Le Paquebot américain/Chapitre VIII

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 15p. 84-96).


CHAPITRE VIII.


C’est alors que nous sommes en ordre, quand nous ne reconnaissons aucun ordre.
Jack Cade. 



N’ayant pas réussi dans ses efforts pour éveiller dans l’esprit du capitaine la crainte d’un mécontentement général, M. Dodge alla reprendre le cours de ses manœuvres sur le pont ; car, en véritable homme libre de l’école exclusive, il ne travaillait à découvert que lorsqu’il était soutenu par une majorité bien prononcée. Il sondait tous ceux qui l’entouraient, et cherchait à créer une opinion publique, comme il l’appelait, qui fût favorable à la sienne, en persuadant tour à tour à ses auditeurs que chacun d’eux était précisément du même avis que lui : manœuvre à laquelle ont souvent recours les meneurs politiques. Pendant ce temps, le capitaine Truck travaillait lui-même dans sa chambre à faire son point, s’occupant fort peu et s’inquiétant encore moins d’autre chose que du résultat de ses calculs, qui le convainquirent bientôt qu’en continuant encore quelques heures la route qu’il suivait, il ferait échouer son bâtiment sur la côte, quelque part entre Falmouth et le cap Lizard.

Cette découverte contraria d’autant plus le capitaine, qu’il n’avait pas oublié ce que venait de lui dire M. Dodge ; car rien ne pouvait lui être plus désagréable que d’avoir l’air de changer de détermination par suite d’une menace. Il fallait pourtant qu’il prît un parti avant minuit, car il voyait clairement que trente à quarante milles tout au plus étaient tout ce qu’il restait à faire au Montauk en suivant la même direction. Les passagers avaient quitté le pont pour éviter l’air de la nuit ; il avait entendu M. Effingham inviter M. Sharp et M. Blunt à entrer dans la chambre qui servait de salon aux dames, tandis que les autres, entrant dans la salle à manger, criaient aux maîtres d’hôtel de leur apporter de l’eau chaude, du sucre et des liqueurs spiritueuses. Le bruit qu’ils faisaient en parlant le troubla dans ses réflexions ; il se trouva à l’étroit dans sa petite chambre, et il monta sur le pont pour y prendre sa détermination, entre le ciel qui avait l’air courroucé et un élément redoutable qu’il fallait pourtant qu’il domptât. Nous l’y laisserons se promener seul sur son gaillard d’arrière, dans un sombre silence, trop agité pour songer même à fumer ; tandis que l’officier de quart, assis comme un singe sur les agrès du mât d’artimon, avait les yeux fixés, tantôt au vent, tantôt en avant du paquebot.

Le Montauk était un des plus beaux de ces magnifiques bâtiments dont un si grand nombre offrent maintenant des moyens de communication facile entre les deux hémisphères, et sur lesquels le luxe et l’industrie ont réuni tout ce qui peut être commode et agréable. Toutes les chambres étaient lambrissées en bois satiné et en érable à œils de perdrix ; de petites colonnes de marbre en séparaient les panneaux, et de beaux tapis en couvraient les planchers. La grande chambre avait au centre une table fixée à demeure ; mais le salon d’Ève Effingham, qui était de même largeur, quoique un peu moins long, n’avait rien de semblable qui l’encombrât. Il s’y trouvait deux sofas garnis de coussins, des pliants, des glaces, deux tables, et un piano droit. Les portes des chambres à coucher s’ouvraient à l’extrémité et des deux côtés. En un mot, il l’avait l’air d’un boudoir élégant plutôt que d’un appartement à bord d’un paquebot chargé de marchandises et de passagers.

C’était là qu’était réunie toute la famille Effingham, avec M. Sharp et M. Blunt, quand un coup frappé à la porte annonça une visite : c’était M. Dodge, et il demanda la permission d’entrer pour affaires. Ève sourit, en faisant un signe de consentement à la vieille Nanny, qui remplissait les fonctions d’huissier de la chambre, et dit à la hâte qu’elle supposait que cette visite avait pour but de proposer l’établissement d’une société de Dorcas.

