III. — SUR LA GRANDE BARRIÈRE


Étapes pénibles. — Abandon des automobiles. — Arrivée à l’One Ton Camp. — Les « rosses » résistent.


1er novembre. — Départ ce matin par détachements[1]. Michael, Nobby, Chinaman s’ébranlent les premiers vers 11 heures. Le harnachement de ce petit diable de Christophe a été laborieux comme toujours. Je conduis Shippers. Dix minutes plus tard, Evans avec Snatcher nous dépasse, à toute allure selon son habitude.

À l’île Razor Back, la brise souffle très frais et le ciel est menaçant. À 1 600 mètres au sud de cette terre, Bowers et Victor me devancent et je reste à la queue de la colonne, position que je préfère.

Snatcher prend promptement les devants et couvre l’étape en quatre heures. Ce poney, aussi dispo à l’arrivée qu’au départ, a accompli le trajet sans le moindre effort. Bones et Christophe finissent l’étape également très en forme. Un peu plus tard, je rejoins un groupe formé de Bowers, Wilson, Cherry et Wright ; je suis heureux de voir que Chinaman marche très bien. Son allure lente est très régulière ; il ira loin, je crois. Victor et Michael sont repartis ; les trois traînards de la colonne ont employé un peu moins de cinq heures à effectuer le trajet. Nous arrivons au bivouac juste au moment où le temps devient mauvais. Bientôt le vent souffle en tempête.

Jeudi, 2 novembre. — Pointe de la Hutte. La caravane en marche donne l’impression de régates ou d’une escadre composée d’unités possédant des vitesses très différentes avançant en ligne.

L’ordre de route est modifié. Désormais l’expédition marchera divisée en trois groupes : en tête les poneys très lents, puis ceux dont le train est un peu plus vif, enfin les grands coureurs. Snatcher, quoique partant le dernier, passera probablement à l’avant-garde. À l’avenir, les étapes seront accomplies la nuit ; nous partirons donc après le souper.

D’heure en heure le temps s’améliore, mais, en cette saison, cela ne signifie pas grand chose. Meares et Demetri ont rejoint avec l’attelage de chiens, ainsi que Ponting, muni d’un matériel photographique considérable.

C.-H. MEARES, LE GUIDE DES CHIENS.

Vendredi, 3 novembre. — Un vent très frais soulève quelques tourbillons de neige ; néanmoins, nous partons. Le détachement d’Atkinson, avec Jéhu, Chinaman et Jimmy Pigg, s’ébranle le premier à 8 heures ; deux heures plus tard, Wilson, Cherry-Garrard et moi nous nous mettons en route, sur la banquise, les poneys prennent un pas régulier. Le vent a beaucoup molli, en revanche la température s’est abaissée ; aussi bien la brise, quoique faible, est singulièrement âpre.

LES VAGUES DE NEIGE APPELÉES « SASTRUGI ».

À Safety Camp nous trouvons Atkinson. Bientôt y arrive Ponting avec Demetri et un petit attelage de chiens. L’appareil cinématographique est dressé pour prendre l’arrière-garde qui avance rapidement et en fort belle forme. Après le lunch, nous sommes repartis du même train régulier qu’auparavant.

Je n’aime pas les soupers à minuit : pourtant, la marche est ensuite plus agréable, surtout lorsque, comme aujourd’hui, le vent tombe et que le soleil devient de plus en plus chaud.

Les deux groupes en avant ont campé à 8 kilomètres au delà de Safety Camp ; nous les rejoignons une demi-heure ou trois quarts d’heure plus tard. Tous les poneys sont mis au piquet, la plupart fatigués Chinaman et Jéhu le sont même beaucoup. Le plus grand nombre manifestent peu d’appétit.

Journée étouffante. L’air est irrespirable, et l’éclat de la lumière intense. Une impression d’été ; involontairement le souvenir de rues ensoleillées et de pavés brûlants vous revient à la mémoire. Pourtant la température demeure basse (−1°,1), et, il y a six heures à peine, j’ai eu le pouce mordu par la gelée. Grâce à ce beau soleil, l’impression très désagréable que l’on éprouvait à porter des bas et des chaussures gelés et à se fourrer le soir dans un sac de couchage rigide a entièrement disparu.

Samedi, 4 novembre. — Partis dans l’ordre qui sera désormais toujours suivi : Atkinson à 8 heures, nous à 10, Powers, Oates et Cie à 11 h. 15. Juste après le départ, trouvé un mot très encourageant des chauffeurs qui nous précèdent. Les deux tracteurs se sont parfaitement comportés jusque-là. Day écrivait : Espère vous rencontrer par 80°30′ de latitude. » Pauvre ami, trois kilomètres plus loin, il allait déchanter ! Dans la matinée du 24, les chauffeurs ont probablement rencontré un mauvais terrain, par suite tout a mal marché et plus tard cela devait aller encore moins bien. Les automobiles ont fait dans ces parages une copieuse consommation d’essence. À 6 kilom. 4 de là nous trouvons un bidon sur lequel est inscrit cette grave nouvelle : « La tige du piston du cylindre no 2 du tracteur de Day est brisée. » À 800 mètres en avant nous rencontrons abandonnés l’automobile et les traîneaux qu’elle remorquait : les chauffeurs ont poursuivi leur route seulement avec l’autre machine. Fini l’espoir que ces traîneaux nous seront d’un grand secours ! Les traces laissées par l’automobile encore valide s’allongent toujours en avant ; après cette première déception, d’un moment à l’autre, je m’attends à la trouver désemparée à son tour.

LE COMMANDANT SCOTT.

Dimanche, 5 novembre. — Corner Camp. Sans incident nous avons accompli la dernière étape de la première partie du voyage. Les poneys se comportent bien sur la neige molle ; ils sont, il est vrai, peu chargés, jusqu’ici. Cette nuit, nous verrons comment ils se tireront d’affaire avec des poids plus lourds.

