Le Paquebot américain/Chapitre IX

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 15p. 97-105).


CHAPITRE IX.


La lune se levait alors dans son plein, mais couverte d’un nuage ; le vent se taisait, et la mer était un miroir.
L’Italie



La plupart des passagers montèrent sur le pont peu de temps après qu’on eut entendu Saunders remuer ses verres. Il faisait assez jour pour qu’on eût pu voir distinctement tout ce qui se passait, et le vent avait changé. Il n’y avait pas plus de dix minutes que ce changement était survenu, quand la plus grande partie des passagers montèrent l’escalier presque en corps, et M. Leach venait d’orienter les vergues, car la brise, qui était forte, venait alors du nord-est. On ne voyait la terre d’aucun côté, et il énonçait l’opinion qu’ils étaient à la hauteur des îles de Scilly, quand le capitaine Truck se montra sur le pont.

Un regard sur les voiles, un coup d’œil vers le ciel, suffirent à l’expérience du vieux marin pour lui faire connaître la situation précise de son bâtiment. Il monta ensuite dans les haubans, et ses yeux se portèrent dans la direction du cap Lizard. Là, à son grand désappointement, il vit un bâtiment sous toutes ses voiles, et ayant une bonnette battant. Il le reconnut à l’instant : c’était l’éternelle Écume. À cette vue, M. Truck serra les lèvres, et prononça mentalement une imprécation que nous ne pourrions rapporter sans craindre de blesser les convenances.

— En haut tout le monde, monsieur Leach, pour larguer tous les ris, dit-il avec le plus grand sang-froid, car il se faisait une règle d’avoir l’air le plus calme quand il était dans la plus grande fureur ; faites déployer jusqu’au dernier haillon qui puisse recevoir le vent, depuis la pomme du plus haut mât jusqu’au plus bas boute-hors des bonnettes, et qu’il aille au diable.

M. Leach fit exécuter cet ordre, et l’on vit à l’instant des hommes sur les vergues larguant les ris. Toutes les voiles furent établies les unes après les autres ; et comme les passagers de l’avant, au nombre de trente à quarante hommes, aidèrent à la manœuvre, on vit bientôt le Montauk courir, vent arrière, sous toutes ses voiles, et avec les bonnettes des deux bords. Les deux lieutenants semblaient surpris, et tout équipage portait les yeux vers le gaillard d’arrière, comme s’ils n’eussent pas bien compris la cause de cette manœuvre. M. Truck alluma un cigare.

— Messieurs, dit-il après avoir philosophiquement lâché quelques bouffées de fumée, aller en Amérique avec ce drôle sur ma hanche du vent, c’est ce qui est hors de question ; il m’aurait rejoint, et serait en possession de mon bâtiment avant dix heures. Ma seule ressource est donc de faire porter le vent droit en poupe. Heureusement nous l’y avons placé, et je crois qu’à ce jeu nous pouvons le battre, car vos bâtiments fins ne valent pas ceux à formes plus renflées, pour fuir par un mauvais temps. Quant à porter ses voiles, le Montauk, avec le vent arrière, les portera aussi longtemps qu’aucun bâtiment de la marine du roi Guillaume. Et vous pouvez compter sur une chose, c’est que je vous conduirai tous à Lisbonne, plutôt que de souffrir que ce croiseur à tabac vous reconduise à Portsmouth. C’est une catégorie à laquelle je tiendrai.

Cette explication caractéristique servit à faire connaître aux passagers la véritable situation des choses. Aucun d’eux ne fit une remontrance, car tous préféraient une course au désagrément d’être pris. Même les Anglais qui étaient à bord commencèrent à prendre parti pour le bâtiment sur lequel ils naviguaient, et d’autant plus volontiers que le capitaine avait avoué qu’il ne pouvait lutter contre leur corvette pour toute autre bordée que celle qu’il voulait essayer. M. Sharp dit qu’il espérait qu’ils pourraient échapper au croiseur. Quant à sir George Templemore, il répéta généreuseusement l’offre qu’il avait déjà faite de payer de sa propre poche tous les frais que pourrait occasionner leur relâche dans tel port où le capitaine jugerait à propos d’entrer, en France, en Espagne ou en Portugal, plutôt que de voir commettre un tel outrage à l’égard d’un bâtiment étranger, dans un temps de paix profonde.