Quoique M. Dodge fût aussi hardi que César pour exprimer son mépris de quoi que ce pût être, à l’exception du pouvoir populaire, il n’entrait jamais dans une compagnie de personnes tranquilles et bien élevées sans éprouver un certain malaise et quelque méfiance de lui-même ; et la raison toute simple en était qu’il n’était pas habitué à une pareille société. Dans le fait, rien n’est plus embarrassant pour l’homme qui joint des prétentions à des manières communes, que la simplicité et l’aisance naturelle de ceux qui ont reçu une bonne éducation. Ses idées d’élégance sont tellement superficielles, qu’il est d’abord porté à soupçonner qu’il est tombé dans une embuscade ; et il est probable que trouvant tant de tranquillité là où il s’était figuré que tout devait être étalage et prétention, il finit par s’imaginer qu’il est regardé comme un intrus.

M. Effingham reçut M. Dodge avec politesse, et s’il y mit un peu plus de formalité que ce n’était sa coutume, ce fut uniquement pour lui faire sentir qu’il entrait dans un appartement privé, précaution qu’il savait être très-nécessaire avec des gens ayant un caractère semblables celui de Steadfast. Tout cela fut perdu pour M. Dodge, quoique tous les autres admirassent le tact avec lequel M. Effingham le tenait à une distance respectueuse en le comblant d’attentions, que Steadfast regardait comme un hommage rendu à son mérite. Cependant cet air de cérémonie réussit à lui inspirer quelque réserve, et il renonça à la manière brusque dont il avait dessein d’entamer son sujet. Voyant que tout le monde gardait le silence comme si l’on eût attendu qu’il expliquât le motif de sa visite, il se crut obligé de dire quelque chose, quoiqu’il ne pût s’expliquer aussi clairement qu’il l’aurait désiré.

— Nous avons passé le temps fort agréablement depuis notre départ de Portsmouth, miss Effingham, dit-il avec un ton de familiarité.

Ève fit un simple signe d’assentiment, déterminée à ne pas avoir l’air de prendre pour elle une visite contraire à toutes ses habitudes ainsi qu’à ses idées de convenances. Mais M. Dodge avait l’esprit trop obtus pour sentir ce que signifiait cet air de réserve. — Je conviens, ajouta-t-il, que nous l’aurions passé encore plus agréablement, si cette corvette anglaise ne se fût mis en tête de nous suivre avec une obstination sans précédent. — M. Dodge aimait autant que le maître d’hôtel à choisir ses expressions dans son dictionnaire, quoiqu’il appartînt à l’école des parleurs politiques, tandis que Saunders ne faisait partie que de celle des beau parleurs. — Sir George l’appelle une obstination très-inconfortable. — Vous connaissez sûrement sir George Templemore, miss Effingham ?

— Je sais qu’il se trouve sur ce bord quelqu’un qui porte ce nom, répondit Ève, à qui cette familiarité déplaisait, comme elle aurait déplu à toute femme bien élevée, dans un homme hors d’état d’apprécier son caractère ; mais je n’ai pas l’honneur de le connaître.

M. Dodge trouva cela fort extraordinaire ; car il avait vu le capitaine présenter le baronnet, et il ne comprenait pas comment des gens qui avaient fait voile vingt-quatre heures sur le même bâtiment, et qui avaient été régulièrement présentés les uns aux autres, pouvaient ne pas être intimement liés. Quant à lui, il se croyait ce qu’il appelait « bien connu » des Effinghams, car il avait déjà parlé d’eux avec beaucoup d’ignorance et non moins de méchanceté ; liberté qu’il s’était cru le droit de prendre, parce qu’il habitait le même comté, quoiqu’il n’eût jamais parlé à personne de cette famille jusqu’au moment où le hasard l’avait placé à bord du même paquebot.

— Sir George est un homme très-accompli, je vous assure, miss Effingham ; un homme du plus grand mérite. Nous occupons la même chambre, car j’aime la compagnie, et je préfère causer un peu, quand je suis couché, au lieu d’être toujours à dormir. Je suppose que vous savez qu’il est baronnet. Ce n’est pas que j’attache la moindre importance aux titres, tous les hommes étant égaux en droits, quoique… quoique…

— Quoique inégaux en réalité, voulez-vous ajouter sans doute, Monsieur ? dit John Effingham, qui était appuyé sur la table à ouvrage de sa jeune cousine, et, dont les yeux d’aigle exprimaient le mépris qu’il éprouvait et qu’il cherchait à peine à cacher.