Trouvé une note très inquiète du lieutenant Evans qui commande l’escouade des chauffeurs. Datée du 2 au matin, elle annonce que la vitesse maxima de son détachement a été de 11 kilom. 2 seulement par jour et que son véhicule a pris neuf sacs de fourrage. Au Sud, trois taches noires sont visibles : on dirait l’automobile abandonnée avec les traîneaux qu’elle remorquait. Comme c’était convenu, les chauffeurs ont continué leur marche afin de faciliter l’avance de la colonne. C’est une déception. J’attendais mieux des autos.

L’appétit des poneys est très capricieux. Ils n’aiment pas les tourteaux et, après avoir paru prendre goût au fourrage, ils semblent aujourd’hui s’en soucier peu. C’est grand dommage qu’ils ne mangent pas bien à présent, car plus tard ils deviendront voraces.

Lundi, 6 novembre. — Partis dans l’ordre habituel. Des dispositions sont prises pour prendre les charges complètes, si les taches noires en vue au Sud sont bien l’automobile et ses traîneaux.

Nos craintes n’étaient que trop fondées. Une note d’Evans annonce le retour de l’accident déjà éprouvé. La tige du piston du cylindre no 1 s’était rompue ; mais les autres parties du moteur étaient en bon état. Évidemment, ces machines ne sont pas construites pour fonctionner sous un pareil climat. Les chauffeurs ont continué en halant un traîneau à bras.

Avec leurs chargements complets, les poneys marchent très bien. Jéhu et Chinaman eux-mêmes, qui halent maintenant plus de 2 000 kilogrammes, donnent toute satisfaction : à l’arrivée, ils sont en aussi bonne forme qu’au départ. D’après Atkinson et Wright, les attelages deviendraient même plus vigoureux.

Mardi, 7 novembre. — Le blizzard a soufflé toute la nuit dernière et s’est prolongé jusqu’à une heure avancée de l’après-midi. Maintenant la brise a molli, mais le temps garde une mauvaise apparence.

Ce soir mardi, si le ciel reste sombre, les nuages ne semblent pas cheminer rapidement. Le Bluff est coiffé d’un grand stratus, qui ne paraît pas particulièrement battu par le vent. La brise tombe ; toute fois le ciel reste encore bas dans le Sud et garde toujours un aspect troublé. Toute la journée, 23°,3 sous zéro. Les poneys, qui avaient peu ou point souffert aux premiers bivouacs, ont été très éprouvés par la neige. Lorsqu’elle est épaisse et chassée par un vent violent, il ne paraît pas possible, quoi qu’on fasse, de les protéger convenablement. Nous autres, nous sommes assez commodément installés, mais combien l’inaction nous pèse en pensant que la tempête mine les forces de nos bêtes sur qui repose l’avenir de l’expédition.

Je serais tenté de rapporter la dépression, que les blizzards déterminent chez nos chevaux, à une déperdition de la chaleur animale, produite par la fusion de cette poussière neigeuse qui pénètre profondément dans leur toison. De plus, pendant ces ouragans, les parties les plus sensibles des animaux, leurs naseau, leurs yeux, leurs oreilles sont criblées par la neige que le vent fait tourbillonner. Continuellement ils sont harcelés par la chute de cette poussière et, par suite, ne peuvent se reposer.

LES PONEYS DERRIÈRE LEUR MUR DE NEIGE, AU CAMP SUR LA GRANDE BARRIÈRE.

Mercredi, 8 novembre. — Jusqu’à une heure avancée de la nuit, vent, avec ciel couvert et menaçant. Nous remettrons-nous en route ? La proposition longtemps discutée rencontre de nombreux opposants. Quoi qu’il en soit, je décide de partir et, peu après minuit, l’avant-garde s’ébranle. À ma grande surprise, une fois les couvertures enlevées, les « rosses » sont en très bonne forme. À les voir traîner leurs lourds fardeaux sans l’ombre de fatigue, notre confiance augmente. Gaillardement, elles traversent les flaques molles, ne s’arrêtant que pour avaler au passage un morceau de neige.

À 1 600 mètres du bivouac, rencontré une balle de fourrage : Bowers la recueille sur son traîneau. Sa charge se trouve ainsi portée à 360 kilogrammes ; son poney, Victor, n’en repart pas moins allégrement. La piste est d’ailleurs excellente. Rarement les animaux enfoncent jusqu’aux boulets et pas du tout sur les plaques de neige dure.

Quand nous campons, ce matin, à 11 heures, il fait étonnamment chaud ; calme plat et soleil radieux. Par un pareil temps, bêtes et gens sont pleins d’entrain. Après la traversée de la zone éventée située plus au Nord, nous souhaitons la continuation de cet agréable régime.

Jeudi, 9 novembre. — Fidèles à notre programme, nous parcourons pendant la nuit un peu plus de 18 kilom. 5. L’escouade d’Atkinson, qui s’est mise en route à 11 heures du soir, couvre 11 kilom. 2 afin d’échapper à une petite brise nocturne qui heureusement tombe bientôt. Comme elle a prolongé sa grande halte, nous effectuons côte à côte la dernière partie de l’étape.

Les chiens du groupe de Meares nous ont suivis si facilement pendant cette étape que leur conducteur a songé à pousser plus loin. Les choses semblent bien tourner. Le temps est superbe, avec un soleil radieux. Le thermomètre marque −24°,4.

Vendredi, 10 novembre. — Une étape horrible. Pendant la première partie 19 kilom. 2, vent debout très frais, se changeant ensuite en tempête de neige.

