Le Paquebot américain/Chapitre X

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 15p. 105-115).


CHAPITRE X.


Je viens armé de puissance. Qui m’appelle silencieux ? J’ai bien des tons différents, le ciel sombre frémit de gémissements mystérieux, qui sont portés sur les ailes de mes vents.
Mistress Hemans.



Le réveil des vents sur l’océan est souvent suivi des signes et des prodiges les plus sublimes que l’imagination puisse concevoir. En cette occasion, le vent qui avait régné si constamment pendant une semaine, fut remplacé par de légères brises folles, comme si, sachant que les puissances des airs rassemblaient leurs forces, ces vents inférieurs eussent cherche de côté et d’autre un refuge contre leur fureur. Les nuages parcouraient le firmament en tourbillons incertains ; les plus noirs et les plus épais descendant si bas vers l’horizon, qu’ils avaient l’air de vouloir toucher les eaux pour y chercher le repos ; mais les eaux elles-mêmes offraient aux yeux une scène d’agitation extraordinaire. Les vagues ne se suivaient plus régulièrement l’une l’autre, elles semblaient des coursiers emportés, arrêté tout à coup dans leur carrière impétueuse. L’ordre habituel de l’Océan, éternellement agité, semblait perdu dans un chaos de confusion, les lames s’élevant sans ordre et souvent sans cause visible ; c’était la suite de la réaction des courants et de l’influence de brises encore plus anciennes que la dernière. Au milieu de cette scène menaçante, le calme terrible de l’air n’était pas le symptôme le moins effrayant. Le bâtiment lui-même faisait partie du tableau, et ajoutait à impression faite par l’attente de ce qui pouvait arriver. En diminuant ses voiles, le Montauk semblait avoir perdu l’instinct qui l’avait guidé sur l’océan, et il flottait presque au hasard au milieu de la confusion des eaux. Il offrait pourtant encore un grand et beau spectacle, et peut-être plus remarquable en ce moment qu’en tout autre ; car ses vergues, ses mâts et le mécanisme ingénieux et compliqué de tous ses agrès, donnaient l’idée d’un gladiateur nerveux et gigantesque, se promenant dans l’arène en attendant l’instant d’un combat prochain.

— C’est une scène extraordinaire, dit Ève, appuyée sur le bras de son père, en regardant autour d’elle avec une admiration qui n’était pas sans quelque mélange de crainte, c’est un tableau imposant de la sublimité de la nature.

— Quoique accoutumé à la mer, dit M. Blunt, je n’avais encore vu que deux fois de semblables phénomènes ; mais ce que nous avons sous les yeux les surpasse de beaucoup.

— Et les deux autres fois, furent-ils suivis de tempêtes ? demanda M. Effingham avec inquiétude.

— La première, ils furent suivis d’un ouragan terrible ; la seconde, ils se passèrent comme une calamité qu’on voit de près, mais dont on a le bonheur de ne pas ressentir les effets.

— Je ne sais trop si je désire que nous ayons tout à fait le même bonheur aujourd’hui, dit Ève ; il y a tant de sublimité dans le spectacle de l’océan paisible, que je voudrais le voir courroucé.

— Nous ne sommes ni sous les latitudes, ni dans la saison des ouragans, reprit Paul Blunt ; et il est probable que nous ne sommes destinés qu’à essuyer un fort coup de vent, ce qui peut du moins nous aider à nous débarrasser de ce croiseur importun.

— C’est ce que je ne désire même pas, pourvu qu’il veuille bien nous laisser suivre la route qui nous convient. Une chasse d’un bout à l’autre de l’océan Atlantique serait quelque chose dont nous pourrions jouir en ce moment et parler toute notre vie.

— Je doute que cela soit possible ! s’écria M. Sharp ; ce serait sans doute un incident digne d’être raconté à une autre génération.