— Non certainement, Monsieur, s’écria Steadfast épouvanté, en jetant autour de lui, un regard à la dérobée, de peur qu’il ne s’y trouvât quelque ennemi secret qui pourrait citer contre lui cette malheureuse remarque ; non, bien certainement. Tous les hommes sont égaux dans tous les sens, et personne ne peut prétendre valoir mieux qu’un autre. Peu m’importe que sir George soit baronnet, mais on préfère avoir pour compagnon de chambre un homme bien élevé qu’un manant sans éducation. Or, sir George pense, Monsieur, que le Montauk court un grand danger en se rapprochant de la terre par une nuit si obscure et un si mauvais temps. Je dois convenir que sir George s’exprime quelquefois d’une manière fort extraordinaire pour un homme de son rang, comme, par exemple, quand il parlait d’une obstination incomfortable, et autres expressions du même genre que je désapprouve, permettez-moi de le déclarer sans qu’il soit besoin d’en déduire les causes.

— Peut-être sir George attacherait-il plus d’importance à une désapprobation dont les causes seraient déduites, dit gravement John Effingham.

— Très-probable, répondit innocemment M. Dodge, tandis que M. Sharp, M. Blunt, Ève et mademoiselle Viefville laissaient apercevoir quelques légers mouvements des muscles de leurs lèvres. Sir George est un véritable original à sa manière. Vous savez que nous avons peu d’esprits originaux dans notre comté, monsieur John Effingham, car il n’est nullement populaire d’avoir une opinion différente de celle de ses voisins sur tel ou tel point. Oui, Monsieur, le peuple gouvernera et il doit gouverner. Cependant, je crois que sir George, comme étranger, pourra se tirer d’affaire, car on ne peut savoir aussi mauvais gré à un étranger qu’à un indigène d’être original dans ses idées. Je crois que vous conviendrez avec moi, Monsieur, que c’est une grande présomption dans un Américain de différer d’opinion avec ses concitoyens.

— Je suis persuadé, Monsieur, que personne ne pourrait avoir celle d’en différer avec vous.

— Je parle, Monsieur, non, par aucun motif personnel, mais d’après de grands principes généraux, qu’on doit soutenir pour l’intérêt du genre humain. Je ne vois pas qu’un homme ait le droit d’être original dans ses idées dans un pays libre. C’est un usage aristocratique ; c’est avoir l’air de penser qu’un homme vaut mieux qu’un autre. Je suis sûr que M. John Effingham ne peut l’approuver.

— Peut-être non ; la liberté a beaucoup de lois arbitraires qu’il n’est pas à propos de violer.

— Très-certainement, Monsieur ; sans quoi où serait sa suprématie ? Si le peuple ne peut réprimer et abattre l’originalité d’opinion et tout ce qui lui déplaît, autant vaut vivre tout d’un coup sous le despotisme.

Ève vit que l’œil de son cousin prenait une expression menaçante, et elle craignit qu’il ne lançât quelque sarcasme qui se ferait sentir trop vivement à Steadfast. Elle sentait d’ailleurs une certaine disposition à s’amuser du genre de philosophie du patriote ; et cette disposition l’emportant sur la force de répulsion qui avait d’abord agi sur elle, elle lui adressa la parole : — Monsieur Dodge, dit-elle, comme j’ai passé bien des années en pays étranger, voulez-vous me faire le plaisir de me faire connaître quelques-uns de ces grands principes de liberté dont j’entends si souvent parler ? car j’ai lieu de craindre que ceux qui ont été chargés de mon éducation en Europe n’aient passé trop légèrement sur ce point.

Mademoiselle Viefville prit un air grave, Sharp et Blunt semblèrent enchantés, M. Dodge lui-même parut embarrassé.

— Je me trouverais fort peu en état d’instruire miss Effingham sur un pareil sujet, répondit-il avec modestie ; elle a sûrement vu trop de misère dans tous les pays qu’elle a visités pour ne pas apprécier justement tous les avantages de l’heureuse contrée qui a l’honneur de la réclamer comme une de ses charmantes filles.