La mesure qu’avait prise le capitaine Truck prouva son jugement et la connaissance qu’il avait de sa profession. Au bout d’une heure, il fut évident que s’il y avait une légère différence dans la vitesse des deux bâtiments, elle était en faveur du paquebot. L’Écume arbora alors son pavillon, ce qui annonçait qu’elle désirait parler au bâtiment qui était en vue. Le capitaine sourit en le voyant, et il déclara que c’était un signe que la corvette sentait qu’elle ne pouvait arriver à portée du canon.

— Montrez-lui le gril[1] ! s’écria-t-il ; il ne faut pas nous laisser battre en civilité par un bâtiment qui nous a déjà battus sur plusieurs bordées ; mais tenez tout fermé comme la porte d’une église les jours ouvrables.

Cette comparaison avait probablement été inspirée au capitaine par la circonstance qu’il venait d’une partie du pays où tout signe de religion est resserré dans les vingt-quatre heures qui commencent la nuit du samedi à minuit, et qui finissent le lendemain à la même heure ; du moins, telle fut l’explication qu’il en donna lui-même. Tout succès produisait toujours chez M. Truck l’effet de le mettre en train de parler ; et il se mit alors à raconter d’excellentes anecdotes dont il avait un assortiment nombreux, et qui roulaient toujours sur des événements qui lui étaient arrivés à lui même ou dont il avait été témoin oculaire, anecdotes sur la vérité desquelles ceux qui les entendaient pouvaient tellement compter, qu’ils pouvaient, en toute sûreté de conscience, comme dit Sancho, jurer, si bon leur semblait, que les faits s’étaient passés sous leurs yeux.

— En parlant de l’église et des portes, sir George ; dit-il entre deux bouffées de fumée de tabac, avez-vous jamais été à Rhode-Island ?

— Jamais, capitaine. Ce voyage est le premier que je fais en Amérique.

— Ah ! Eh bien ! il est probable que vous y passerez, si vous allez à Boston, car c’est le meilleur chemin, à moins que vous ne préfériez passer sur le bas-fonds de Nantucket, et faire une centaine de milles ditto, comme dit M. Dodge.

Ditter, s’il vous plaît, capitaine, ditter[2] ; c’est l’expression employée sur tout le continent.

— Du diable ! — Cela est bon à savoir, au surplus. — Et comment appelle-t-on un gilet à manches sur le continent ?

— Vous ne me comprenez pas, Monsieur ; ditter signifie un circuit, le plus long chemin.

— C’est précisément ce que nous faisons en ce moment. — Dites-moi, Leach, saviez-vous que nous faisions un ditter pour aller en Amérique ?

— Vous parliez d’une église, capitaine, dit sir George par égard pour son compagnon de chambre, avec qui il avait contracté une sorte d’intimité.

— J’y arrive. — Je voyageais dans cet état il y a quelques années, allant de la Providence à New-London, à une époque où une nouvelle route venait d’être ouverte. C’était un dimanche, et la diligence, — attelée de quatre chevaux, faites-y attention, — n’y avait pas encore passé. Là, comme ici, nous avions fait un angle droit, et il y avait un coude sur la route. Quand nous vînmes en vue de ce coude, j’aperçus un jeune drôle au haut du mât d’un arbre. Il se laissa glisser par terre, et se mit à courir en avant vers une chapelle qui était à deux ou trois encâblures plus bas sur la route. Nous le suivîmes d’un bon train, et, avant que nous fussions par le travers de l’église, j’en vis sortir toute la congrégation, — ministre et auditeurs, — pécheurs et hypocrites, — pour voir passer la diligence attelée de quatre chevaux. Or voilà ce que j’appelle tenir la porte de l’église ouverte le dimanche.

Nous aurions hésité à rapporter cette anecdote du capitaine, si nous n’avions reçu une autre relation de la même histoire, et de si bonne part, que nous ne pouvons douter que sa version ne soit correcte quant au fond. D’autres aventures semblables, dont quelques-unes étaient de son invention, mais qu’il affirmait être littéralement vraies, mirent le digne capitaine en état de maintenir la bonne humeur sur le gaillard d’arrière, tandis que son bâtiment filait dix nœuds par heure dans une direction fort différente de la route qu’il aurait dû suivre. Mais les passagers, en général, sont si charmés d’avoir un bon vent sur mer, qu’ils sont rarement disposés à s’inquiéter du résultat qu’il peut avoir. La beauté du jour, un bâtiment sur lequel on sentait à peine le roulis, le plaisir de voguer rapidement en disputant aux vagues le prix de la vitesse, et l’intérêt inspiré par la poursuite de la corvette, faisaient que chacun était satisfait. Steadfast Dodge lui-même était moins dévoré d’envie que de coutume, moins entiché de son mérite, moins ambitieux de former un parti. Le capitaine ne fit pas une seule nouvelle présentation, et pourtant le petit monde qui existait à bord du Montauk contracta plus d’intimité dans le cours de cette journée que cela n’aurait pu arriver dans le commerce ordinaire de plusieurs mois à terre.