Après une trotte de 5 kilom 5, Wright, qui marche en tête, éprouve de grosses difficultés à maintenir la route ; dans ces conditions mieux vaut s’arrêter. Juste au moment de dresser les tentes, retrouvé les traces du détachement du lieutenant Evans. Si le temps s’améliore, nous n’aurons qu’à les suivre. Maintenant que nous sommes campés, le vent tombe et le temps s’éclaircit.

Samedi, 11 novembre. — Juste avant le départ, légère éclaircie. La neige tombée dans la journée ne porte pas ; de plus, la surface est formée d’une croûte molle et parsemée de vieux sastrugi très durs. Une pareille piste n’est pas sans m’inquiéter, quoique je sache combien elle peut changer rapidement.

Dimanche, 12 novembre. — À 8 kilomètres du camp, l’avant-garde a atteint le dépôt du Bluff marqué l’an dernier par un pavillon. J’y ai trouvé une note très gaie du lieutenant Evans, datée du 7 courant, 7 heures du matin. Il a par conséquent cinq grands jours d’avance sur nous.

Temps horrible, couvert, sombre, neigeux. Le moral s’en ressent. Quoi qu’il en soit, le groupe des « rosses » se remet en route ; sur ces entrefaites, l’arrière-garde arrive, nous dépasse, puis accomplit une marche de 1 kilom. 8 environ ; elle campe à peu près en même temps que nous.

Lundi, 13 novembre. — Une nouvelle étape épuisante. Piste détestable et éclairage très fatigant. Les poneys s’en sont tirés, mais en arrivant ils sont très fatigués. Notre cavalerie est pour moi la source d’une constante inquiétude : elle n’a pas la vigueur qu’elle promettait en Nouvelle-Zélande. Pour le moment, le temps et le terrain sont très mauvais ; souhaitons qu’ils s’améliorent.

3 heures de l’après-midi. — Depuis quelques heures, neige abondante, laquelle vient augmenter la couche molle superficielle. Le camp est triste et silencieux, indice que les choses vont de travers. Ce matin, alors que le soleil brillait, le thermomètre s’élevait à +10° dans notre tente ; à l’extérieur, à la même heure, il marquait −23°,3.

Mardi, 14 novembre. — Piste presque aussi mauvaise qu’hier ; l’allure est cependant un peu meilleure et les esprits moins sombres. Au milieu de l’étape, le soleil se montre : après s’être ensuite voilé, de nouveau il brille à présent. Maintenant il fait même tout à fait chaud, avec cela calme plat. Les poneys se reposent.

Depuis quatre jours aucune vue de la masse noire du Bluff, bien que nous en soyons très près ; jamais je n’aurais cru la brume aussi persistante dans cette région. Si, pour déterminer notre position, nous avions compté uniquement sur des relèvements de la côte voisine, notre situation eût été aventurée. Évidemment, une série complète de cairns constitue le plus sûr moyen de retrouver sa route au milieu de cette immense plaine de neige.

LES PONEYS EN MARCHE.

Mercredi, 15 novembre. — Avons trouvé sans peine l’One Ton Camp, situé à 240 kilomètres du cap Evans. Après conseil, nous décidons d’accorder un jour de repos et d’élever à 24 kilomètres la longueur des étapes ultérieures. Les poneys ont perdu leur vigueur plus tôt qu’Oates ne l’avait prévu ; néanmoins notre camarade estime qu’ils iront jusqu’au bout. Étant donné le pessimisme habituel de notre ami, son opinion est donc encourageante. La mienne est plus optimiste. À mon avis une grande partie des poneys sont actuellement en meilleure forme qu’au départ, et il n’y a pas lieu de s’alarmer au sujet des autres, exception faite toujours des animaux les plus faibles, qui d’ailleurs ne nous ont jamais inspiré confiance.

Une note d’Evans, datée du 9, annonce le départ de son escouade pour le 80°30′ de latitude, avec quatre caisses de biscuits. En deux jours et demi, il a couvert un peu plus de 55 kilom. 5, une excellente moyenne. Cette nuit, pour la première fois depuis longtemps, nous avons aperçu le mont Discovery et la chaîne de la Royal Society ; mais il y a plus d’une semaine que l’Érébus demeure caché.

EN MARCHE VERS LE PÔLE : DÉPART DE DEUX ATTELAGES DE CHIENS SUR LA GRANDE BARRIÈRE.

Jeudi, 16 novembre. — Repos. Toute la journée, une aigre petite brise de Sud ; vers le soir, elle tombe. Température −26°,1. Les poneys très bien sous leurs couvertures et derrière leurs murs de neige. Redistribution des charges ; désormais, les bêtes les plus vigoureuses tireront 260 kilogrammes, les autres 180.

Vendredi, 17 novembre. — Dans l’ensemble, en raison de l’augmentation des charges, les poneys se sont fort bien comportés. La piste, il est vrai, a été bonne en général. On ne peut encore prévoir si la cavalerie résistera jusqu’au bout, on ne peut que l’espérer ; déjà plusieurs chevaux manifestent une certaine faiblesse provenant soit de l’âge, soit de l’imperfection du dressage.

Samedi, 18 novembre. — Les chevaux tirent mollement. La piste est peut-être un peu plus mauvaise qu’hier ; c’est, je crois, un terrain de cette sorte que désormais nous rencontrerons. À mon avis, nous emportons trop de provisions ; ce matin, après discussion à ce sujet, on a décidé d’abandonner un sac.

Les « rosses » conservent une allure satisfaisante. Suivant Oates, Chinaman pourra marcher au moins trois jours encore ; d’après Wright, une semaine. Les pronostics sont donc assez encourageants : combien cependant il eût été préférable d’avoir, au lieu de tout ce peloton, simplement dix bêtes solides ! Nous avançons, grâce au soleil, la situation paraît pleine de promesses.