Ève fut effrayée de sa propre témérité, car elle ne s’attendait pas à voir l’éloquence de M. Dodge prendre un tel essor pour répondre à une simple question. Mais il était trop tard pour reculer.

— Aucun des hommes illustres, des demi-dieux qu’a produits notre pays chéri, continua-t-il, ne saurait avoir plus de zèle que moi pour son honneur ; mais je crains que mes talents ne soient insuffisants pour lui rendre pleine justice. La liberté, comme vous le savez, miss Effingham, comme vous le savez tous, Messieurs, est une faveur du ciel qui mérite une reconnaissance sans bornes, et qui appelle à chaque heure du jour nos remerciements pour les grands hommes qui, dans un temps d’épreuve, se montrèrent les premiers sur le champ de bataille et dans les conseils de la nation.

John Effingham jeta un coup d’œil sur Ève, comme pour lui dire qu’elle avait entrepris une tâche trop forte, et lui offrir de venir à son secours si elle y consentait ; consentement qu’elle lui donna sur-le-champ d’une manière silencieuse, mais expressive.

— Ma jeune parente sent tout cela parfaitement, monsieur Dodge, lui dit-il pour opérer une diversion, mais elle et moi-même, je l’avoue, nous sommes dans quelque embarras, pour savoir en quoi consiste cette liberté dont on a tant parlé, et sur laquelle on a tant écrit de notre temps. Permettez-moi de vous demander si vous entendez par ce mot une parfaite indépendance en pensées, en actions et en droits ?

— Égalité de lois, égalité de droits, égalité sous tous les rapports, et une liberté entière, absolue et sans réserve, sans aucun doute, Monsieur.

— Quoi ! vous accordez à l’homme fort le droit de battre le faible et de lui prendre son dîner ?

— Pas du tout, Monsieur ; à Dieu ne plaise que je professe une pareille doctrine ! En parlant de liberté entière, je veux dire un pays où il n’y ait ni roi, ni aristocratie, ni privilèges exclusifs ; où un homme en vaille un autre.

— Entendez-vous donc qu’un homme en vaille un autre dans le système de notre gouvernement ?

— Sans contredit, Monsieur. Je suis surpris qu’un homme instruit comme vous me fasse une pareille question, dans un siècle comme celui-ci.

— Si un homme en vaut un autre, Monsieur, dit M. Blunt, qui vit que John Effingham se pinçait les lèvres, ce qui annonçait qu’il allait dire quelque chose de plus mordant, voudriez-vous bien avoir la bonté de m’informer pourquoi ce pays prend l’embarras et fait les dépenses des élections annuelles ?

— Les élections, Monsieur ! De quelle manière les institutions libres pourraient-elles fleurir et se maintenir, sans en appeler constamment au peuple, qui est la véritable source de tout pouvoir ?

— Je n’y fais aucune objection, monsieur Dodge, répondit le jeune homme en souriant ; mais à quoi bon une élection ? Si un homme en vaut un autre, une loterie déciderait l’affaire plus promptement, à moins de frais et plus facilement. À quoi bon même une loterie ? Pourquoi ne pas choisir le président par le hennissement d’un cheval, comme le firent une fois les Perses ?

— Ce serait vraiment une manière d’agir fort extraordinaire chez un peuple intelligent et vertueux, et je prendrai la liberté de vous dire, monsieur Blunt, que je vous soupçonne de plaisanter. Si pourtant il vous faut une réponse, je vous dirai que de cette manière nous pourrions avoir pour président un coquin, un fou ou un traître.

— Comment ? monsieur Dodge ! je ne m’attendais pas à vous entendre parler ainsi de ce pays. Tous les Américains sont-ils donc des coquins, des fous et des traîtres ?

— Si vous avez dessein de voyager beaucoup dans notre pays, Monsieur, je vous conseille d’avoir grand soin de ne pas laisser échapper une telle insinuation, car elle recevrait une désapprobation générale et sans réserve. Les Américains sont libres et éclairés, et sont aussi loin de mériter de pareilles expressions que quelque peuple que ce puisse être.

