, semble avoir eu plus de bonheur que nous, doit être l’Écume. Tabac ou non, mari ou femme, le drôle nous tient maintenant, et toute notre consolation, c’est qu’à présent nous lui serons fort obligés s’il veut nous conduire à Portsmouth ; ou dans quelque autre port chrétien. Nous lui avons montré ce qu’un bâtiment à formes arrondies peut faire vent arrière ; maintenant, qu’il nous remorque au vent comme un généreux antagoniste. C’est ce que j’appelle Vattel, ma chère miss Effingham.

— S’il agit ainsi, il montrera certainement de la générosité, dit miss Effingham, et nous aurons à nous louer de son humanité, quoi que nous puissions penser de son obstination.

— Êtes-vous bien sûr que ce bâtiment soit la corvette, capitaine ? demanda Paul Blunt.

— Qui pourrait-ce être ? C’est bien assez que deux bâtiments soient affalés ici sur la côte d’Afrique, et nous savons que l’Anglais doit être quelque part sous le vent à nous ; j’avouerai pourtant que je l’aurais cru beaucoup plus loin, s’il n’est déjà au milieu des mahométans, réduisant son corps au poids d’une plume, comme le capitaine Riley, qui revint n’ayant que la peau et les os, après avoir traversé le désert.

— Je ne crois pas que ces perroquets offrent la symétrie de ceux d’un bâtiment de guerre.

Le capitaine Truck regarda vivement le jeune homme, comme on regarde un critique judicieux, et il examina ensuite un instant le bâtiment dont ils parlaient.

— Vous avez raison, Monsieur, et j’ai reçu une leçon dans mon métier, d’un homme qui est assez jeune pour être mon fils. Il est évident que ce bâtiment n’est pas un croiseur ; c’est sans doute un bâtiment marchand, qui, de même que nous, a été poussé ici par le vent.

— Et je suis sûr, capitaine, dit sir George Templemore, que nous devons nous réjouir de ce qu’il a échappé comme nous au naufrage. Quant à moi, j’ai une pitié sincère pour les malheureux qui sont ou qui étaient à bord de l’Écume, et je voudrais presque être catholique afin de pouvoir faire dire des messes pour eux.

— Vous vous êtes montré bon chrétien dans toute cette affaire, sir George, et je n’oublierai pas vos offres libérales de payer tous les frais de mouillage dans un port, plutôt que de nous laisser tomber dans la mâchoire des Philistins. Nous avons été plus d’une fois dans une catégorie avec le coursier à pieds légers qui était dans nos eaux, et personne n’a montré un désir plus cordial que vous de nous voir nous en tirer.

— Je prends toujours intérêt au bâtiment à bord duquel je m’embarque, répondit le baronnet, qui n’était pas fâché d’entendre faire si ouvertement l’éloge de sa libéralité. J’aurais volontiers donné mille guinées pour éviter que nous fussions pris ; je crois que c’est le véritable esprit d’un chasseur.

— Ou d’un amiral, mon cher Monsieur. — Pour vous parler franchement, sir George, dans le premier moment où j’ai eu l’honneur de faire connaissance avec vous, je ne vous rendais pas tout à fait justice. Il y avait en vous une sorte d’attention anglaises des babioles, une sorte d’affectation dans votre début, comme dit M. Dodge, qui me portaient à douter que vous eussiez l’âme et le cœur que je vois à présent que vous possédez.

— Oh ! j’aime certainement mes aises, dit sir George en riant.

— En ce cas, tout ce qui me surprend, c’est que vous ne fumiez pas. — M. Dodge, votre compagnon de chambre que voilà, me dit que vous avez trente-six paires de pantalons !

— Oui, c’est la vérité. On aime à se présenter en pays étranger décemment vêtu.

— Eh bien ! si notre destin nous faisait voyager dans le désert, vous auriez de quoi équiper tout un harem.

— Je voudrais, capitaine, que vous me tissiez le plaisir d’entrer dans notre chambre un de ces matins. J’ai plusieurs choses curieuses que je serais charmé de vous faire voir — un assortiment de rasoirs, une toilette portative — et plusieurs autres objets. M. Dodge a vu une grande partie de mes curiosités, et il vous dira qu’il y en a quelques-unes qui méritent réellement un moment d’examen.

— Oui, capitaine, dit M. Dodge ; — car cette conversation était un aparté à eux trois. M. Leach veillait à ce que le service se fît exactement sur tout le bâtiment ; et l’habitude avait donné à M. Truck la faculté de tenir tout son monde occupé pendant qu’il s’entretenait avec ses passagers. — Oui, capitaine ; et je dois dire que je n’ai jamais connu personne qui fût mieux nanti de tout ce qui peut être nécessaire, que mon ami sir George. Mais les Anglais ont du goût pour les curiosités, et j’avoue que j’admire leur industrie.