Dimanche, 19 novembre. — Terrain détestable. Si les traîneaux glissent facilement, les poneys enfoncent profondément. Cette épreuve va achever Jéhu. Il est arrivé terriblement fourbu, à mon avis, il pourra tout au plus fournir une seconde étape. Eu égard à l’état de la neige, les autres chevaux se sont bien comportés. Par moments, ils enfonçaient jusqu’à mi-jambes ; une ou deux fois le petit Michael s’est même enlisé presque jusqu’au jarret. Par bonheur le temps est superbe ; sous ce rapport, la cavalerie ne souffre pas.

Mardi, 21 novembre. — 80° 35′ de latitude. La piste est décidément meilleure, aussi les poneys avancent d’un pas assuré. Aucun d’eux ne semble surmené ; j’ai donc l’espoir qu’ils pourront accomplir leur tâche. Température −25°,5, la nuit. La seule chose à craindre, c’est que la neige ne redevienne molle. Comme d’habitude, marche, puis campement pour le déjeuner.

3 kilom. 2 plus loin, par 80° 32′ de latitude, rejoint l’escouade des chauffeurs. Depuis six jours, elle nous attend. Tous sont en excellente santé, mais atteints de fringale. Une ration, amplement suffisante lorsque les hommes ont simplement à conduire des poneys, devient trop faible quand ils doivent haler à bras un traîneau. Ainsi se trouvent pleinement justifiées mes prévisions à savoir que les approvisionnements considérables emportés en vue de la rude tâche qui nous attend sur le plateau polaire ne seront pas superflus. Une fois là-haut, même avec ces livres abondants, très certainement nous serons promptement affamés. Day, quoique bien portant, est très maigre, presque décharné.

L’escouade des chauffeurs nous accompagnera trois jours ; puis Day et Hooper reviendront en arrière.

PONEYS ET TRAÎNEAU EN MARCHE.

Mercredi, 22 novembre. — Pas de changement. La cavalerie plus maigre, mais pas beaucoup plus faible. Les « rosses « marchent toujours. Deux jours encore et nous aurons dépassé le point où Shackleton abattit son premier poney. La colonne garde actuellement une allure très réglée ; si elle n’est pas rapide, elle est rarement coupée par des haltes. Les bêtes commencent, semble-t-il, à s’habituer à ce terrain peu solide et abordent mieux les nappes de neige molle.

Jeudi, 23 novembre. — Les poneys pourront, je crois, arriver à l’extrémité méridionale de la Grande Barrière ; nous n’en sommes plus qu’à 277 kilomètres. Mais ne faisons point de châteaux en Espagne, car si un ou plusieurs chevaux faiblissaient rapidement, nous pourrions nous trouver dans une mauvaise passe. La piste est à peu près dans le même état qu’hier ; avant le déjeuner, elle semblait plus facile, et, après, les poneys ont encore beaucoup mieux marché.

Vendredi, 24 novembre. — Depuis notre réunion à l’escouade des chauffeurs, cette équipe, qui hale elle-même son traîneau, part immédiatement avant les « rosses », et le second groupe suit deux ou trois heures plus tard entre les détachements.

L’heure fatale a sonné. Ce matin, l’étape terminée, le pauvre Jéhu a été amené en arrière et abattu d’un coup de feu. Alors qu’au départ il ne paraissait pas pouvoir atteindre la Pointe de la Hutte, il est arrivé à huit étapes au delà de notre terminus de l’an dernier et il aurait pu aller plus loin. Day et Hooper nous quittent ce soir. Aujourd’hui nous en sommes à notre vingt-cinquième campement.

Samedi, 25 novembre. — Maintenant que les nuits ne sont plus aussi froides, il est préférable d’arriver progressivement à accomplir les étapes pendant le jour. Aujourd’hui nous partirons deux heures plus tard, et demain pareillement.

La nuit dernière, Day et Hooper ont rebroussé chemin et nous avons inauguré notre nouvel ordre de marche. Evans, Lashley et Atkinson, qui halent à bras un traîneau de trois mètres, prennent la tête ; ensuite viennent Chinaman et James Pigs, puis, à environ dix minutes d’intervalle, le reste de la troupe.

Tout le temps de la route, le soleil a lui ; vers minuit, de légères brumes se sont levées, nous masquant presque la vue. Au Sud, apparence de terre.

Les poneys accusent de la fatigue. Aussi demain allégerons-nous leurs charges en établissant un nouveau dépôt. Pour traîner, les hommes s’aident de leurs bâtons de skis ; ils leur sont, disent-ils, d’un grand secours. Aussi, nous les emporterons sur le glacier. Encore quelques étapes et nous serons certains de pouvoir achever la première partie du voyage.


(À suivre.) Adapté par M. Charles Rabot.


L’ESCOUADE DES CHAUFFEURS : LASHLEY ; DAY ; LIEUTENANT EVANS ; HOOPER.


LE PÔLE MEURTRIER[2]

JOURNAL DE ROUTE DU CAPITAINE SCOTT
Adapté par M. Charles Rabot


III. — SUR LA GRANDE BARRIÈRE (fin)


Mauvais temps constant et marches épuisantes. — La terre en vue dans le Sud. — La neige molle cause de terribles difficultés. — Effroyable blizzard. — La caravane bloquée pendant quatre jours par la neige et la tempête. — Fin de la Grande Barrière. — Les derniers poneys sont abattus.


LE SOUS-OFFICIER CREAN.


Dimanche, 20 novembre. — Au moment du départ, ciel légèrement couvert, puis, entre 2 et 3 heures, brume. Au moment de la grande halte, nous ne pouvions plus distinguer l’avant-garde, à 300 mètres en avant de nous. Maintenant le soleil est en train de percer les nuages. Ici, par 80°35′ de latitude, nous installons le « dépôt du Milieu de la Barrière ». Comme celui du mount Hooper[3], il contient une semaine de vivres pour chaque escouade qui reviendra en arrière.