Le paquebot continua à gagner sur le croiseur jusqu’au coucher du soleil, et alors le capitaine Truck commença à calculer les chances de la nuit. Il savait que son bâtiment entrait dans la baie de Biscaye, ou du moins qu’il en approchait, et il songea aux moyens d’avancer vers l’ouest. La nuit promettait de n’être rien moins que ténébreuse ; car, quoique d’épais nuages traversassent le firmament, la lune répandait dans l’air une sorte de crépuscule. Ayant attendu avec patience le quart de minuit, il fit diminuer de voiles et gouverna au sud-ouest, espérant, par ce léger changement, gagner insensiblement le large avant que l’Écume s’en aperçût ; projet qu’il croyait d’autant plus devoir réussir, que, par le seul fait de la dérive pendant la journée, il avait considérablement gagné sur la corvette.

L’homme le plus vigilant se lasse lui-même de veiller, et le lendemain matin le capitaine Truck eut un réveil désagréable en apprenant que la corvette était presque à une portée de canon. En montant sur le pont, il vit que le fait était incontestable. Favorisé par le changement de route, le croiseur avait graduellement gagné sur le Montauk depuis que le quart de huit heures du soir avait été relevé, et il avait diminué des deux tiers la distance qui séparait les deux bâtiments ; il n’y avait d’autre remède que d’essayer encore une fois l’ancien expédient de voguer vent arrière et de déployer toutes les voiles. Comme les mêmes causes produisent les mêmes effets, cette mesure eut le même résultat que la première fois : le paquebot reprit de l’avance, et la corvette retomba peu à peu en arrière. M. Truck déclara alors qu’il en ferait une affaire régulière, et en conséquence il gouverna dans la même direction toute la journée ; toute la nuit suivante et le lendemain jusqu’à midi, variant légèrement sa route pour suivre le vent ; et il mit tant de soin à le maintenir en arrière, que ses bonnettes le recevaient des deux côtés. Le quatrième jour à midi, le capitaine fit une bonnes observation, et le résultat de ses calculs lui apprit qu’il était dans la latitude d’Oporto, et qu’il en était à moins d’un degré de longitude. On pouvait alors, du Montauk, voir les perroquets de l’Écume qui ressemblaient à une barque à l’horizon. Comme il avait bien pris son parti d’entrer dans un port, plutôt que de se laisser aborder par la corvette, il s’était maintenu si près de la terre, dans l’intention de profiter de sa position, si quelque événement favorisait le croiseur ; mais il crut alors qu’au coucher du soleil il pourrait en toute sûreté diriger sa route vers l’Amérique.

— Il faudra qu’il y ait de bons yeux à son bord, s’il peut voir de cette distance ce que nous ferons quand la nuit sera tombée, dit-il à M. Leach qui exécutait tous ses ordres avec zèle et obéissance. Nous saisirons le premier moment pour nous lancer dans la grande prairie, et nous verrons alors qui connaît le mieux la piste. Vous aimerez à trotter dans les prairies, sir George, dès que nous serons arrivés, et à vous essayer à la chasse du buffle, comme tant d’autres. Il y a dix ans, quand un Anglais venait chez nous, il craignait d’être scalpé dans le Broad-Way ; et maintenant pas un n’est satisfait s’il n’est à califourchon sur les montagnes Rocky dans la première quinzaine. Tous les étés j’emmène une foule de badauds de Londres, qui tirent un coup de fusil sur un ours ou une antilope, et qui repartent bien vite afin d’arriver à temps pour l’ouverture du théâtre de Drury-Lane.

— Ne serions-nous pas plus sûrs de réussir dans vos plans, capitaine, si nous cherchions un refuge pour un jour ou deux à Lisbonne ? J’avoue que j’aimerais à voir cette ville ; et quant aux frais de port, j’en paierais volontiers le double, plutôt que de souffrir que ce pauvre Davis soit arraché à sa femme. J’espère, capitaine, que je me suis suffisamment expliqué sur ce point.