— C’est pourtant un fait qui résulte de votre théorie. Si un homme en vaut un autre, et qu’il s’en trouve un qui soit coquin, fou ou traître, tous doivent être traîtres, fous ou coquins. Ce n’est pas moi qui le dis ; c’est, je crois, une conséquence inévitable de votre propre proposition.

Pendant l’instant de silence qui suivit, M. Sharp dit à Ève à voix basse : — Il est Anglais, après tout.

— M. Dodge ne veut pas dire qu’un homme en vaille un autre dans ce sens particulier, dit M. Effingham avec bonté, en sa qualité d’hôte ; ses vues sont, je crois, moins générales que ses expressions ne nous avaient d’abord portés à le supposer.

— Vous avez raison, monsieur Effingham, tout à fait raison. Un homme n’en vaut pas un autre dans ce sens particulier, dans le sens des élections ; mais cela est vrai dans tous les autres. Oui, Monsieur, ajouta-t-il en se tournant vers M. Blunt, comme on renouvelle une attaque contre un antagoniste, quand on a repris haleine après avoir été renversé ; oui, dans tous les autres sens, un homme en vaut un autre sans aucune distinction, un homme a les mêmes droits qu’un autre.

— L’esclave comme l’homme libre ?

— L’esclave est une exception, Monsieur. Mais, dans tout état libre, excepté le cas des élections, un homme en vaut un autre en toutes choses. C’est là ce que nous entendons, et tout autre principe serait complètement impopulaire.

— Un homme peut-il faire un soulier aussi bien qu’un autre ?

— Je parle de droits, Monsieur. Je m’attache aux droits, ne l’oubliez pas.

— Eh bien ! le mineur a-t-il les mêmes droits que le majeur, l’apprenti que le maître, le vagabond que l’homme qui a domicile, le banqueroutier que l’homme solvable ?

— Non, Monsieur, non dans ce sens. Je crains que vous ne me compreniez pas, Monsieur ; tout ce que je veux dire, c’est que, dans des cas particuliers, un homme en vaut un autre en Amérique. Telle est la doctrine américaine, quoique ce puisse ne pas être celle de l’Angleterre, et je me flatte qu’elle peut subir l’épreuve de la plus stricte investigation.

— Et vous me permettrez de vous demander à quels cas particuliers cette doctrine s’applique. Si vous voulez dire qu’on accorde en Amérique moins de privilèges aux accidents de la naissance, du rang et de la fortune, que dans les autres pays, nous serons d’accord ; mais je présume que vous ne prétendrez pas qu’il n’y en existe aucun ?

— Des privilèges accordés à la naissance en Amérique ! Cette idée serait odieuse à tout le peuple.

— L’enfant n’y hérite-t-il pas des biens du père ?

— Très-certainement, mais cela peut difficilement s’appeler un privilège.

— Cela dépend du goût : je le regarderais comme un plus grand privilège que d’hériter d’un titre sans la fortune.

— Je m’aperçois, Messieurs, que nous ne nous entendons pas bien, et il faut que je remette cette discussion à une autre occasion ; car j’avoue que je suis très-inquiet de la détermination prise par le capitaine de passer au milieu des rochers de Scylla[1]. — M. Dodge n’avait pas les idées aussi nettes que de coutume, par suite de la controverse qui venait d’avoir lieu. — Je viendrai vous sommer une autre fois de reprendre ce sujet, Messieurs ; aujourd’hui je n’ai fait qu’entrer pour vous rendre une première visite. Je suppose qu’il n’y a pas d’exclusion à bord d’un bâtiment américain ?

— Non certainement, Monsieur, répondit John Effingham d’un ton sec. Toutes les chambres y sont en commun ; et je me propose de saisir la première occasion pour répondre à votre civilité en vous rendant votre visite, et en agissant comme chez moi dans l’appartement qui a l’honneur d’être occupé par M. Dodge et sir George Templemore.

À ces mots, M. Dodge battit en retraite sans dire un seul mot du véritable motif de sa visite. Bien plus, au lieu de discuter cette affaire avec les autres passagers, il se retira dans un coin avec une couple d’esprits de sa trempe qui trouvaient fort mauvais que les Effingham eussent eu la présomption de se retirer dans leurs appartements, et surtout qu’ils eussent eu l’extrême audace aristocratique d’en fermer la porte. Ils écoutèrent avec des oreilles avides la relation qu’il leur fit de la conversation qui venait d’avoir lieu, et dans laquelle il se vanta d’avoir réduit au silence ce jeune parvenu Blunt, homme dont il ne savait positivement rien. Il y ajouta diverses anecdotes de la famille Effingham, qu’il avait ramassées dans la fange d’un commérage de village, et leur parla ensuite de ses idées vagues et confuses sur les droits des personnes et la liberté.