— Il est peu probable que nous voyions un tel exploit, ajouta M. Blunt ; les orages sur l’océan ont la même influence pour séparer les bâtiments qui font voile ensemble, que les orages domestiques pour diviser ceux qui voguent de conserve sur la mer de la vie. Rien n’est plus difficile que de maintenir des flottes et des bâtiments en vue les uns des autres par un très-gros temps, à moins que les meilleurs ne soient disposés à se conformer à l’allure des autres.

— Je ne sais lequel des deux bâtiments dont il s’agit à présent peut s’appeler le meilleur ; car celui qui nous poursuit paraît avoir la supériorité sous plusieurs rapports, et être inférieur au nôtre sous quelques autres. Si notre honnête capitaine est d’humeur à se conformer aux désirs du croiseur, ce sera comme l’enfant gâté, qui, dans ses moments de colère, obtient ce qu’il veut d’une mère capricieuse.

Le capitaine Truck passait en ce moment près d’eux, et il n’entendit de ce discours que l’épithète honnête accolée à son nom dans la bouche d’Ève.

— Je vous remercie du compliment, ma chère jeune dame, lui dit-il, et je voudrais pouvoir persuader au capitaine, Dieu sait qui, commandant la corvette de Sa Majesté l’Écume, d’avoir la même façon de penser. C’est parce qu’il ne veut pas me croire honnête en ce qui concerne le tabac, qu’il a forcé le Montauk à venir jusqu’ici en longeant toute la côte d’Espagne, où l’ingénieur qui l’a construit ne le reconnaîtrait pas, tant il est peu-naturel et peut vraisemblable de trouver un paquebot allant régulièrement de New-York à Portsmouth, et de Portsmouth à New-York, à une si grande distance de sa route ordinaire. J’en aurai double embarras pour reconduire ce bon bâtiment en Amérique.

— Et pourquoi cet embarras, capitaine ? demanda Ève en souriant ; car la conversation du digne capitaine l’amusait. N’est-il pas aussi facile de traverser l’océan d’un côté que d’un autre ?

— Aussi facile, miss Effingham ! jamais vous ne vous êtes trompée davantage de toute votre vie. Vous imaginez-vous, par exemple, qu’il soit aussi facile d’aller de Londres à New-York, que de New-York à Londres ?

— Je suis assez ignorante pour avoir fait cette méprise, si c’en est une ; et je ne vois pas pourquoi l’un serait plus difficile que l’autre.

— Simplement parce que la route va en montant. Quant à notre position ici, à l’est des Açores, la difficulté est bientôt expliquée. J’ai appris à mon bon vieux bâtiment à connaître chaque pouce de la route par le nord ; maintenant je vais être obligé de lui en apprendre une autre, et ce sera comme un cheval ombrageux qu’on veut faire entrer dans son écurie par une nouvelle porte. Autant vaudrait vouloir tirer un cochon de dessous son toit que de faire sortir un bâtiment de sa route ordinaire.

— Nous nous fions sur vous pour le faire, et plus encore s’il le faut. — Mais a quoi aboutiront tous les signes imposants que nous avons sous les yeux ? Aurons-nous un ouragan, ou faut-il les regarder comme une vaine menace de la nature ?

— C’est ce que nous saurons dans le cours de la journée, miss Effingham, quoique la nature ne soit pas comme un fanfaron, et qu’elle menace rarement en vain. Il n’y a rien de plus curieux à étudier que les vents, rien qui exige un œil plus exercé.

— J’en suis pleinement convaincue, capitaine, car ils sont inaccessibles à la vue, et vous vous rappellerez que la plus hante autorité que nous ayons, dit qu’ils sont hors de la portée des connaissances humaines, et que nous pouvons entendre le bruit du vent, mais non pas savoir d’où il vient, ni où il va.

