Le Pèlerin de Sainte Anne/Tome II/Le bonhomme Ferron

C. Darveau (IIp. 211-221).

XXI

LE BONHOMME FERRON


Désireux de savoir ce qui se passait à la demeure de M. Lepage, et ce qu’était devenu son fidèle camarade le charlatan, Saint Pierre se rendit au Château-Richer. Ceux qui le connaissaient ne le reconnurent point. Son crâne dénudé se perdait dans une riche chevelure noire, une longue moustache en brosse tombait comme un voile devant ses lèvres, et des lunettes en verres enfumés dérobaient les reflets fauves de ses yeux. Il s’arrêta à la porte voisine de chez Lepage, demanda de l’eau pour son cheval, et lia conversation, de l’air le plus indifférent du monde, avec le garçon de la ferme. Il apprit, en peu d’instants, plus de nouvelles qu’il n’espérait en recueillir. Le garçon loquace éprouvait un véritable plaisir à raconter les événements qui avaient, depuis quelques jours, tant agité la paroisse. Il n’omit aucun détail. Le vieux Saint Pierre avait besoin de ses lunettes pour cacher l’étonnement que trahissait son regard. Il mordait sa fausse moustache. Il remercia poliment le garçon bienveillant et babillard ; monta dans la calèche, tira sur les guides, fit virer le cheval, et reprit au grand trot le chemin de la ville. Le garçon pensa :

— Voilà un drôle ! Il vient ici pour faire boire un cheval qui n’a pas soif, et s’en retourne sans plus de façon.

Le vieux Saint-Pierre est songeur :

— L’horizon s’assombrit, pense-t-il : la foudre nous menace. Il n’y a plus à reculer. Le plus tôt sera le mieux.

Il arrive de bonne heure à Québec, et retrouve ses compagnons réunis chez Mademoiselle Paméla. La réunion est silencieuse. L’inquiétude se lit sur toutes les figures.

— Eh bien ! quelles nouvelles ? demandent à la fois les brigands en voyant entrer leur chef.

— Mauvaises, répond le vieux Saint Pierre en ôtant ses lunettes, sa perruque et sa moustache.

— Mauvaises ?… Il est mort ?

— Non !… il peut en revenir.

— L’enfant est retrouvée ? demande le maître d’école.

— Oui… mais ce n’est rien, cela.

— Qu’y-a-t-il donc alors ? parlez !

— Nous sommes découverts !

— Découverts ?

— Oui.

— Et par qui ? Le docteur a-t-il parlé ? nous a-t-il trahis ?

— Non !

— Le muet ! je gage que c’est le muet, dit Charlot. Il était chez Lepage cette nuit-là, comme vous le savez.

— C’est lui ! s’écrient les autres.

— Que parlez vous de muet ? répond le chef, il n’y en a plus de muet !…

Un cri de joie retentit :

— Il est mort ! Vous l’avez tué ?

— Non !…

Il se fait un moment de silence. Le vieux continue d’un air morose et désespéré : Le muet a parlé !

— Le muet a parlé ? Que voulez-vous dire ?

— Il a été guéri miraculeusement par Sainte Anne, hier, pendant la messe.

— Vous vous moquez de nous ?

— Hélas ! vous verrez.

— Où est-il ?

— Chez Lepage.

— L’avez-vous vu ?

— Non ! je n’ai pas osé entrer dans cette maison. Je me suis arrêté chez le voisin, et là j’ai tout appris.

— Le muet parle ! Le muet parle !… murmurent, dans leur stupeur, les scélérats.

— C’est lui, ajoute le chef, qui s’est embarqué dans un canot pour nous sauver pendant l’orage. Il est venu sur l’ilet où nous étions et il a surpris nos desseins.

Charlot, se levant furieux : Si vous m’aviez écouté quand j’ai voulu le tuer, la nuit du vol, à Lotbinière, tout cela ne serait pas arrivé… et nous serions tranquilles, à l’abri des soupçons et des recherches.

On peut le tuer. Il en est temps encore ! fut-il répondu.

— Il doit aller à Lotbinière cette semaine.

Un éclair illumine soudain la face diabolique du maître d’école.

— Il y a, sur la terre du pupille, une cachette magnifique, et le pupille passera nécessairement auprès, s’écrie-t-il.

— Ensuite ?

— Ensuite ! vous ne devinez pas ?…

Un murmure approbateur s’élève.

— Chef, vous n’êtes pas connu chez nous, continue Racette, vous allez venir avec moi sous prétexte d’acheter une terre.

— Voilà qui est singulier, répond Saint Pierre, cette même pensée d’aller acheter une terre m’est venue à l’esprit, tout à l’heure en remontant du Château.

— Soyez fermes et sans pitié, cette fois, dit Charlot. Notre vie est au jeu, s’il échappe, nous n’échapperons pas, nous.

Le lendemain, le chef et le maître d’école partirent pour Lotbinière.

Vers la fin de la semaine, le charlatan fut mis sur un lit de plume et transporté dans une voiture aux ressorts pliants, à l’auberge de l’Oiseau de proie. Il poussa bien, le long de la route, quelques cris de douleur, malgré toute l’attention dont il fut entouré, malgré l’allure calme et lente du cheval qui le menait.

Lepage avait bien fait sa part de sacrifices et de charité. Le pèlerin lui avait dit que la demeure ordinaire du charlatan était à la taverne de la mère Labourique.

— Que madame Labourique le soigne à son tour, avait répondu Lepage, en attendant qu’il soit livré à la justice.