Pendant la seconde partie de l’étape, la neige a commencé à tomber. Lugubre, l’aspect de cette grande plaine de neige lorsque terre et ciel se fondent dans une même blancheur de mort, mais qu’importe quand tout va bien ? Meares assure n’avoir jamais rencontré meilleure piste,

LUGUBRE, L’ASPECT DE CETTE GRANDE PLAINE DE NEIGE.

Lundi, 27 novembre. — La plus pénible étape que nous ayons accomplie. Au départ, piste très médiocre. Contrariée par le temps, l’avant-garde avance lentement, à plusieurs reprises nous la rattrapons. Cela trouble les poneys et ralentit leur train.

De nouveau, ciel couvert ; après le blizzard d’hier, on eût pu mieux espérer. Partis à 3 heures du matin, nous ne sommes guère arrivés avant 9 heures au campement du déjeuner. La seconde partie de l’étape a été encore plus mauvaise. L’avant-garde a chaussé ses skis. Les points de repère faisant complètement défaut, il lui a été très difficile de garder la bonne direction. Pendant une halte pour la construction d’un cairn, soudainement tombe une neige à larges flocons, en même temps la température s’élève. Les patins collent littéralement au sol ; en même temps, le halage devient très laborieux. Quelques minutes plus tard, le vent de Sud se lève, et immédiatement son effet bienfaisant se manifeste. L’avant-garde abandonne alors ses patins ; ensuite plus encore qu’au début de l’étape elle éprouve de la difficulté à tenir la route. C’est seulement quand elle attaque le dernier kilomètre que le ciel s’éclaircit.

Notre marche se poursuit dans des conditions extrêmement pénibles et avec des animaux éreintés. Au moment où j’écris, neige très abondante ; Dieu sait quand elle cessera. La diminution de la provision de fourrage nous oblige à couvrir nos 24 kilomètres quotidiens, quelles que soient les circonstances. Espérerons en des temps meilleurs.

Mardi, 28 novembre. — Aujourd’hui partis à 4 heures du matin ; désormais nous conserverons cette habitude. Un vigoureux effort a été nécessaire pour accomplir ces quatre dernières étapes ; quoiqu’il en soit, pas d’anicroche. Au moment où nous avons campé, la tourmente de neige soufflait. Maintenant le ciel a meilleure apparence, le vent est tombé et le soleil luit gaîment, effaçant en partie les sombres impressions laissées par cette marche épuisante.

Ce soir, Chinaman a été abattu. Cette courageuse petite bête avait tenu bon ; elle quitte ce bas monde quelques jours seulement avant ses autres camarades. Il ne nous reste que quatre balles de fourrage de 13 kilog. 5, juste de quoi nourrir les survivants pendant une semaine ; or, nous sommes à 144 kilomètres environ de la fin de la Barrière.

Les deux poneys Snippers et Nobby suivent maintenant paisiblement les traces laissées par les chevaux qui les précèdent. Tous deux ont toujours leurs yeux rusés fixés sur leurs conducteurs, prêts à s’arrêter si lui-même s’arrête. À chaque instant, ils mangent de la neige. Combien il est agréable de n’avoir pas à mener un poney ! Vous vous trouvez délivré d’une foule de petits tracas, vous n’avez plus à maîtriser ses écarts, à veiller à ce qu’il ne ronge pas sa bride, etc. Chaque cheval a un caractère particulier ; un jour j’écrirai une étude sur la psychologie et l’individualité de ces animaux.

Le baromètre a été extraordinairement bas pendant les deux dernières tourmentes. Le coup de vent essuyé aujourd’hui a été le plus inattendu et le plus pénible des blizzards d’été que nous ayons subis dans cette région. J’espère qu’il est fini.

Mercredi, 29 novembre. — 82° 21′ de latitude. Les choses vont mieux. Aperçu la terre, hier, dans la soirée ; d’abord le mont Markham, magnifique crête hérissée de trois pics et qui semble étonnamment près, puis le cap Lyttleton et le cap Goldie.

Le terme du voyage que doit effectuer la cavalerie se trouve à moins de 112 kilomètres. Les bêtes sont fatiguées ; toutes cependant pourront encore fournir cinq jours de travail ; plusieurs même bien davantage. Chinaman a procuré quatre bons repas aux chiens ; à n’en pas douter, chacun des autres poneys produira pareille quantité de viande. Grâce à cette copieuse nourriture les chiens seront capables d’effectuer le retour. Avec leur aide seule, et sans grande perte de temps, il serait possible de poursuivre notre route ; mais il est préférable de retarder, autant que faire se peut, le moment où les hommes devront haler les traîneaux. J’espère donc du fond du cœur que nous pourrons couvrir avec nos moyens d’action complets les 112 kilomètres que nous avons encore à parcourir sur la Barrière.

Mardi, 30 novembre. — Temps très agréable pour la marche, mais étape très fatigante pour nos pauvres poneys, qui enfoncent jusqu’aux genoux ; à la fin de l’étape seulement quelques plaques un peu fermes. Malgré le soleil, il n’y a pas eu trop de « glissade » sur la neige. Par contre, les chiens ont fort bien marché, sans aucun doute, ils rendront de grands services.

Masquée tout d’abord par une fine brume blanche, la terre devient visible une fois le camp dressé. J’en prends quelques photographies.

Vendredi, 1er décembre. — Vingt-septième campement, 82°47′ de latitude. Les poneys se fatiguent vite. Sauf Nobby, ils ont leurs jours comptés. Contrairement à l’avis de plusieurs de mes camarades, j’ai décidé ce soir le sacrifice de Christophe. Les ennuis qu’il nous a causés au départ et la manière peu satisfaisante dont il s’est comporté à la fin adoucissent nos regrets.