— Je ne me rappelle pas quel écrivain a dit cela, miss Effingham, répondit M. Truck fort innocemment[1], mais c’était un homme sensé ; car je crois que Vattel lui-même n’a jamais osé aborder la question des vents. Il y a bien des gens qui s’imaginent que les almanachs prédisent le temps ; mais, suivant moi, il est plus sûr de s’en rapporter à un rhumatisme de deux ou trois ans bien consolidé. Je ne dis rien de vos maladies de nouvelle invention, comme le choléra, la gastrite et le magnétisse animal ; je parle d’un bon rhumatisme comme on en avait quand j’étais enfant ; et c’est un baromètre aussi sûr que celui qui est suspendu à deux brasses de l’endroit où nous sommes. J’ai eu une fois un rhumatisme auquel j’attachais de l’importance, car il m’avertissait quand je devais attendre un vent d’est, aussi infailliblement que le meilleur instrument que j’aie jamais eu dans mes voyages. Je crois que je ne vous ai jamais raconté l’histoire du vieux maquignon du Connecticut et du typhon ; et comme nous n’avons pas autre chose à faire que d’attendre que le temps prenne son parti…

— Que le temps prenne son parti ! répéta Ève en jetant un regard presque craintif sur la grandeur sublime et terrible de la mer et du ciel, et sur les vapeurs épaisses qui couvraient l’atmosphère. Y a-t-il donc quelque incertitude dans les signes que nous voyons ?

— Que le ciel vous protège, ma chère miss Effingham ! Le temps est souvent aussi incertain et aussi peu décidé qu’une vieille fille qui reçoit le même jour trois propositions de mariage d’un homme veuf avec dix enfants, d’un procureur n’ayant qu’une jambe, et du ministre de sa paroisse. Incertain ! j’ai vu le temps dans cette situation pendant toute une journée. M. Dodge, que voilà, vous dira que le vent cherche à se décider de quel côté il doit souffler pour être populaire. Eh bien ! monsieur Effingham, comme nous n’avons rien à faire, je vous conterai l’histoire de mon voisin le maquignon. Brasser les vergues quand il ne fait pas de vent, c’est comme jouer de la guimbarde à un concert de trombones.

M. Effingharn fit, par politesse, un signe de consentement, et pressa le bras de sa fille pour l’inviter à la patience.

— Il faut que vous sachiez, Messieurs, dit le capitaine en regardant autour de lui pour rassembler autant d’auditeurs qu’il le pourrait, car il n’aimait pas à parler devant un auditoire peu nombreux quand il avait à raconter une histoire qu’il croyait devoir produire un grand effet ; il faut que vous sachiez que nous avions autrefois beaucoup de petits bâtiments qui faisaient un trafic entre la Rivière et les îles des…

— La rivière ! interrompit M. Sharp.

— Certainement, je veux dire le Connecticut ; tout le monde l’appelle ainsi dans notre pays. Ces bâtiments faisaient donc entre la Rivière et les îles des Indes occidentales un commerce de chevaux, de bestiaux, et d’autres babioles de cette espèce. Il y avait entre autres le vieux Joé Bunk, qui avait fait ce commerce sur un brick de haut bord pendant environ vingt-trois ans, lui et son brick ayant vieilli ensemble comme un mari et sa femme. Il y a environ quarante ans, nos dames de la Rivière commencèrent à se lasser de leur thé bou, et comme on parlait beaucoup alors en faveur du souchong, il y eut à ce sujet beaucoup d’agitation, comme dit M. Dodge ; et l’on résolut de faire l’épreuve de la nouvelle qualité de thé avant de se lancer tout à fait dans ce commerce. Eh bien ! d’après ces prémisses, comme dit Vattel, que supposez-vous qu’on ait fait, miss Effingham ?

Les yeux d’Ève étaient encore tout occupés du grand spectacle du ciel et de l’océan, mais elle répondit civilement : — Je suppose qu’on en fit acheter un échantillon dans quelque boutique.

— Pas du tout ! les dames étaient trop fines pour cela ; car un fripon d’épicier aurait pu les tromper. L’agitation continuant, elles formèrent une société de thé ; la femme du ministre en était présidente et sa fille aînée secrétaire. Enfin la même fièvre gagna les hommes, et l’on forma le projet d’envoyer un bâtiment à la Chine pour en rapporter un échantillon du nouveau thé.