Une conversation d’un genre tout différent eut lieu dans le salon des dames ; quand on y fut délivré de la présence de M. Dodge, qui n’était ni désiré ni attendu ; on ne fit pas une seule remarque sur sa visite ou sur sa folie. John Effingham lui-même, quoique peu porté en général à épargner les autres, ne crut pas devoir fatiguer ses poumons à parler d’un sujet si ignoble, et il était d’ailleurs trop bien élevé pour attaquer un homme du moment qu’il avait le dos tourné. Cependant l’entretien continua à rouler sur le même objet, mais d’une manière plus conforme à l’éducation, à l’intelligence et à la façon de penser de ceux qui y prirent part.

Ève parla fort peu, quoiqu’elle se hasardât de temps en temps à faire une question. M. Sharp et M. Blunt firent les principaux frais de la conversation, qui fut entremêlée de quelques remarques judicieuses faites d’un ton calme par M. Effingham, et par quelques sarcasmes de John. M. Blunt, quoique énonçant ses opinions avec modestie et avec une déférence convenable pour l’expérience de deux hommes beaucoup plus âgés que lui, montra bientôt sa supériorité dans un entretien sur lequel il avait évidemment beaucoup réfléchi, et cela avec un discernement et un jugement qui n’étaient nullement ordinaires.

Il fit remarquer les erreurs que l’on commet fréquemment en parlant des institutions de l’Union américaine, parce que l’on confond les effets du gouvernement général avec ceux de l’administration de chaque état séparé, et il démontra clairement que la confédération en elle-même n’avait pas un caractère distinctif qui lui appartînt, ni pour, ni contre la liberté ; c’était simplement une confédération, et elle tirait son caractère de celui des parties séparées qui la composaient, et qui étaient elles-mêmes parfaitement indépendantes sur le point important des principes distinctifs, sauf la condition vague et générale qu’elles devaient être républiques, condition qui signifiait tout, ou qui ne voulait rien dire, puisque, en ce qui concernait la véritable liberté, chaque état séparé pouvait décider lui-même.

— C’est dans le caractère du gouvernement des états, dit-il en finissant, qu’il faut chercher celui du gouvernement américain, et il varie dans chacun d’eux suivant leur politique respective. C’est de cette manière que les communautés qui tiennent la moitié de leur population dans un esclavage domestique, ne font qu’un même faisceau politique avec celles dont les institutions sont les plus démocratiques. Le gouvernement général n’assure la liberté de discours, de conscience, d’actions et de tout autre chose que ce soit, que contre lui-même, ce qui n’est nullement nécessaire, puisqu’il ne jouit que de pouvoirs délégués et qu’il n’a aucune autorité pour agir quand ces intérêts sont en jeu.

— Cela est fort différent de l’idée qu’on s’en forme généralement en Europe, dit M. Sharp ; et comme je vois que ma bonne fortune m’a placé dans la société d’un Américain, sinon d’un homme de loi américain, en état d’éclairer mon ignorance sur ces sujets intéressants, j’espère qu’il me sera permis d’en profiter pendant les moments de loisir qu’il est probable que nous aurons en grand nombre.

Ce compliment fit rougir M. Blunt ; il salua celui qui le lui avait fait, mais il parut hésiter un instant avant de lui répondre. — Comme j’ai déjà eu l’occasion de le faire observer, dit-il enfin, il n’est pas nécessaire d’être Américain pour comprendre les institutions de ce pays, et il serait possible que je vous égarasse si vous vous imaginiez avoir en moi un Américain pour instituteur. J’ai passé beaucoup de temps dans ce pays, mais je n’y suis pas né, et cependant peu de jeunes gens, de ce côté de l’Atlantique, ont accordé autant d’attention que moi à tout ce qui le concerne.