Nous laissons ici un dépôt. Encore trois étapes et nous en aurons fini avec la Barrière. Les sept poneys survivants et les attelages de chiens nous permettront d’en sortir. Il importe que les hommes n’aient pas à haler de trop lourdes charges sur ce terrain fort pénible.

Ce matin Nobby a essayé les raquettes. Ainsi chaussé, il a admirablement marché pendant 6 kilom. 4 environ. Ces engins s’étant ensuite déformés, il fallut les lui ôter. Les raquettes sont susceptibles de rendre de grands services. Si les poneys en avaient été munis dès le début, ils ne seraient pas aussi faibles aujourd’hui. Peut-être la vue de la terre donne-t-elle un peu de courage à nos animaux.

Au départ, un beau soleil tiède. Sur la droite, les montagnes se montrent remarquablement distinctes. Un beau glacier descend du mont Longstaff dans une vallée profondément encaissée. Les avant-monts sont découpés de nombreux ravins ; par contraire, les reliefs plus élevés semblent peu disséqués et présentent une prédominance de sommets arrondis. En face de nous se découvre un escarpement jaune foncé, flanqué de roches noires.

LE CAMP DES CHIENS SUR LA GRANDE BARRIÈRE.

Samedi, 2 décembre. — La disette de fourrage nous oblige à abattre notre cavalerie, mais nous sommes au 83° de latitude, presque certains d’arriver au but. Ce soir, éclaircie ; les choses prennent meilleure tournure. Combien difficile aurait été cette marche sur une éternelle étendue blanche, si une escouade n’avait précédé la caravane pour indiquer la route.

Les chiens vont à merveille ; à partir de demain, ils recevront une charge plus lourde. Si nous couvrons la prochaine étape, nous tuerons un nouveau poney à l’arrivée au bivouac ; nous ne posséderons plus alors que trois jours de vivres pour les cinq survivants. Tout s’annonce bien, si seulement le temps nous permet de découvrir le passage conduisant au glacier Beardmore. Dans son journal de route, Wild, un des compagnons de Shackleton, signale le 15 décembre comme leur premier jour de mauvais temps depuis un mois. Pour nous, au contraire, jusqu’ici un ciel serein a été l’exception. Néanmoins, pas un jour nous ne nous sommes arrêtés. Au moment où le camp est installé, la température est si élevée que la neige fond en tombant, tout par suite est trempé. Hier, Oates a pris dans ma tente la place de Cherry-Garrard.

Nous nous sommes mis au régime de la viande de cheval ; l’ordinaire est si copieux que personne ne se plaint de la faim.

Dimanche, 3 décembre. — Temps épouvantable jusqu’à midi. Puis les nuages se déchirent : la terre apparaît. À 1 h. 30, beau soleil, et à 2 heures en route. De tous côtés des montagnes en vue : sauf quelques nuages dans le Sud-Est, les apparences sont bonnes. Un quart d’heure après le départ, ces nuages grandissent ; à 2 h. 30, ils masquent la terre ; une demi-heure plus tard, ils sont sur nous. Le soleil s’éteint alors dans une neige épaisse ; et la marche devient littéralement épuisante. Extraordinairement rapide a été ce changement de temps. Malgré tout, nous avons abattu 18 kilom. 4. À 7 heures du soir, campé après une marche atroce. Nous en sommes à notre vingt-huitième campement.

Lundi, 4 décembre. — Encore un blizzard, celui-ci très violent ; on dirait un poudroiement de farine, tellement intense est déjà le chasse-neige. Nous élevons de nouveaux murs pour abriter les poneys, un travail fastidieux, mais combien utile au bien-être de la cavalerie. Les animaux semblent à moitié endormis, et n’ont pas froid du tout.

La nuit dernière, les chiens nous ont rejoints et, ce matin, le détachement d’Evans. Nous sommes donc tous réunis. Le lieutenant Evans a éprouvé de grandes difficultés à retrouver nos traces ; sans elles, il n’aurait pas réussi à nous rallier, assure-t-il.

Impossible, par pareil temps, de pousser en avant, impossible également d’expliquer cette tempête. La nuit dernière, le baromètre a éprouvé une hausse considérable, s’élevant de 721,3 à 734,5, mm. Évidemment les conditions atmosphériques habituelles se trouvent bouleversées. Point d’autre ressource que d’attendre une embellie et de garder bon espoir, mais je ne puis me défendre d’un sentiment d’amertume en pensant au temps magnifique qui a favorisé nos prédécesseurs.

Devant nous s’élèvent le mont Hope, arrondi par le passage de la glace et couvert d’éboulis, puis le col conduisant au glacier Beardmore. Nous l’atteindrons assez facilement demain, si le temps nous permet d’accomplir 19 kilomètres. Évidemment l’été est mauvais, et cette pensée est quelque peu décourageante. Enfin, à chaque jour suffit sa peine. Nous avons presque accompli la première partie du voyage.

Les poneys ont été extraordinaires, traversant sans broncher la neige paisse qui remplit les dépressions. Ils sont en bien meilleur état que ne l’étaient ceux de Shackleton. Si notre provision de fourrage n’était épuisée, ils pourraient certainement couvrir encore bien des kilomètres. Les chiens sont tout simplement admirables ; ils sont arrivés affamés. Aussi a-t-il fallu abattre le pauvre petit Michael ; comme les autres, ce cheval était très gras. Toutes les escouades consomment de la viande de poney et s’en félicitent grandement. Durant ces deux jours, nous n’avons perdu que 8 à 10 kilomètres sur les prévisions du programme. Toutefois le détraquement du temps m’inquiète pour le moment où nous serons sur le glacier ; là, plus que partout ailleurs, nous aurons besoin d’un ciel clair.

Du dernier campement, nous avons constaté que dans le Sud-Sud-Est la Barrière s’étend jusqu’à une très haute latitude. Si Amundsen suit cette route et rencontre des circonstances favorables, la distance qu’il aura à parcourir sur le plateau se trouvera peut-être réduite de 160 kilomètres environ. L’an prochain, lorsque nous aurons reçu un nouveau train d’équipages, il sera tentant d’entreprendre quelque chose dans cette direction.