— À la Chine ! s’écria Ève, regardant pour cette fois le capitaine en face.

— Oui, miss Effingham, à la Chine. Vous savez qu’elle est quelque part de l’autre côté du monde. Maintenant qui croyez-vous qu’on ait choisi pour cette mission ? Ce fut le vieux Joé Bunk. Il avait fait si souvent le voyage pour aller aux îles et en revenir, sans avoir aucune connaissance de la navigation, qu’on pensa qu’il n’y avait pas à craindre de le perdre.

— J’aurais cru qu’il était précisément l’homme qui devait se perdre en chemin, dit M. Effingham pendant que M. Truck préparait un nouveau cigare ; car il fumait toujours, n’importe en quelle compagnie il se trouvât, quand il était sur le pont, quoiqu’il ne manquât jamais de dire qu’il était prêt à cesser de fumer, si l’odeur du tabac était désagréable à quelqu’un.

— Pas du tout, Monsieur ; il était aussi à son aise sur l’océan Indien qu’il l’aurait été sur celui-ci, car il ne connaissait ni l’un ni l’autre. Eh bien ! Joé équipa son brick, qu’il appelait les Sept Dollys ; car il est bon que vous sachiez qu’il y avait alors dans la ville sept dames qui portaient ce nom, et chacune d’elles avait coutume de le charger de vendre un cheval ou un bœuf, ou quelque autre objet délicat, chaque fois qu’il faisait un voyage dans les îles. Il équipa donc les Sept Dollys, hissa ses dollars à bord, et mit à la voile. La seule fois qu’on le vit et qu’on eut de ses nouvelles pendant huit mois, fut à la hauteur de Montauk, où un autre bâtiment le rencontra, deux jours après son départ, cinglant au sud-est.

— Je croirais, dit John Effingham, qui reprit son esprit caustique à mesure que l’histoire avançait, que mistress Bunk dut être fort inquiète pendant tout ce temps.

— Nullement. Elle s’en tint au thé bou, dans l’espoir que le souchong arriverait avant le rétablissement des Juifs à Jérusalem. Et bien certainement il arriva au bout de huit mois, et ce fut une excellente spéculation pour tous les intéressés. Un pareil exploit fit une grande réputation au vieux Joé sur toute la Rivière, quoique personne ne pût dire ni comment il était arrivé à la Chine, ni comment il en était revenu, ni comment il s’était procuré une grande théière d’argent qu’il en avait rapportée.

— Une théière d’argent !

— Précisément. Enfin la vérité fut connue ; car il n’est pas facile de cacher quelque chose de cette nature ; et, comme dit M. Dodge, il y a de l’aristocratie à garder un secret. D’abord on fit à Joé toutes sortes de questions ; mais il y répondit de manière à laisser ceux qui l’interrogeaient dans une mer de conjectures ; alors on commença à parler, et l’on, se dit tout bas que le vieux Joé avait volé cette théière. Cela le força de parler, car on alla jusqu’à le traduire devant la congrégation. Vous comprenez qu’il n’était pas question de loi, puisqu’il n’y avait ni plaignant, ni preuves ; mais la congrégation s’inquiète fort peu de ces détails, pourvu qu’on puisse parler.

— Et quel fut le résultat ? demanda John Effingham ; je suppose que la congrégation prit la théière, et laissa à Joé les feuilles qui étaient au fond ?