— J’espérais que nous avions l’honneur de vous compter parmi nos concitoyens, dit John Effingham avec un désappointement évident. Tant de jeunes gens viennent dans notre pays avec une disposition à critiquer nos meilleures institutions, dont ils ne connaissent rien, ou à les louer toutes avec un esprit de servilité, que je m’étais flatté d’avoir trouvé en vous une exception.

Ève éprouva aussi du regret, quoiqu’elle pût à peine s’en expliquer la cause.

— C’est donc un Anglais, après tout ? lui répéta M. Sharp dans un autre aparté.

— Pourquoi pas un Allemand, — un Suisse, — un Russe même ?

— Il parle anglais parfaitement. Nul homme né sur le continent ne pourrait le parler si couramment avec un tel choix d’expressions, sans le moindre accent, sans aucun effort. Comme le disait mademoiselle Viefville, il ne parle pas assez bien pour être étranger.

Ève garda le silence, car elle réfléchissait à la manière singulière dont une conversation, si étrangement commencée, avait amené l’explication d’un point qui lui avait si souvent paru douteux. Vingt fois elle avait décidé que ce jeune homme, qu’elle ne pouvait appeler ni un étranger, ni une connaissance, était son compatriote, et aussi souvent elle avait été portée à changer d’opinion. Il s’était enfin expliqué, et elle était obligée de le regarder comme Européen, quoiqu’elle ne fût pas encore disposée à croire qu’il était anglais. Elle avait pour cela des raisons qu’il pouvait ne pas être à propos de faire connaître à un homme né dans l’île qu’elle venait de quitter, et elle savait que M. Sharp était Anglais.

La musique succéda à cette conversation ; Ève ayant pris la précaution de faire accorder le piano avant son départ, soin que nous recommandons à tous ceux qui ne songent pas uniquement à l’extérieur de cet instrument, et qui ont quelques égards pour leurs oreilles. John Effingham avait une exécution brillante sur le violon, et l’on apprit que les deux jeunes gens jouaient très-joliment de la flûte, du flageolet et d’un ou deux autres instruments à vent. Nous les laisserons faire honneur aux compositions de Beethoven, de Rossini et de Meyerbeer, dont M. Dodge ne manquait jamais de critiquer les compositions comme affectées et indignes d’attention, et nous retournerons auprès du capitaine.

M. Truck, pendant toute la soirée, avait continué à se promener seul sur le pont, plongé dans une humeur sombre, et il ne sortit de sa distraction que lorsqu’il vit qu’on changeait le quart. Ayant demandé quelle heure il était, il monta sur le mât d’artimon avec une longue-vue de nuit, et chercha l’Écume de tous côtés. Il ne put la découvrir, l’épaisseur des ténèbres ayant circonscrit l’horizon sensuel dans des bornes plus étroites.

— Cela pourra aller, murmura-t-il en s’aidant d’un cordage pour redescendre sur le pont. Il appela M. Leach, et il fit ordonner au quart qui venait d’être relevé, de rester sur le pont.

Quand tous furent prêts, M. Leach fit la visite de tout le bâtiment, afin de faire éteindre toutes les chandelles, et il fit mettre les capuchons sur les claires voies, afin qu’aucun rayon de lumière ne pût en sortir. Il eut la même attention pour la lampe de l’habitacle. Après avoir pris cette précaution, l’équipage reçut ordre de diminuer de voiles ; et en vingt minutes on avait amené les bonnettes et mis le bâtiment sous les huniers avec trois ris, la misaine et le grand foc. Toutes ces manœuvres furent entremêlées d’ordres donnés aux matelots de redoubler d’activité, attendu que, pendant ce temps, « l’Anglais arrivait sans doute comme un cheval de course. »

Lorsque cette manœuvre fut terminée, tous les matelots redescendirent sur le pont, aussi étonnés des divers arrangements qui venaient d’être pris, que s’ils eussent reçu l’ordre de couper les mâts.

— Si nous avions des canons et quelques bras de plus, dit un vieux matelot au second lieutenant en remontant ses pantalons, et en poussant sa chique dans un coin de sa bouche, je croirais que notre commandant se dispose à se battre ; mais nous n’avons rien pour faire la guerre, à moins que nous ne jetions des biscuits à la tête des ennemis.