— Particulièrement pour les pantalons, monsieur Dodge ? — Et avez-vous des habits qui y soient assortis, sir George ?

— Certainement, capitaine, on ferait une figure assez ridicule en manches de chemise. — Je voudrais que nous pussions rendre M. Dodge un peu moins républicain : je le trouve un compagnon de chambre fort agréable ; mais il est presque insupportable quand il s’agit de rois et de princes.

— Vous tenez pour le peuple, pour la vieille catégorie, monsieur Dodge ?

— Sur ce sujet, sir George et moi nous ne serons jamais d’accord ; mais je lui ai dit que nous ne l’en traiterons pas plus mal pour cela quand il se trouvera parmi nous. Il m’a promis de venir voir notre comté ; je lui ai donné ma parole d’honneur qu’il y serait bien accueilli, et je crois que je connais toute l’étendue d’une parole d’honneur.

— J’ai appris, dit le baronnet, que M. Dodge est éditeur d’un journal dans lequel il amuse ses lecteurs du récit de ses aventures et de ses observations pendant son voyage. N’est-il pas intitulé le Furet Actif, monsieur Dodge ?

— C’est le nom qu’il porte à présent, sir George. Mais quand nous soutenions le parti de M. Adams, on l’appelait l’Actif Furet.

— Une distinction sans différence, c’est ce que j’aime, dit le capitaine. Voici la seconde fois que j’ai l’honneur d’avoir M. Dodge sur mon bord, et je puis assurer que jamais furet plus actif n’a appuyé le pied sur les planches d’un bâtiment, quoique je ne susse pas quel usage il faisait de tout ce qu’il apprenait. À présent, je vois que c’est son métier.

— M. Dodge prétend appartenir à une profession, capitaine, et être au-dessus de tout métier. Il m’a dit que bien des choses qui se sont passées à bord de ce bâtiment depuis le moment où nous avons mis à la voile feront d’excellents articles de journal quand nous serons arrivés.

— Du diable ! je voudrais particulièrement savoir, monsieur Dodge, ce que vous trouverez à dire de la catégorie dans laquelle le Montauk est placé en ce moment.

— Oh ! capitaine ; ne craignez rien quand il s’agit de vous. Vous savez que je suis votre ami, et d’ailleurs vous n’avez rien à appréhender. Mais je n’en dirais pas autant de tous les passagers, car il en est pour qui j’ai une antipathie décidée, et dont la conduite a encouru ma complète désapprobation.

— Et vous avez dessein d’en parler dans vos articles ?

M. Dodge se redressa avec l’air d’orgueil d’un homme sans éducation, qui non-seulement s’imagine posséder un pouvoir qui fait trembler les autres, mais est assez aveugle sur ses propres qualités pour se figurer que son opinion est d’une grande importance pour ceux que son envie le force à reconnaître comme lui étant infiniment supérieurs. Il n’osa pourtant se livrer à toute sa méchanceté, mais il lui fut impossible de la cacher entièrement.

— Ces Effingham, ce M. Sharp, ce M. Blunt, murmura-t-il, croient qu’ils valent mieux que tous les autres ; mais nous verrons. L’Amérique n’est pas un pays où les gens puissent s’enfermer dans leur chambre et s’imaginer qu’ils sont des lords et de grandes dames.

— Sur mon âme ! s’écria le capitaine en affectant un ton de simplicité, comment avez-vous découvert cela, monsieur Dodge ? — Quelle belle chose, sir George ; d’être un furet actif !

— Oh ! je vois fort bien quand un homme est tout gonflé de l’idée de son importance. Quant à M. John Effingham, il a passé tant de temps à l’étranger, qu’il a oublié qu’il retourne dans un pays ou tous les hommes sont égaux en droits.

— Très-vrai, monsieur Dodge ; dans un pays où un homme ne peut s’enfermer dans sa chambre quand l’envie lui en prend. C’est là le vrai moyen de faire une grande nation, sir George ; et vous voyez que la fille deviendra probablement digne de la mère. — Mais, mon cher monsieur Dodge, êtes-vous sûr que M. John Effingham ait réellement une si haute idée de lui-même ? il serait fort désagréable de faire une bévue dans une affaire si sérieuse. Vous devriez vous rappeler la méprise d’un Irlandais.

— Quelle est cette méprise ? demanda le baronnet, complètement dupe de la gravité imperturbable du capitaine, dont on pourrait dire que le caractère s’était formé par une longue habitude de traiter avec un froid mépris tous les faibles de ses semblables. — Nous entendons d’excellentes choses dans notre club ; mais je ne me souviens pas de la méprise de l’Irlandais.

— Il prit tout simplement le tintement de son oreille pour quelque bruit inexplicable qui devait incommoder ses compagnons.

