Le Paquebot américain/Chapitre XIII

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 15p. 136-146).


CHAPITRE XIII.


Il y a deux choses dans ma destinée : — un monde à parcourir, et rester avec toi.
Byron.



Ève Effingham dormit peu. Quoique le mouvement du bâtiment eût été beaucoup plus fort et plus désagréable quand il avait eu à lutter contre le vent debout, dans aucune autre occasion il n’y avait eu tant de signes du choc violent des éléments que pendant cet ouragan. Étendue sur sa couchette, elle avait l’oreille à un pied des vagues mugissantes, et tous ses membres tremblaient involontairement en entendant leur bouillonnement, comme si elles se fussent déjà frayé un passage à travers les coutures du bâtiment et qu’elles commençassent à le remplir. Elle fut longtemps sans pouvoir dormir, et resta deux heures les yeux fermés, écoutant avec effroi le bruit de la lutte terrible qui avait lieu sur l’Océan. La nuit n’avait pas sa tranquillité ordinaire, car le rugissement des vents était perpétuel, quoique le bruit en fût amorti par les ponts et les côtés du bâtiment ; mais de temps en temps une porte s’ouvrait, et laissait en quelque sorte entrer toute cette scène dans la grande chambre. Dans ces instants, chaque son était distinct, imposant et effrayant, et la voix de l’officier de quart qui donnait des ordres, semblait un cri précurseur du danger sortant des profondeurs de l’Océan.

Enfin, fatiguée par ses craintes mêmes, Éve tomba dans un sommeil agité, pendant lequel ses facultés engourdies étaient encore sur le qui-vive, et ses oreilles ne cessèrent pas un instant d’entendre le tumulte menaçant de la tempête. Vers minuit la clarté d’une chandelle frappa ses yeux, et elle s’éveilla sur-le-champ. En se soulevant sur son lit, elle vit Nanny Sidley qui avait si longtemps veillé sur son enfance, debout à côté d’elle, et la regardant avec inquiétude.

— Quelle nuit terrible, miss Ève ! lui dit à demi-voix la bonne femme épouvantée ; je n’ai pu dormir un seul instant, tant j’ai pensé à vous et à tout ce qui peut nous arriver sur ces eaux redoutables !

— Et pourquoi particulièrement à moi, ma bonne Nanny ? dit Ève en la regardant avec un sourire aussi doux que celui de l’enfant qui sourit dans ses moments de tendresse et de plaisir ; pourquoi tant songer à moi ? N’y a-t-il pas d’autres personnes qui méritent aussi que vous pensiez à elles ? — mon excellent père, — mademoiselle Viefville, — mon cousin John, vous-même, — et… — ici la couleur vermeille de ses joues prit une teinte plus foncée ; quoiqu’elle n’eût pu dire pourquoi, — et tant d’autres à bord de ce paquebot, à qui, bonne comme vous l’êtes, vous auriez pu penser quand votre esprit vous suggéra des craintes, et votre religion des prières ?

— Oui, sans doute, miss Ève, il y a sur ce bâtiment bien des âmes précieuses, et personne ne désire plus que moi de voir tout le monde débarquer en sûreté à terre ; mais il me semble qu’il ne s’y trouve personne qui soit aimé autant que vous l’êtes.

Ève se pencha en avant d’un air enjoué, et tirant à elle sa vieille bonne, elle lui embrassa les deux joues, et, les yeux brillants, appuya sa tête sur la poitrine qui lui avait si souvent servi d’oreiller dans son enfance. Après avoir passé une minute dans cette attitude d’affection, elle se releva, et lui demanda si elle avait été sur le pont.

— J’y vais toutes les demi-heures, ma chère enfant, car je crois qu’il est de mon devoir de veiller à votre sûreté comme lorsque vous étiez dans votre berceau et que j’étais seule chargée de ce soin. Je ne crois pas que votre père ait beaucoup dormi cette nuit, et plusieurs des autres passagers restent dans leur chambre sans s’être déshabillés. Chaque fois qu’ils me voient passer devant leur porte, ils me demandent comment vous vous trouvez pendant cette tempête.