— Chacun à son poste pour virer de bord vent arrière, cria le capitaine, du gaillard d’arrière.

L’équipage s’élança sur les bras, et les vergues cédèrent lentement à ses efforts. Le bâtiment arriva peu à peu ; il ne tarda pas à rouler bord sur bord, et revint au vent sur l’autre bord, le cap à l’est. Cette nouvelle direction donnée à la route du bâtiment avait le double avantage de l’écarter de la terre, et de faire un angle oblique avec la ligne que suivait la corvette, si elle continuait à y persister. Les matelots se firent les uns aux autres un signe de tête en forme d’approbation ; car ils comprenaient alors le but de cette manœuvre aussi bien que si on le leur eût explique verbalement.

La révolution opérée sur le pont en produisit une aussi soudaine en dessous. Le bâtiment, au lieu des mouvements doux de sa précédente allure, prenait la lame debout, tanguait violemment, et le vent, qui se faisait à peine entendre quelques minutes auparavant, sifflait avec force dans le gréement. Quelques passagers gagnèrent leurs lits, entre autres M. Sharp et M. Dodge ; les autres montèrent sur le pont pour apprendre ce qui avait occasionné ce changement ; et pendant toute la nuit, pas un seul ne songea à ce qui l’avait occupé pendant la soirée.

Le capitaine Truck eut à répondre au nombre ordinaire de questions, ce qu’il fit d’une manière claire et succincte. Nous espérons que sa réponse paraîtra satisfaisante au lecteur ; ceux qui le questionnaient furent obligés de s’en contenter.

— Si nous avions suivi la même route une heure de plus, Messieurs, dit-il, nous aurions échoué sur la côte de Cornouailles ; si nous nous étions arrêtés où nous étions, cet Anglais nous aurait rejoints dans une demi-heure ; en changeant de route, comme vous avez vu que nous venons de le faire, il peut s’élever au vent à nous. S’il découvre notre changement, il peut en faire un semblable ; et alors, dans l’obscurité, il y a autant de chances pour qu’il gouverne mal que pour qu’il gouverne bien ; ou bien, il peut continuer à porter le cap sur la terre, et briser les côtes de la corvette de Sa Majesté, l’Écume, sur les rochers du cap Lizard, d’où j’espère que tout son équipage gagnera la terre à pied sec sans autre accident.

Après avoir attendu, non sans inquiétude, pendant une heure, les passagers se retirèrent les uns après les autres ; mais le capitaine Truck ne quitta le pont que lorsqu’on eut placé le quart de minuit. Paul Blunt l’entendit entrer dans sa chambre, dont la sienne était voisine, et il mit la tête à sa porte pour lui demander comment allaient les choses sur le pont. Le capitaine avait découvert en ce jeune homme quelque chose qui lui inspirait du respect pour ses connaissances nautiques, car il ne l’avait jamais entendu mal appliquer un terme de marine, et il répondait invariablement et sans hésiter à toutes ses questions.

— Le temps devient de plus en plus mauvais, dit-il en commençant à se déshabiller ; il n’y a du vent que plein un bonnet, et le grésil qui tombe n’est que ce qu’il faut pour ôter à un homme toutes ses aises et le rendre luisant comme une botte.

— Le bâtiment a viré ?

— Comme un maître à danser tourne sur deux orteils. Nous lui avons tourné le cap d’abord au sud et ensuite à l’ouest, et nous avons pris un autre ris dans les huniers. Nous avons l’Angleterre sous le vent, et l’océan atlantique droit devant nous. Six heures dans cette direction, et nous serons en bonne passe.

— Et la corvette ?

— Je ne puis vous en rendre aucun compte certain, monsieur Blunt. Je suppose qu’elle suit la côte en cherchant à s’en éloigner comme un enfant qui gravit un monticule de glace sur ses mains et ses genoux, ou qu’elle vogue au milieu d’une autre écume quelque part sous la latitude du cap Lizard. Bonne nuit, monsieur Blunt ; puissiez-vous ne pas virer avant d’avoir fait votre premier somme.

— Et les pauvres diables à bord de l’Écume ?

— Ma foi ! que le ciel ait pitié de leurs âmes !


  1. Il veut dire Scilly.