M. Dodge se sentit mal à l’aise, car il n’y a personne qu’un homme d’un esprit grossier redoute plus qu’un railleur qui conserve toujours son sang-froid en vous immolant sans scrupule. Il secoua la tête d’un air menaçant, et, prétextant quelque affaire, il descendit sous le pont et laissa le baronnet et le capitaine tête à tête.

— M. Dodge est un ami opiniâtre de la liberté, dit le premier quand son compagnon de chambre ne put plus l’entendre.

— Sans doute, et vous avez sa propre parole pour le croire. Il ne veut pas qu’il soit permis à un homme de faire ce que bon lui semble. Nous avons une foule de ces furets actifs en Amérique, et peu m’importe combien vous en abattrez à coups de pistolet avant que vous alliez à la chasse des ours, sir George.

— Mais vous devez convenir, capitaine, que les Effingham auraient des manières plus gracieuses s’ils s’enfermaient moins dans leur chambre, et qu’ils nous admissent un peu plus souvent dans leur compagnie. Je pense à cet égard comme M. Dodge ; ce système exclusif est excessivement odieux.

— Il y a parmi les passagers de l’avant, sir George, un pauvre diable à qui j’ai donné un morceau de toile pour réparer une avarie à sa grande voile, et qui dirait la même chose s’il entendait parler de vos trente-six pantalons. — Prenez un cigare, mon cher Monsieur, et fumez pour bannir le chagrin.

— Je vous remercie, capitaine, je ne fume jamais. Personne ne fume dans notre club, quoique quelques-uns de nous aillent quelquefois au divan, pour essayer un chibouk[2].

— Nous ne pouvons tous avoir une chambre à nous seuls, sir George, sans quoi personne ne voudrait en avoir une en commun. Si les Effingham aiment leur appartement, je crois honnêtement que c’est pour une excellente raison, qui est que c’est le meilleur du bâtiment.

— S’il s’en trouvait un plus commode, je vous garantis qu’ils seraient prêts à en changer. Je suppose que, lorsque nous serons arrivés, M. Dodge vous honorera d’un article dans le Furet Actif.

— Pour dire la vérité, il me l’a donné à entendre.

— Et pourquoi non ? on pourrait faire un article très-instructif sur les trente-six pantalons, l’assortiment de rasoirs et la toilette portative, sans parler des Montagnes Rocheuses et des ours.

Sir George commença aussi à se trouver mal à l’aise, et après quelques remarques insignifiantes sur l’accident qui venait d’arriver, il disparut à son tour.

Le capitaine Truck, qui ne souriait jamais que du coin de l’œil gauche, se détourna et se mit à gourmander son monde, et à faire


4 Pipe turque. une ou deux mercuriales à Saunders, avec la même insouciance que s’il eût cru fermement à l’infaillibilité d’un journal et qu’il eût eu particulièrement un profond respect pour l’éditeur du Furet Actif.

Ce qu’il avait dit du bâtiment qu’on avait en vue se trouva vrai. Vers neuf heures du soir, il arriva à portée d’être hélé, et mit son grand hunier sur le mât. C’était un bâtiment de transport américain, revenant sur son lest de l’escadre qui était dans la Méditerranée, et retournant de Gibraltar à New-York. Il avait rencontré l’ouragan à l’ouest de Madère, et après y avoir résisté le plus longtemps possible, il avait aussi été obligé de fuir vent arrière. D’après le rapport des officiers, l’Écume avait été portée beaucoup plus près de la côte, et ils croyaient qu’elle avait fait naufrage. Ils n’avaient échappé eux-mêmes à ce danger que parce que la force de l’ouragan avait diminué, car ils avaient été en vue de la terre ; mais le bâtiment n’ayant souffert aucune avarie, ils avaient pu regagner le large assez à temps.

Heureusement ce bâtiment avait pour lest de l’eau fraîche, et le capitaine Truck passa la nuit à négocier le transport sur ce bord de ses passagers, dans la crainte que la longueur de son voyage ne l’exposât à manquer des vivres avant d’arriver en Amérique. Dans la matinée, il offrit à tous ses passagers de les mettre à bord du transport. Tous ceux de l’avant et la plupart de ceux de l’arrière acceptèrent volontiers la proposition, et profitèrent avec plaisir de cette occasion d’échanger un bâtiment démâté contre un autre qui du moins avait conservé tous ses agrès. On y fit passer avec eux les provisions nécessaires, et le lendemain à midi le transport mit à la voile au plus près du vent, la mer étant assez calme et la brise encore de l’avant. Au bout de trois heures, il était hors de vue au nord-ouest, tandis que le Montauk continuait à s’avancer lentement vers le sud, dans la double vue de rencontrer les vents alisés, ou de toucher à l’une des îles du Cap Vert.


  1. Ragoût écossais, composé de cœur, de foie et de poumons de mouton, le tout haché avec des oignons, et formant une sorte de grosse andouille.
  2. Pile turque.