Le teint d’Ève prit une couleur plus vive, et Nanny pensa qu’elle n’avait jamais vu sa chère enfant plus belle qu’en ce moment. Ses longs cheveux blonds s’étaient échappés de son bonnet, tombaient en boucles sur ses joues, et rendaient ses yeux, toujours pleins de sensibilité, plus brillants et plus doux que jamais.

— Ils cachent l’inquiétude qu’ils ont pour eux-mêmes sous une affectation d’intérêt pour moi, dit Ève avec embarras, et votre affection vous rend dupe de cet artifice.

— Cela est possible, car je ne connais pas bien les manières du monde ; mais n’est-il pas effrayant de se trouver sur un bâtiment, si loin de la terre, et porté sur l’eau avec la même vitesse qu’un cheval lancé au galop ?

— Le danger n’est peut-être pas exactement de cette nature, ma bonne Nanny.

— L’Océan n’a-t-il pas de fond, miss Ève ? J’ai entendu soutenir que la mer n’en a pas ; et cela rendrait le danger beaucoup plus grand. Si j’étais bien sûre qu’elle ne fût pas très-profonde, et qu’on trouvait çà et là quelque rocher, elle ne me ferait pas tant de peur.

Ève rit d’aussi bon cœur qu’un enfant, et le contraste entre la douce simplicité de ses traits, son air de jeunesse et d’intelligence, et les manières de la vieille Nanny qui annonçaient qu’elle ne savait que ce que la nature lui avait appris, formait un de ces tableaux qui mettent au grand jour la supériorité de l’esprit sur toute autre chose.

— Vos idées de sûreté, ma chère Nanny, lui dit-elle, ne sont pas précisément celles d’un marin, car je crois qu’il n’y a rien qu’ils redoutent plus que les rochers et le fond de la mer.

— Alors je serais un pauvre marin ; car, suivant moi, nous ne pourrions avoir de plus grandes consolations dans une pareille tempête, que de voir tout autour de nous des rochers pour nous y sauver en cas d’accident. — Croyez-vous qu’il soit vrai, comme on le dit, que le fond de la mer, si elle a véritablement un fond, soit pavé des ossements blanchis des marins naufragés ?

— Je ne doute pas, ma chère Nanny, que ce vaste abîme ne pût révéler bien des secrets redoutables ; mais vous devriez moins songer à de pareilles choses, et penser davantage à cette providence miséricordieuse qui nous a mis à l’abri de tant de dangers pendant tous nos voyages. Je vous ai vu dans de plus grands périls que ceux auxquels vous êtes maintenant exposée, et vous y avez échappé.

— Moi, miss Ève ! — supposez-vous que je craigne pour moi-même ? — Qu’importe qu’une pauvre vieille femme comme moi meure quelques années plus tôt ou plus tard ! J’ai été trop peu de chose pendant toute ma vie pour m’inquiéter de ce que deviendra le peu qui restera de moi, quand le moment où je dois retourner en poussière sera arrivé. Je vous supplie, miss Effingham, de ne pas me supposer assez égoïste pour avoir en cette nuit des inquiétudes pour moi-même.

— C’est donc pour moi seule, à votre ordinaire, que vous êtes inquiète, ma chère et bonne Nanny ? Tranquillisez-vous ; ceux qui s’y connaissent mieux que nous ne montrent aucune alarme, et vous pouvez remarquer que le capitaine dort cette nuit aussi tranquillement que qui que ce soit.

— Mais c’est un homme endurci aux fatigues et accoutumé aux dangers. Il n’a ni femme ni enfants, et je réponds qu’il n’a jamais donné une pensée à l’horreur de voir une créature humaine aussi précieuse que vous engloutie dans les cavernes de l’Océan, au milieu des poissons et des monstres marins affamés.