— Vous êtes aussi loin du fait que nous sommes près de la côte d’Espagne. Voici tout au juste ce qui s’est passé. Le brick les Sept Dollys était à l’ancre à Canton, au milieu de beaucoup d’autres bâtiments, et le temps était aussi beau que les jeunes filles peuvent désirer de le voir au mois de mai, quand Joé se mit tout à coup à amener ses vergues, à coucher ses mâts, et à jeter toutes ses ancres de rechange. Il alla même jusqu’à s’amarrer au moyen de deux cablots à une jonque qui était échouée un peu en avant de lui. Cela fit parler les capitaines des autres bâtiments, et quelques-uns d’entre eux vinrent lui demander pourquoi il agissait ainsi. Joé leur dit qu’il se préparait pour le typhon ; et quand ils lui demandèrent ce qui lui faisait croire qu’il y aurait un typhon, il prit un air grave, secoua la tête, et dit qu’il en avait de bonnes raisons, mais que c’était son secret. S’il les eût expliquées, on aurait ri à ses dépens ; mais en voyant un homme à cheveux gris, qui avait passé quarante ans en mer, se préparer si sérieusement à une tempête, les autres en firent autant ; car les bâtiments suivent l’exemple les uns des autres, comme les moutons passent par le même trou dans une haie. Eh bien ! la nuit suivante, le typhon arriva tout de bon, et il fut si terrible, que Joé dit qu’il pouvait voir les maisons dans la lune, attendu que le vent avait balayé tout l’air de l’atmosphère.

— Mais quel rapport cela a-t-il avec la théière, capitaine ?

— C’en est la vie et l’âme, monsieur John Effingham. Les capitaines qui étaient dans le port furent si enchantés de la prescience de Joé qu’ils se cotisèrent pour lui faire présent de cette théière, en témoignage de reconnaissance et d’estime. Il était devenu populaire parmi eux, monsieur Dodge, et ce fut de cette manière qu’ils le prouvèrent.

— Mais comment avait-il pu savoir que ce fléau devait arriver ? demanda Ève, dont la curiosité s’était éveillée en dépit d’elle-même ; il n’est pas possible qu’il l’eût appris par des voies surnaturelles.

— C’est ce que personne ne pouvait dire, car Joé était bâti en presbytérien, et il savait arrimer ses secrets. Ce ne fut que dix ans après qu’on découvrit la vérité. Il était alors très-vieux, infirme, et criblé de rhumatismes. Un jour qu’il en souffrait une violente attaque, la nature ne put y résister, et il s’écria trois fois : « Le typhon ! le typhon ! le typhon ! » ce qui éventa la mèche. Et bien sûrement nous eûmes le même jour un ouragan terrible venant du nord. Mais, pour cette fois, il n’y gagna ni théière, ni aucun autre signe de popularité. — Et, à présent, Messieurs et dames, quand vous serez en Amérique, vous pourrez dire que vous savez l’histoire de Joé Bunk et de sa théière.

Le capitaine Truck aspira deux ou trois fois son cigare, et l’ôtant ensuite de sa bouche, d’où la fumée sortait en colonne perpendiculaire, il resta quelque temps la tête levée et les yeux fixés sur le firmament. Ses yeux, qui semblaient attachés sur quelque objet particulier, ne pouvaient manquer de faire tourner tous les autres du même côté, et au bout de quelques instants tous ceux qui l’entouraient avaient la tête levée pour regarder, ils n’auraient su dire quoi.

— Faites monter sur le pont le quart qui vient d’être relevé, monsieur Leach, dit enfin M. Truck ; et Ève remarqua qu’il jeta son cigare, quoiqu’il ne fît que de commencer de fumer ; signe certain, à ce qu’elle pensa, qu’il se préparait à donner des ordres.

Tout l’équipage fut bientôt réuni, et l’on fit un effort pour mettre le cap au sud. Le calme effrayant de atmosphère rendait cette manœuvre difficile ; on y réussit pourtant, en profitant de quelques souffles de vent passagers, qui ressemblaient à des soupirs de l’air. Le capitaine fit ensuite monter du monde sur les vergues, pour serrer toutes les voiles, à exception des trois huniers et de la misaine ; la plupart ayant seulement été carguées pour attendre le résultat. Tous ceux qui n’avaient jamais été sur mer virent dans ces dispositions la preuve que le capitaine Truck s’attendait à un changement de temps soudain et sérieux. Cependant, comme il ne montrait aucune inquiétude, ils espérèrent qu’il ne faisait que prendre des mesures de prudence. M. Effingham ne put s’empêcher de lui demander s’il existait quelques motifs pressants pour les préparatifs qu’on faisait avec tant d’activité, quoique dans le plus grand ordre.