LE LIEUTENANT EVANS.

Mardi, 5 décembre. — Toute la journée tempête ; avec cela, la plus abondante chute de neige que j’aie jamais observée. Les amas entassés par le vent contre les tentes sont énormes.

Dans la matinée, température : 2°,7 sous zéro ; dans l’après-midi −0°,5. La neige fond en tombant sur les toiles, sur les traîneaux et sur les vêtements. Les tentes sont traversées de suintements d’eau. De petites cascades descendent le long de leurs piquets et les toiles qui recouvrent le sol, transpercées, mouillent les sacs de couchage ; bref, tout est trempé. Si un coup de froid survient avant que nous ayons eu le temps de faire sécher le matériel, la situation sera agréable !

Que peut-il bien se passer sur la terre pour qu’à cette époque de l’année survienne un bouleversement pareil ? La mauvaise chance nous a poursuivis jusqu’ici, mais la fortune peut encore nous sourire. On ne pourrait pas marcher aujourd’hui le vent dans le dos ; en tout cas il serait sûrement impossible d’avancer en faisant front à une telle tourmente. Quelque perturbation profonde rend-elle dans cette région l’été actuel particulièrement tempétueux, ou bien sommes-nous simplement victimes de conditions locales exceptionnelles ? La seconde hypothèse suggère des réflexions. Ainsi, nous lutterions contre des circonstances adverses, tandis que d’autres avanceraient comme en se jouant sous un soleil magnifique. Combien grande est la part du hasard dans une expédition ! Ni la prévoyance la plus attentive, ni l’expérience la plus sûre n’auraient pu admettre de pareilles éventualités et suggérer des mesures utiles.

Mercredi, 6 décembre. — L’ouragan continue à faire rage. Nous campons dans le « Bourbier du Désespoir ». La température s’élève à +0°,5 ; dans la tente, tout est mouillé. Après un tour au dehors, on est trempé, comme si on avait reçu une grosse averse, et, quand on rentre, des filets d’eau coulent de vos vêtements. Autour des murs des poneys, des tentes et des traîneaux, les amas de neige s’élèvent de plus en plus. Bien triste la mine de nos pauvres chevaux ! Non, véritablement, c’est décourageant, et dire que nous sommes à 18 kilomètres seulement, du glacier Beardmore ! La désespérance vous envahit, il est difficile de la combattre. En de telles circonstances, quelle dose de patience il faut posséder !

Jeudi, 7 décembre. — Toujours la tempête ! Cela devient inquiétant. Ce soir, il ne restera plus pour les poneys qu’une petite ration ; demain il faudra donc ou poursuivre la marche, ou sacrifier les animaux. La situation pourrait être encore plus mauvaise, car, en fin de compte, avec l’aide des chiens il sera possible de nous tirer d’affaire. Le plus grave, c’est que ce matin nous avons entamé les vivres destinés à la consommation sur le glacier, c’est-à-dire ceux qui ne devraient être attaqués qu’après l’installation du dépôt au pied du Beardmore. Par suite la première escouade ne nous accompagnera qu’une quinzaine à dater d’aujourd’hui.

Minuit. — La tempête ne paraît pas mollir. Les prodromes d’embellie observés la nuit dernière ont disparu vers 3 heures du matin ; à ce moment, le vent a augmenté et la température montait de nouveau. Bientôt après l’ouragan avait repris toute sa force. Pas le moindre indice permettant de prévoir la fin prochaine de cette effroyable tourmente, et impossibilité absolue de bouger. Il faut se résigner à la mauvaise fortune ; mais c’est plus facile à dire qu’à faire. Une telle adversité est imméritée, quand le programme a été établi avec tant de soin et qu’un premier succès semblait imminent. Si le plan de voyage était à refaire, je ne vois point quelle modification il devrait subir. La marge laissée pour le mauvais temps, calculée d’après l’expérience de toutes les expéditions antérieures, était suffisamment large ; au mois de décembre, habituellement le plus beau de l’été antarctique, nul n’eût pu prévoir une pareille succession de tempêtes. Combien il est pénible de demeurer dans son sac de couchage trempé, en proie au découragement, tandis que cela va de mal en pis, sans le moindre espoir d’une amélioration. (Température : 0°.)

Meares souffrait depuis longtemps d’une violente attaque d’ophtalmie à l’œil ; ce repos forcé le soulagera. Naturellement personne n’est gai ; vienne une occasion, la belle humeur renaîtra aussitôt. La nuit dernière, alors qu’une passagère lueur d’espoir a brillé, des rires se sont fait entendre.

Exaspérante, cette situation ! Être contraint à l’inaction lorsque chaque jour et même chaque heure perdue diminuent les chances de succès ! Et combien décourageant, le spectacle des choses environnantes ! Les tentes toutes moirées de gouttelettes, leurs montants reluisants d’eau ; au milieu de nos abris, suspendues au plafond, des chaussettes crottées et ruisselantes ; partout une humidité pénétrante ; puis c’est l’éternel tambourinement de la neige et l’incessant claquement des toiles agitées, et, au dehors, un mur blanc qui semble vouloir vous étouffer. En même temps, la pensée d’un échec possible nous torture. Baste ! après tout, continuons la lutte et, dans les difficultés qui surgissent, puisons un stimulant à notre courage.

Vendredi, 8 décembre. — Toujours la même neige lugubre et le même vent endiablé. À 10 heures, déjeuné ; deux heures plus tard la brise est tombée. Aussitôt nous travaillons, à dégager les traîneaux, une rude tâche ! Ensuite changé de place les tentes. Sous le poids des monceaux de neige accumulés sur les bords, nos abris se sont recroquevillés. Leurs anciens emplacements forment à présent des fosses profondes dont la dépression centrale est remplie de neige fondante. Ce changement de place nous procure un bien-être relatif, surtout maintenant que le vent a molli.