La pauvre Nanny Sidley ne put résister à une telle idée ; elle entoura de ses bras sa jeune maîtresse, et se mit à sangloter. Ève, accoutumée à de pareilles démonstrations de tendresse, chercha à la calmer en lui prodiguant de son côté des marques d’affection ; elle y réussit enfin, et Nanny put continuer l’entretien avec plus de tranquillité. Elles parlèrent d’abord de la confiance qu’on doit mettre en Dieu ; Ève rendant avec usure à son ancienne bonne, avec tous les avantages d’une intelligence cultivée, les simples leçons de foi et d’humilité qu’elle en avait reçues dans son enfance, et celle-ci écoutant, comme elle le faisait toujours, avec un amour et une affection que nul autre n’aurait pu obtenir d’elle, ces exhortations, qui ne semblaient à ses oreilles attentives que l’écho de ses propres pensées. Ève passa sa petite main blanche sur la joue ridée de Nanny, caresse qu’elle lui avait faite mille fois quand elle était enfant, et dont elle savait que la bonne femme était enchantée.

— Et maintenant, ma bonne Nanny, continua-t-elle, je suis sûre que vous allez avoir l’esprit en repos : car, quoique vous soyez un peu trop sujette à vous inquiéter pour une personne qui ne mérite pas la moitié de cette inquiétude, vous êtes trop sensée pour conserver des craintes sans raison. Nous causerons un instant de quelque autre chose, et vous irez vous coucher et reposer vos membres fatigués.

— Fatigués ! Veiller ne me fatigue jamais quand je crois que j’ai de bonnes raisons pour le faire.

Quoique Nanny n’eût pas expliqué quelles étaient ces bonnes raisons, Ève comprit fort bien de quoi et de qui elle voulait parler ; et tirant à elle la bonne femme, elle l’embrassa de nouveau sur chaque joue.

— Ces bâtiments, Nanny, peuvent fournir d’autres sujets de conversations que les dangers qu’on y peut courir. Ne trouvez-vous pas singulier qu’un bâtiment de guerre soit chargé de nous poursuivre sur l’Océan d’une manière si extraordinaire ?

— Certainement, miss Ève ; j’avais dessein de vous en parler quand vous n’auriez rien de mieux à faire. C’était peut-être une folle pensée ; mais il m’est d’abord venu à l’esprit que quelqu’un des grands lords et amiraux anglais qui venaient si souvent nous voir à Paris, à Rome et à Vienne, avait chargé ce bâtiment de vous escorter jusqu’en Amérique pour veiller à votre sûreté ; car je n’ai jamais pu supposer qu’on prendrait tant d’embarras pour deux pauvres fugitifs comme ce Davis et sa femme.

Ève ne put s’empêcher de rire de cette idée de Nanny, car elle avait encore toute la gaieté folâtre de l’enfance, quoique l’éducation et le savoir-vivre continssent cette gaieté dans de justes bornes ; et elle passa de nouveau la main avec affection sur la joue de la bonne femme.

— Ces grands lords et ces amiraux, ma chère Nanny ne sont pas encore assez grands pour cela, quand même ils auraient eu une idée aussi folle. Mais n’avez-vous pas eu occasion de remarquer quelque autre circonstance curieuse sur ce bâtiment ?

Nanny regarda Ève, en détourna ses yeux, lui jeta un regard à la dérobée, et se trouva enfin obligée de lui répondre.

— Je cherche à bien penser de tout le monde, miss Ève, mais d’étranges idées se présentent quelquefois à nous, sans que nous le voulions. Je crois savoir à quoi vous faites allusion, mais je ne sais s’il me convient d’en parler.

— Avec moi du moins vous n’avez pas besoin de réserve, et je voudrais savoir si nous pensons de même relativement à quelques-uns de nos compagnons de voyage. Parlez donc librement, et faites-moi connaître toutes vos pensées aussi franchement que si j’étais votre propre fille.

— Pas tout à fait, miss Ève ; pas la moitié autant ; car vous êtes en même temps mon enfant et ma maîtresse, et je suis plus faite pour recevoir de vous des avis que pour vous en donner. J’avoue qu’il me paraît singulier que des hommes ne portent pas les noms qui leur appartiennent, et j’ai eu à cet égard des idées désagréables, quoique je n’aie pas cru qu’il me convînt d’être la première à vous en parler, quand vous avez avec vous votre père, Mamerzelle, — c’était ainsi que Nanny appelait toujours la gouvernante, — et M. John, qui vous aiment tous presque autant que moi, et qui sont bien plus en état de juger de ce qui est convenable ou non. Mais puisque vous m’encouragez à vous ouvrir mon cœur, je vous dirai que je voudrais ne voir près de vous personne qui ne portât son cœur tout ouvert dans sa main, de manière que le plus jeune enfant pût connaître son caractère et comprendre les motifs de sa conduite.