— Ce n’est pas une affaire de rhumatisme, répondit le facétieux capitaine. Regardez là, Monsieur, et vous aussi, ma chère miss Effingham. — C’était une sorte de familiarité paternelle que l’honnête capitaine se permettait avec toutes les jeunes personnes non mariées qui se trouvaient sur son bord, tant en vertu de son rang, que parce qu’il était un vieux garçon, touchant à la soixantaine. — Regardez aussi, Mamselle, car je suppose que vous pouvez comprendre les nuages, quoique ceux-ci ne viennent pas de France. Ne voyez-vous pas de quelle manière ces coquins de moricauds se rapprochent ? Ils sont à comploter quelque chose, je vous en réponds.

— Il est certain que ces nuages roulent l’un sur l’autre et s’entrechoquent, dit EÈve qui avait été frappée de la beauté étrange de leurs évolutions, et ils présentent un tableau aussi noble qu’effrayant ; mais si leur vol aérien cache quelque présage secret, j’avoue que je n’y comprends rien.

— Vous n’avez pas de rhumatisme, miss Effingham, dit le capitaine d’un ton badin ; vous êtes trop jeune, trop jolie, et j’ose dire trop moderne, pour avoir une maladie du vieux temps. Mais s’il est une catégorie infaillible, c’est que rien dans la nature ne conspire sans objet.

— Mais je ne crois pas que des vapeurs circulant dans les airs puissent former une conspiration, dit Ève en riant, quoique ce puisse être une catégorie.

— Vous avez peut-être raison. — Qui le sait cependant ? Les chiens, les chevaux, les autres animaux s’entendent l’un l’autre ; n’est-il pas aussi aisé de supposer qu’il en est de même des choses inanimées ? Nous n’y connaissons rien, et par conséquent le mieux est de ne rien dire. Si les hommes ne parlaient que de ce qu’ils connaissent, on pourrait retrancher la moitié des mots contenus dans les dictionnaires. — Mais, comme je le remarquais, vous voyez que ces nuages se rassemblent, et se préparent à partir, parce qu’ils ne peuvent rester beaucoup plus longtemps ou ils sont.

— Et pourquoi seront-ils forcés à disparaître ?

— Faites-moi le plaisir de tourner vos yeux de ce côté-là, au nord-ouest. N’y voyez-vous pas une ouverture qui a l’air d’un lion accroupi ?

— Je vois certainement une bande de lumière, ou pour mieux dire une ligne étroite de l’azur du firmament, à l’endroit où la mer semble toucher le ciel, et il n’y a qu’un moment qu’elle vient de paraître. Est-ce un signe que le vent soufflera de ce côté ?

— Tout aussi bien que lorsque vous ouvrez votre fenêtre c’est un signe certain que vous avez dessein d’y passer la tête.

— Ce qu’une jeune personne bien élevée fait rarement, dit mademoiselle Viefville, et surtout dans une ville.

— Vraiment ? Eh bien ! dans notre ville sur la Rivière, nos femmes passent leur tête à leurs fenêtres la moitié du temps. Mais je ne prétends pas, Mamselle, être juge des convenances à cet égard ; je vous dirai seulement que je connais assez bien les vents pour savoir ce qu’ils veulent faire quand ils ouvrent leurs volets. Cette ouverture au nord-ouest est un signe certain qu’il sortira quelque chose de la fenêtre bien élevé ou non.

— Mais, dit Ève, les nuages qui couvrent notre tête et ceux qui sont plus loin au sud semblent marcher vers cette ouverture, au lieu d’en venir.