M. Truck serra cordialement la main du baronnet, comme il le faisait toujours chaque fois qu’il renouvelait cette offre, en lui déclarant que de tels sentiments lui faisaient honneur.

— Mais ne craignez rien pour Davis, ajouta-t-il ; ni le vieux Grab ni l’Écume ne le pinceront pour cette fois. Plutôt que de l’exposer ainsi que nous à cette honte, je le jetterais par-dessus le bord. Eh bien ! ce drôle nous a chassés de notre route, et il ne nous reste qu’à faire le passage du sud, à moins que le vent ne vienne à souffler de ce côté.

Dans le fait, le Montauk n’avait pas considérablement devié d’une route qui était autrefois celle que préféraient les bâtiments de Londres, Lisbonne et New-York étant sous le même parallèle de latitude, et les courants, si l’on savait en profiter, favorisant la navigation. Il est vrai que le Montauk s’était tenu longtemps plus près des côtes qu’on n’avait coutume de le faire, même pour le passage dont il parlait ; mais les circonstances particulières de la chasse n’avaient pas laissé d’autre alternative au capitaine, comme il l’expliqua à ceux qui l’écoutaient :

— Il s’agissait de choisir entre un voyage le long des côtes, ou un retour à Portsmouth à la remorque, dit-il, et je suis sûr que vous aimez trop le Montauk pour vouloir le quitter si tôt.

Le baronnet l’assura qu’il ne se trompait pas, et protesta qu’il prenait un si vif intérêt au bâtiment sur lequel il était, qu’il donnerait volontiers mille livres sterling pour qu’il ne fût pas rejoint par la corvette. Le capitaine l’assura que de pareils sentiments étaient ce qu’il aimait, et jura qu’il était de l’espèce de passagers qu’il se plaisait le plus à avoir sur son bord.

— Quand un homme met le pied sur le pont d’un bâtiment, sir George, il doit le regarder comme sa maison, son église, sa femme, ses enfants, ses oncles, ses tantes, et tout le reste du fatras qu’il laisse à terre. C’est là le sentiment qui fait les marins. Or, j’ai plus d’affection pour le plus petit fil de caret qui se trouve sur mon bord, que pour tous les câbles et cordages de tout autre bâtiment. C’est comme un homme qui aime son doigt ou son orteil plus que tout le corps d’une autre personne. J’ai entendu dire qu’on doit aimer son prochain comme soi-même ; mais, quant à moi, j’aime mieux mon bâtiment que celui de mon prochain, et que mon prochain lui-même ; et je m’imagine que si la vérité était connue, on verrait que mon prochain me paie en même monnaie. Moi, j’aime une chose, parce qu’elle m’appartient.

Un peu avant la nuit, le cap du Montauk fut tourné vers Lisbonne, comme si le capitaine eût voulu le faire entrer dans ce port ; mais dès que le point noir qui indiquait la position de l’Écume disparut à l’horizon, il fit virer de bord, et fit voile à l’ouest-sud-ouest. La plupart des passagers avaient le plus grand désir de savoir quelle serait la situation des choses le lendemain matin, et presque tous les hommes étaient habillés et réunis sur le pont à l’instant où le jour commença à paraître. Le vent avait été vif et constant pendant toute la nuit ; et comme le bâtiment avait été maintenu avec un peu de largue dans ses voiles et ses bonnettes de hune déployées, les officiers déclarèrent qu’il avait fait au moins cent milles à l’ouest de l’endroit où l’on avait viré. Le lecteur se figurera donc aisément le désappointement qu’ils éprouvèrent quand ils aperçurent l’Écume sur leur hanche du vent, s’avançant graduellement vers eux, les poursuivant avec le même acharnement qu’elle l’avait fait depuis leur départ de Portsmouth, et n’étant qu’à une lieue de distance.

— C’est une persévérance bien extraordinaire, dit Paul Blunt à Ève à côté de laquelle il se trouvait quand on fit cette découverte. Je crois que notre capitaine ferait bien de mettre en panne pour en savoir la cause.