Vers 4 heures, quelques éclaircies, un pâle soleil luit et des morceaux de montagnes embrumées apparaissent. La tempête est devenue une agréable brise ; l’espoir commence à luire. Hélas ! encore une fois le soleil disparaît et la neige tombe. La situation paraît désespérée. Cet après-midi l’équipe du lieutenant Evans a fait un essai de traînage. Un véhicule a pu être mis en mouvement par quatre hommes munis de skis. Sans les patins ils auraient enfoncé jusqu’aux genoux ! La neige est terriblement profonde. Nous faisons une tentative pour faire marcher Nobby ; la pauvre bête barbote jusqu’au ventre.

Wilson pense que les poneys sont à bout, au contraire, de l’avis d’Oates. Malgré l’état déplorable de la piste, ils pourront encore fournir une étape dans le cas où nous pourrons nous remettre en route demain. Sinon, il faudra les abattre et continuer, en halant les traîneaux avec des équipes d’hommes chaussés de skis et au moyen des chiens. Sur un pareil terrain, que pourront faire ces animaux ? Je redoute qu’eux aussi soient impuissants. Oh ! un peu de beau temps, ne fût-ce que jusqu’au glacier !

Onze heures du soir. — Le vent a tourné au Nord et voici enfin l’éclaircie souhaitée. Le soleil se montre, et la terre sort de la brume. Le thermomètre est descendu à −3°,2, aussitôt l’humidité diminue. Avec les promesses d’amélioration que nous apporte la soirée, ce serait vraiment trop si, demain matin, le mauvais temps recommençait. La perspective de pouvoir enfin bouger ramène la gaîtė. Avec impatience les poneys attendent leur maigre pitance ; grâce aux économies récemment faites, ils ne souffrent pas cependant de la faim. Après une pareille épreuve, ils semblent étonnamment bien en forme. Ce soir, les choses prennent meilleure tournure, mais rien ne pourra nous faire regagner ces quatre jours perdus.

LES TRAÎNEAUX EN MARCHE.

Samedi, 9 décembre. — Deux ou trois fois pendant la nuit, je sors pour examiner le temps ; il s’améliore.

À 5 h. 30 lever et à 8 heures départ. Marche extrêmement pénible. L’énorme chute de neige tombée pendant la tempête a recouvert le glacier d’une couche abominablement molle. Lorsqu’un homme marche en tête, nos pauvres bêtes avancent encore assez bien. Mais arriverons-nous jamais à frayer la route. L’escouade du lieutenant Evans est chargée de cette besogne. Bowers et Cherry-Garrard marchent en tête avec un traîneau de 3 mètres. Très péniblement, nous parvenons à parcourir ainsi environ 1 kilomètre et demi. La situation fut sauvée par le sous-officier Evans. Toujours ingénieux, il a l’idée d’attacher à Snatcher notre dernière paire de raquettes. Dès lors la bête avance sans qu’il soit besoin de la presser et les autres suivent ; à tour de rôle, chaque poney est placé derrière celui qui fraye la route. Nous allons ainsi tout le jour sans nous arrêter pour déjeuner.

À 8 heures du soir, nous arrivons à 1 kilomètre et demi de la pente conduisant au col nommé par Shackleton le Gateway (le chemin de la Porte). Je comptais le franchir avec les poneys et cela quelques jours plus tôt : ce qui serait arrivé sans le maudit blizzard que nous venons de subir. Cette tempête a porté un rude coup à l’expédition ; cependant si elle n’a pas rendu la piste impraticable, rien n’est encore désespéré.

Une fois le camp dressé, les poneys sont abattus. Pauvres bêtes ! elle se sont admirablement comportées dans les circonstances terribles au milieu desquelles elles se sont trouvées. Bien pénible nous est la nécessité de les abattre si tôt.

Le paysage est grandiose. Le col s’ouvre entre trois hautes masses de granit à droite et un contrefort accidenté du mont Hope à gauche. La terre est beaucoup plus enneigée qu’elle ne l’était avant la tempête. Malgré l’incertitude de l’avenir, ce soir nous sommes tous joyeux.

  1. Pendant son voyage au Pôle, le commandant Scott a noté chaque jour dans son journal, comme il l’eût fait sur son livre de bord au cours d’une navigation, tous les événements intéressant la marche de l’expédition. C’est, par suite, un memento de tous les mouvements des diverses escouades de la caravane, une série de notes brèves destinées à rappeler des faits à celui qui en avait été témoin et qui devait lui permettre de rédiger ultérieurement une relation de ces faits. Aussi bien, pour permettre au lecteur de suivre ce document, nous paraît-il utile d’indiquer dès le début l’ordre général de marche adopté par le commandant Scott. Chaque étape, qu’elle eût lieu le jour ou la nuit, était divisée en deux parties. En quittant son bivouac, la colonne avançait pendant plusieurs heures jusqu’au second déjeuner, le lunch. À ce moment avait lieu la grande halte, pendant laquelle les tentes étaient dressées, afin de préparer le repas et de le manger ensuite à l’abri du vent et de la neige. Après cela, on repartait et, après avoir couvert un certain nombre de kilomètres, on campait de nouveau pendant huit ou dix heures. Il est d’autre part utile de faire observer que la caravane avançait non pas groupée en une seule colonne, mais partagée en quatre escouades marchant à des vitesses différentes. (Note du traducteur.)
  2. Suite. Voyez pages 13, 25, 37 et 49.
  3. Monticule de neige élevé par le lieutenant Evans au camp où il attendit le gros de la caravane par 80°52′ de latitude Sud. (Note du traducteur.)