— Cela est tout naturel, miss Effingham, parfaitement naturel. Quand un homme a bien résolu de s’enfuir, c’est alors qu’il fait le fanfaron ; mais pour un pas qu’il fait en avant, on peut en attendre deux en arrière. Vous voyez souvent le pétrel s’approcher d’un bâtiment, comme s’il voulait venir à l’abordage, mais il a soin de mettre la barre dessous avant d’arriver dans les agrès. Il en est de même des nuages et de toute autre chose dans la nature. Vattel dit que vous pouvez faire semblant de vouloir combattre quand la nécessité l’exige ; mais qu’un bâtiment neutre ne peut tirer un coup de canon, à moins que ce ne soit contre un pirate. Or ces nuages font bonne mine à mauvais jeu ; mais dans quelques minutes vous les verrez virer de bord, comme saint Paul le fit avant eux.

— Saint Paul, capitaine !

— Oui, ma chère miss Effingham, faire un demi-tour à droite. Ève fronça légèrement les sourcils, car quelques-unes de ces images nautiques lui déplaisaient, quoiqu’il lui fût impossible de ne pas sourire en secret de l’étrange association d’idées qu’on remarquait souvent dans les discours figurés du capitaine Truck ; son esprit était un singulier chaos formé par une éducation religieuse, au moins quant aux formes extérieures, par une habitude d’observation vague, et par une grande expérience du monde ; et, comme il le disait lui-même, il tirait ses propos de son fonds de connaissances, comme Saunders, le maître d’hôtel, tirait le beurre des saloirs, c’est-à-dire en prenant ce qui se trouvait en dessus.

Sa prédiction relativement aux nuages se vérifia, car il ne s’écoula pas une demi-heure avant qu’on vît les nuages fuir devant le vent du nord-ouest, comme les moutons devant un chien de berger, pour employer la figure du capitaine. L’horizon s’éclaircit avec une promptitude presque surnaturelle ; et, dans un espace de temps étonnamment court, la voûte du ciel, qui avait été couverte de vapeurs sombres et menaçantes, en fut entièrement dégagée, sauf quelques, masses blanchâtres groupées vers le nord, comme une batterie d’artillerie dirigeant son feu sur quelque malheureux canton.

Le Montauk annonça par le craquement de tous ses bois, qu’il sentait l’arrivée du vent, et bientôt il commença à refouler les eaux et à obéir à la manœuvre. Le premier choc ne fut pas très-violent ; cependant, comme le capitaine avait résolu de suivre sa route, autant que la direction du vent le permettait, il trouva bientôt qu’il avait autant de voiles déployées qu’il en pouvait porter. Vingt minutes après, il fut obligé de prendre un ris, et au bout d’une demi-heure il fallut en prendre un second.

Son attention se porta alors sur l’Écume, qui commençait à rependre à son tour la supériorité. Il calcula la possibilité de l’éviter s’il suivait beaucoup plus longtemps la même route. Il avait espéré que le Monlauk étant beaucoup plus grand que la corvette, il aurait l’avantage quand les deux bâtiments ne porteraient plus que leurs huniers aux bas ris, ce qu’il prévoyait devoir arriver ; ; mais il fut bientôt obligé de renoncer à cette espérance. Il avait résolu de ne pas Illustration s’avancer plus au sud, ce qui l’aurait conduit trop loin, et enfin il prit la détermination de gouverner vers les Açores, qui étaient aussi près de sa route qu’il était possible, et de jeter l’ancre dans un port neutre, s’il se trouvait serré de trop près.

Il eut une conférence à ce sujet avec son premier lieutenant, et il la termina en disant : — Il ne peut nous rejoindre avant la nuit, Leach. L’ouragan sera alors à son plus fort, si nous devons avoir un ouragan, et alors il ne se souciera pas de mettre ses embarcations en mer. Pendant ce temps, nous approcherons des Açores, et il n’y aura rien de bien extraordinaire si je trouve l’occasion de lui jouer un tour. Quant à offrir le Montauk en sacrifice sur l’autel du tabac, c’est une catégorie qu’il faut éviter au prix de toute catastrophe, pourvu qu’elle ne conduise pas à la confiscation du bâtiment.


  1. C’est la Bible.