— J’espère qu’il n’en fera rien, s’écria Ève avec vivacité. J’avoue que j’ai l’esprit de corps, et que je désire voir qui finira par l’emporter, comme dit M. Leach. On n’aime pas à être poursuivi sur l’océan de cette manière ; mais cela donne de l’intérêt au voyage, et, après tout, cela vaut mieux que la triste solitude et la monotonie de l’Océan.

— Trouvez-vous donc que l’océan soit une scène de monotonie ?

— C’est ce qu’il m’a paru bien souvent, et j’ai pu en juger impartialement, n’ayant jamais eu le mal de mer. Mais à présent je l’absous de ce péché ; car l’intérêt qu’inspire une chasse par un beau temps est semblable à celui qu’on prend à une course de chevaux. M. John Effingham lui-même a l’air radieux quand il est animé par ce spectacle.

— Et quand cela lui arrive, quelle belle expression prend sa physionomie On voit rarement des traits plus nobles que ceux de M. John Effingham.

— Ceux de son âme sont encore plus beaux, dit Ève avec chaleur.

— Ah ! s’il les connaissait lui-même ! À l’exception de mon père, il n’existe personne que j’aime autant que lui, et pour bonne raison, comme dit mademoiselle Viefville.

Blunt ne se serait jamais lassé de l’écouter ; mais Ève le salua en souriant d’un air gracieux, quoique l’œil humide, et elle se hâta de quitter le pont, se reprochant presque d’avoir fait ainsi connaître une partie de ses sentiments à quelqu’un qui n’avait aucun droit de les partager.

Le capitaine Truck, quoique piqué au fond du cœur, ne perdit pas un instant pour remédier à cet incident à sa manière ordinaire ; il mit de nouveau le Montauk vent arrière, fit déployer toutes ses voiles, et la chance de la chasse fut encore une fois confiée à la vitesse respective des deux bâtiments.

L’officier qui commandait l’Écume fut certainement mécontent de cette manœuvre, car à peine fut-elle exécutée, qu’il arbora son pavillon et tira un coup de canon ; mais on ne fit attention à ses signaux qu’en arborant le pavillon américain, et le capitaine Truck et ses deux lieutenants se mirent à calculer la marche respective des deux bâtiments. Dix minutes suffirent pour leur prouver que le Montauk gagnait de l’avance, vingt firent encore mieux ; et au bout d’une heure l’Écume était bien loin, sur la hanche du paquebot ; Il s’ensuivit un autre jour de lutte, ou plutôt de course, car pas un cordage ne fut largué à bord du Montauk, et le vent continua à être vif et constant. La corvette fit plusieurs signaux, tous indiquant le désir de parler au Montauk ; mais le capitaine Truck dit qu’il était trop vieil oiseau pour se laisser prendre au filet, et trop pressé pour perdre son temps à causer chemin faisant. — Vattel, ajouta-t-il, ne dit pas un mot pour prescrire une telle complaisance en temps de paix profonde ; je ne suis pas dans cette catégorie.

D’après ce qui a déjà été dit, on peut prévoir le résultat. Les deux bâtiments continuèrent à voguer vent arrière, et l’Écume se trouva encore à une très-grande distance du paquebot. Les observations du capitaine lui ayant prouvé qu’il s’était avancé au sud-jusqu’à la hauteur des Açores, il résolut de se réfugier dans une de ces îles, à moins que quelque heureux hasard ne le favorisât ; car aller encore plus au sud était hors de question ; à moins qu’il n’y fût absolument forcé. Ayant calculé la distance dans la soirée du sixième jour, il vit qu’il avait le temps de jeter l’ancre à Pico avant que la corvette pût le rejoindre, mais en admettant la nécessité de pincer le vent.

Mais la Providence en avait ordonné autrement. Vers minuit le vent tomba et devint variable, et quand le jour parut, l’officier de quart fit rapport qu’elle restait sur l’avant. Le croiseur était encore en vue, mais heureusement il était assez loin pour qu’on n’eût pas à craindre qu’il envoyât ses embarcations, et l’on avait le temps de faire les préparatifs nécessaires pour attendre une nouvelle brise et pouvoir en profiter. Tout annonçait que ce changement ne tarderait pas à arriver, car le ciel s’éclaircissait au nord-ouest, côté d’où le génie des tempêtes se plaît à déployer son pouvoir.


  1. Allusion aux bandes alternativement rouges et bleues du pavillon américain.
  2. Ditto a le même sens en anglais qu’item en français. — Ditter n’est qu’une prononciation vicieuse du même mot, particulièrement usitée à Londres.