Ève sourit en voyant la bonne femme s’échauffer, mais elle rougit en dépit de l’effort qu’elle fit pour prendre un air d’indifférence.

— Ce serait un souhait bien inutile, Nanny, au milieu de la compagnie mélangée qui se trouve à bord d’un bâtiment ; on ne peut pas s’attendre à voir des étrangers se dépouiller de toute réserve dès le premier moment qu’ils se trouvent ensemble. Les gens prudents et circonspects ne s’en tiennent que plus sur leurs gardes en pareilles circonstances.

— Des étrangers, miss Effingham !

— Je vois que vous vous rappelez les traits d’un de nos compagnons de voyages. — Pourquoi secouez-vous la tête ? demanda Ève, tandis que de nouvelles couleurs animaient encore ses charmantes joues. Je suppose que j’aurais dû dire deux de nos compagnons de voyage, quoique je doutasse que vous eussiez conservé quelque souvenir de l’un d’eux.

— Dès qu’un homme vous a parlé deux fois, miss Ève, je n’oublie jamais ses traits.

— Je vous remercie, ma chère Nanny, de cette preuve, jointe à mille autres, de l’intérêt constant que vous prenez à moi ; mais je ne vous avais pas crue assez vigilante pour faire une telle attention aux traits de ceux qui s’approchent de moi par hasard.

— Ah ! miss Ève ! je suis sûre, que ni l’un ni l’autre n’aimerait à vous entendre parler de lui avec ce ton d’insouciance. Ils ont fait tous deux beaucoup plus que s’approcher de vous par hasard, car quant à…

— Chut ! nous sommes à portée de bien des oreilles, et l’on pourrait vous entendre. Ne prononcez donc le nom de personne. Je crois que nous pourrons nous entendre sans entrer dans tous ces détails. Je voudrais savoir lequel de ces deux jeunes gens a fait impression la plus favorable sur votre esprit droit et candide.

— Qu’est-ce que mon jugement, miss Ève, en comparaison du vôtre, de celui de M. John Effingham, et de…

— Mon cousin John ! Au nom du ciel, qu’a-t-il de commun avec ce dont nous parlons ?

— Rien du tout. Je puis voir seulement qu’il a ses favoris aussi bien qu’un autre, et je réponds que M. Dodge n’est pas du nombre.

— Je crois que vous pourriez ajouter aussi sir George Templemore, dit Ève en souriant.

Nanny Sidley regarda sa jeune maîtresse entre deux yeux, et sourit à son tour avant de lui répondre. Elle continua ensuite la conversation aussi naturellement que si elle n’eût pas été interrompue.

— Rien n’est plus probable, miss Ève ; et M. Lundi et beaucoup d’autres de cette trempe. Mais vous voyez comme il découvre promptement un homme comme il faut ; car il cause sans façon et d’un ton amical avec M. Sharp et M. Blunt, surtout avec ce dernier.

Ève garda le silence, car elle n’aimait pas que ces mots fussent prononcés si ouvertement, quoiqu’elle sût à peine pourquoi.

— Mon cousin est un homme du monde, dit-elle enfin en s’apercevant que Nanny la regardait avec une sorte d’inquiétude comme si elle eût craint d’avoir été trop loin, et il n’est pas étonnant qu’il ait reconnu en eux des hommes de la même classe que lui. Nous savons toutes deux que ces jeunes gens ne sont pas tout à fait ce qu’ils paraissent être, et je crois que, nous n’avons rien à leur reprocher, si ce n’est ce ridicule changement de nom. Il aurait mieux valu qu’ils fussent venus à bord sous leur nom véritable ; ils auraient du moins montré plus de respect pour nous, quoiqu’ils assurent tous deux qu’ils ignoraient que mon père retournât en Amérique, sur le Montauk ; circonstance qui peut être vraie, car vous savez que nous avons eu des chambres qui avaient d’abord été retenues par d’autres.