Mais la vieille hôtelière éprouva de la répugnance à recevoir le malade. Elle dut le garder, cependant, car on le lui laissa.

Le pèlerin s’était rendu la veille à Québec. Sa première visite avait été pour l’humble église de la basse ville. C’était dans ce sanctuaire vénéré que, six mois auparavant, environ, il avait versé les premières larmes du repentir et ressenti les ineffables délices de l’amour divin. Il revit avec bonheur le bon prêtre qui avait donné à la petite Marie Louise et à Geneviève un refuge qu’un dessein de Dieu devait seul faire découvrir à leurs persécuteurs. La nouvelle de sa guérison merveilleuse fit grand bruit, et les âmes dévotes se portèrent en foule aux églises pour en remercier le Seigneur.

Lorsque la voiture qui portait le docteur au sirop passa dans la rue Notre Dame, le pèlerin revenait de la Place. Il était allé demander si quelque bateau partait pour Lotbinière. Un peu par curiosité, et pour voir comment la mère Labourique allait recevoir son ami le charlatan, il revint sur ses pas et prit la rue Champlain. Plusieurs habitants qui se rendaient sur le marché, rebroussèrent aussi chemin, après avoir appris l’aventure du blessé, puis, faisant cortège à la voiture, se rendirent à l’Oiseau de proie. Parmi eux se trouvaient un vieillard. Et ce vieillard disait d’une voix chevrotante :

— Il y a dix ans que je ne suis pas venu à la ville ; je m’adonne bien pour apprendre des nouvelles.

— Oui, père Ferron, répondit un voisin, c’est quelque chose de curieux à voir que ce malfaiteur pris au piège… Puis la nouvelle de la guérison du muet… Puis la découverte de cette bande de voleurs !…

— Et ce ne sera peut-être pas tout… Bien des choses vont être dévoilées à présent.

Djos et les habitants entrèrent dans l’auberge.

L’un d’eux apercevant le pèlerin, s’écrie :

— Mais c’est lui !

Et il s’approche du jeune homme pour lui donner la main, disant :

— C’est vous qui étiez, muet ?… qui avez demeuré, cet été, chez Asselin ? Est-ce vrai que vous parlez maintenant ? que la bonne Sainte Anne vous a guéri ?…

— Oui, monsieur Blanchet, c’est vrai : vous le voyez.

— C’est bien extraordinaire !

— Le châtiment que Dieu m’avait infligé n’était pas moins étonnant. Le Seigneur est grand dans sa miséricorde comme il est grand dans sa justice.

— On dit, reprit l’habitant curieux, que vous êtes le fils de ce pauvre défunt Jean Letellier ?

— On dit vrai, je le suis.

Les autres personnes, curieuses, entourèrent le pèlerin.

— Quoi ! dit le vieillard qui n’était pas venu à la ville depuis dix ans, tu es le garçon de Jean Tellier, toi ?… je t’ai vu bien petit, tout petit… et comme te voilà grand et gros maintenant !… Tu ne me reconnais pas, moi ; j’ai vieilli, j’ai changé, le chagrin, les soucis…

Le pèlerin regardait attentivement le vieillard :

— Je crois vous reconnaître, dit-il, je me rappelle de vous. Vous êtes le père Ferron ?

— Eh oui !… eh oui ! Tu as bonne mémoire, reprend le vieillard.

— Je me souviens que nous allions, tout petits, vous voir ferrer les chevaux dans votre boutique. Vous êtes forgeron ?

— Je l’étais : maintenant je ne vaux plus rien, et je suis à charge aux autres : c’est mon garçon Jacques qui forge ; c’est à peine si je peux faire un clou.

— Et votre garçon Clodomir, qu’est-il devenu ?

— Clodomir ? oh ! il m’a causé bien de la peine celui-là.

— À moi aussi, quand nous allions à l’école ensemble.

— Il est parti de la maison depuis longtemps, continue le vieillard, et il ne m’a jamais envoyé de ses nouvelles. Il n’a pas de cœur.

— Vous ne savez pas où il est ?

— Non… non je ne le sais point…

— Il est ici ! murmure une voix basse et souffrante.

Tout le monde se détourne cherchant qui parle de même.

— Il est ici ! répète la voix mourante.

— Lui ! s’écrient à la fois tous les gens.

Le charlatan répète pour la troisième fois :

— Il est ici ! c’est moi…

— Mon Dieu ! serait-il possible ? dit le vieillard en joignant les mains.

Et s’approchant du malade, il le considère longtemps avec attention. Goutte à goutte des larmes tombent de ses yeux. On l’entend murmurer, comme se parlant à lui-même :  Oui c’est lui !… c’est bien lui !… je le reconnais… j’ai vécu un jour de trop !…

Le charlatan regarde pleurer son père et demeure impassible. On dirait par moment qu’il jouit de la douleur du vieillard infortuné. Le pèlerin se tient aussi lui tout près du malade, et le regarde avec fixité, cherchant à se rappeler les traits du jeune gamin qui l’a maltraité souvent dans son enfance. Le charlatan le repousse de sa main faible et débile.

Le père Ferron regretta bien d’être venu à Québec :

— Je n’aurais peut-être jamais connu toute l’étendue de ma honte et de ma douleur, disait-il à ceux qui tâchaient de le consoler.

Après quelques jours passés à l’auberge de la mère Labourique, le malade fut transporté à l’hôpital, et la police attentive surveilla à son rétablissement.