— Je serais bien fâchée que l’un ou l’autre eût manqué au respect qu’ils vous doivent.

— Il n’est pas très-flatteur pour une jeune personne de se trouver involontairement obligée de garder les secrets de deux jeunes gens ; voilà tout, ma bonne Nanny. Nous ne pouvons honnêtement les trahir, et par conséquent nous sommes leurs confidentes forcées. Le plus amusant de cette affaire, c’est qu’ils connaissent, du moins en partie, le secret l’un de l’autre, ce qui leur donne en cent occasions un air gauche qui a quelque chose de délicieux. Quant à moi, je n’ai aucune pitié d’eux, car je crois qu’ils sont punis comme ils le méritent. Ils seront bien heureux si leurs domestiques ne les trahissent pas avant que nous arrivions à New-York.

— Oh ! il n’y a rien à craindre à cet égard : ce sont des hommes discrets et circonspects ; et s’ils avaient été disposés à jaser, M. Dodge leur en aurait déjà fourni bien des occasions. Je crois qu’il leur a fait autant de questions qu’il y en a dans le catéchisme.

M. Dodge est un homme qui a le ton et les manières les plus communes.

— C’est ce que nous disons tous dans la chambre des domestiques, et chacun y est tellement prononcé contre lui qu’il y a peu d’apparence qu’il apprenne quelque chose par ce moyen. J’espère, miss Ève, que Mamerzelle ne soupçonne aucun de ces deux jeunes gens ?

— Vous ne pouvez croire mademoiselle Viefville capable d’indiscrétion, Nanny ; il n’existe personne qui ait un meilleur cœur et un meilleur ton.

— Ce n’est pas cela, miss Ève ; c’est que je voudrais avoir avec vous un secret de plus qui fût à moi seule. J’honore et je respecte Mamerzelle, qui a fait pour vous mille fois plus que n’aurait pu faire une pauvre femme ignorante comme moi, avec tout mon zèle : mais je crois que j’aime le ruban de vos souliers plus qu’elle n’aime votre âme aussi bonne que belle.

— Mademoiselle Viefville est une excellente femme, et je crois qu’elle m’est sincèrement attachée.

— Ce serait une misérable sans cela. Je ne nie pas son attachement, je dis seulement que son attachement n’est rien, ne doit, ne peut rien être ; auprès de celui d’une femme qui vous a reçue la première entre ses bras, et qui vous a toujours portée dans son cœur. Mamerzelle peut dormir par une pareille nuit, et je suis sûre qu’elle ne le pourrait pas, si elle prenait à vous autant d’intérêt que moi.

Ève savait que le faible de Nanny était la jalousie que lui inspirait mademoiselle Viefville. Tirant la bonne femme à elle, elle lui passa ses bras autour du cou, et dit qu’elle se sentait besoin de dormir. Accoutumée à veiller ; et réellement hors d’état de dormir par suite de ses craintes, Nanny passa une heure de bonheur véritable, la tête de sa chère enfant appuyée sur sa poitrine. Enfin, quand elle la vit bien endormie, elle descendit dans sa petite chambre, se jeta sur son lit sans se déshabiller, et passa quelques heures dans un sommeil souvent interrompu par ses inquiétudes.

Un grand cri poussé sur le pont éveilla dans leurs chambres, le lendemain matin, tous ceux des passagers qui dormaient. Ce fut un moment d’agitation générale. Tout le monde monta à la hâte sur le pont : Ève et sa gouvernante y arrivèrent les dernières, et cependant dix minutes ne s’étaient pas écoulées quand elles entrèrent dans le rouffle. On fit peu de questions ; chacun était accouru par suite de l’inquiétude causée par l’ouragan, et avec la crainte de quelque nouveau danger positif et prochain.

Ils ne virent pourtant rien d’abord qui parût justifier l’appréhension générale. L’ouragan continuait, sans avoir rien perdu de sa violence ; l’Océan roulait ses vagues comme autant de cataractes, avec lesquelles le Montauk semblait lutter de vitesse sous sa misaine dont tous les ris étaient pris. C’était la seule qui fût établie ; et cependant le bâtiment volait à travers les lames furieuses, ou plutôt de compagnie avec elles, à raison de dix milles par heure, ou peu s’en fallait. Le capitaine Truck était dans les haubans de misaine, la tête nue, les mèches de ses cheveux poussées en avant par le vent et flottant comme un guidon. De temps en temps, il faisait un signe à l’homme qui était à la roue, pour lui indiquer comment il devait mettre la barre ; car au lieu de passer la nuit à dormir, comme bien des gens l’avaient supposé, il avait gouverné le bâtiment depuis plusieurs heures dans la situation où il était alors. Lorsque Ève arriva, il dirigeait l’attention de quelques passagers vers un objet qui était en arrière ; mais peu d’instants suffirent pour que tous ceux qui étaient sur le pont vissent de quoi il s’agissait.

À la distance d’environ une encâblure, et par une des hanches du Montauk, était un bâtiment courant de même vent arrière ; mais il portait plus de voiles, et par conséquent il allait plus vite. L’apparition soudaine de ce bâtiment dans le crépuscule du matin, quand il aurait fallu la clarté du jour pour voir distinctement les objets ; sa membrure noire, qui n’était variée que par une bande étroite peinte en blanc, et coupée par des sabords ; le brillant de ses bastingages, la légèreté de sa mature, l’élégance de ses formes, sa grâce sur l’eau, l’ensemble du gréement, annonçaient à tous ceux qui avaient quelques connaissances en marine que c’était un bâtiment de guerre ; et le capitaine Truck ajouta que c’était celui qui les poursuivait depuis si longtemps, l’Écume.

— Il est à batterie barbette, continua-t-il, et il est obligé de porter plus de voiles que nous pour se tenir à l’abri des vagues ; car, si une de ces grosses lames l’atteignait et jetait sa cime sur le pont, il serait comme un homme qui a bu un coup de trop le samedi soir, et il ne faudrait qu’une seconde dose pour régler tous ses comptes.

Telle était dans le fait l’histoire de l’apparition soudaine de la corvette. Elle s’était maintenue à la cape le plus longtemps possible, et se trouvant forcée de faire vent arrière, elle portait son grand hunier aux bas ris, ce qui lui donnait un avantage sur le paquebot d’environ deux nœuds par heure. Suivant nécessairement la même route, elle était sur le point de l’atteindre quand le jour commença à poindre. Le cri qu’on avait entendu s’était élevé à l’instant où on l’avait aperçue, et le moment était arrivé où elle allait se trouver par le travers du Montauk. Le passage de l’Écume, dans de telles circonstances, était un spectacle imposant et même effrayant. On voyait aussi son capitaine dans les haubans du mât d’artimon de son bâtiment, bercé par les vagues énormes sur lesquelles il voguait. Il tenait en main un porte-voix comme s’il n’eût songé qu’à son devoir, même au milieu de la lutte terrible des éléments. Le capitaine Truck demanda le sien, et craignant les suites d’un choc, il en fit signe à l’autre de se tenir plus au large. Ou ce signe fut mal compris, le capitaine anglais étant trop occupé de sa besogne pour songer à autre chose ; ou la mer était trop irrésistible pour qu’il pût s’y conformer, la corvette arrivant par le travers du paquebot, et étant à une proximité effrayante. L’Anglais approcha, le porte-voix de sa bouche, et l’on entendit quelques mots au milieu des sifflements du vent. Le pavillon de la vieille Angleterre, avec sa croix de Saint-George sur un fond blanc, s’élevait alors au-dessus des lisses ; et avant qu’il eût atteint la corde d’artimon, l’étamine en était déchirée en lambeaux.

— Montrez-lui le gril ! s’écria le capitaine Truck à l’aide de son porte-voix, la bouche tournée vers le pont.

Comme tout était prêt, cet ordre fut exécuté à l’instant, et bientôt le pavillon américain fut déchiré de la même manière. Les deux bâtiments suivirent alors deux lignes parallèles pendant quelques minutes, avec un tel roulis, qu’on voyait briller le cuivre dont la corvette était doublée presque jusqu’à sa quille. Le capitaine anglais, qui semblait ne faire qu’un avec son bâtiment, essaya une seconde fois son porte-voix, et deux ou trois individus à bord du Montauk entendirent les mots : « en panne, — ordres, — communication ; » mais il fut impossible de former un sens suivi, au milieu du tumulte du vent et des vagues. L’Anglais ne fit plus d’efforts pour se faire entendre. Les deux bâtiments étaient alors si voisins, et avaient un tel roulis qu’il semblait que leurs mâts allaient se toucher. Il y eut un instant où M. Leach mit la main sur le grand bras pour le larguer ; mais l’Écume partit sur une vague comme un cheval qui sent l’éperon, et, désobéissant au gouvernail, s’élança dans la direction de l’étrave du paquebot.

Ce fut un moment de consternation générale, car à bord des deux bâtiments chacun pensait que les deux navires devaient alors inévitablement s’aborder, d’autant plus que le Montauk avait reçu l’impulsion de la vague à l’instant ou l’Écume la perdait et semblait sur le point de s’élancer en droite ligne sur l’arrière de la corvette. Les marins eux-mêmes saisirent les cordages qui étaient près d’eux, et les plus hardis furent un moment sans pouvoir respirer. Le « Babord ! babord tout ! et qu’il aille au diable ! » du capitaine Truck, et le « Tribord ! tribord tout ! » du capitaine anglais se firent entendre distinctement sur les deux bords, car c’était un de ces moments dans lesquels les marins peuvent parler plus haut que la tempête. Les deux bâtiments semblèrent s’écarter l’un de l’autre avec effroi, et alors chacun d’eux suivit une ligne divergente, l’Écume étant en avant. Toute autre tentative de communication devint sur-le-champ inutile : la corvette, au bout d’un quart-d’heure, avait une avance d’un demi-mille sur le paquebot, et par suite du roulis les bras de sa vergue touchaient presque l’eau.

Le capitaine Truck dit peu de chose à ses passagers sur cette aventure ; mais quand il eut allumé un cigare, et qu’il discuta cette affaire avec M. Leach, il lui dit qu’il y avait eu un instant où il n’aurait pas donné un biscuit des deux bâtiments, ni beaucoup plus de leur cargaison ; et qu’il fallait avoir bien peu d’égard pour les âmes des hommes, d’oser les mettre dans un si grand danger pour un peu de tabac.

L’ouragan continua à être furieux pendant toute la journée, car le bâtiment se lançait dans le vent, phénomène que nous expliquerons, attendu que la plupart de nos lecteurs peuvent ne pas le comprendre. Tous les ouragans commencent sous le vent, ou, en d’autres termes, le vent se fait d’abord sentir sur quelque point particulier, et plus tard, à mesure que nous nous éloignons de ce point en avançant dans la direction d’où vient le vent. C’est donc pour les marins un motif de plus de mettre à la cape au lieu de fuir vent arrière, puisque cette dernière manœuvre, non-seulement les éloigne de leur route véritable, mais les rapproche de la scène où les éléments déploient le plus de fureur[1].


  1. Il y a contradiction dans ce passage, car un bâtiment ne peut fuir vent arrière et en même temps se lancer dans le vent. La théorie que l’auteur veut décrire est effectivement peu connue dans le monde, et la voici : Quand on éprouve, je suppose, un coup de vent un nord-ouest à Paris, on s’imagine que, la veille ou quelques heures auparavant, ce même coup de vent a dû se faire sentir au Havre. Eh bien ! il n’en est rien : il n’aura lieu au Havre qu’après s’être fait sentir à Paris. Cela se comprend aisément, en songeant qu’un coup de vent n’est autre chose qu’un équilibre qui s’établit dans l’air, par suite d’un vide qui s’y est fait par une raréfaction subite. Ainsi donc, si un grand vide s’est opéré à Paris, l’air environnant s’y précipitera, et les parties plus éloignées de ce vide n’éprouveront que successivement l’influence de ce courant. C’est bien là, à ce qu’il paraît, le phénomène que l’auteur a voulu expliquer.