Le Pèlerin de Sainte Anne/Tome II/La tombe du ruisseau

C. Darveau (IIp. 221-232).

XXII

LA TOMBE DU RUISSEAU.


Le maître d’école et le chef des voleurs se rendirent à Lotbinière. Tout entier à l’allégresse dont son âme était remplie, le pauvre pèlerin ne pensait point que la haine implacable des voleurs lui préparait une mort prompte et cruelle ! Il renaissait à la vie, en retrouvant la paix de la conscience et les attachements du cœur, et les brigands s’apprêtaient à faire surgir devant ses yeux le spectre de la mort. Qui pourra jamais deviner les secrets du lendemain ? Et qui nous assure que nous qui sommes allègres aujourd’hui, comme l’insecte qui chante sur un brin de verdure, nous ne serons pas, demain, couchés sous un linceul ? En nous promenant dans la prairie, au jour de la moisson, nous écrasons sous notre pied distrait l’insecte heureux qui vit d’amour et de soleil ; ainsi, pendant que nous nous berçons de rêves suaves et de voluptueuses espérances, le pied vagabond de la fatalité se lève en silence pour nous broyer. La mort d’un insecte ne saurait interrompre le concert de la prairie : notre mort ne peut, non plus, interrompre le concert du monde.

Eusèbe n’a pas encore appris la guérison du muet. Il repose dans un sommeil calme, quand son beau frère et le vieux Saint Pierre arrivent à sa demeure. Ils frappent. Madame Asselin s’éveille la première. Elle secoue un peu vivement son mari, en disant : Eusèbe, on cogne à la porte !

Eusèbe sort du lit en se dessillant les yeux d’une main engourdie. Il ouvre, et ne reconnaît pas de suite les deux brigands.

— Diable ! dit le maître d’école, dors-tu encore ? Tu ne nous reconnais point.

— Tiens ! c’est Racette, je compte ?

— Eh oui ! comment ça va-t-il ici ?

— Assez bien. Et chez vous ?

— Assez mal.

— Comment ? Paméla est-elle malade ?

— Non ! je te dirai cela dans un instant.

— Attendez ! je vais allumer la chandelle : asseyez-vous !

Quand la lumière se répandit dans l’appartement, Asselin salua le compagnon de son beau-frère et lui donna la main. Le vieillard s’était déguisé.

— C’est un bourgeois de Québec qui vient dans le dessein d’acheter une terre ici, dit le maître d’école en présentant son camarade.

— Je vais faire lever Caroline, reprit Eusèbe, vous avez besoin de manger et de dormir, je suppose.

— Ma foi ! oui, répondit le chef au nom des deux.

Caroline se leva. Pendant qu’elle servait la table, le maître d’école raconta sa descente au Château Richer, l’orage, l’enlèvement de l’enfant, l’intervention du muet, puis le miracle étonnant arrivé à Sainte Anne en faveur de ce garçon. Asselin ne pouvait revenir de son étonnement à la nouvelle de la guérison du muet. Sa femme avait oublié la table, et, debout devant les deux nouveaux venus, les poings sur les hanches, elle recueillait avec avidité toutes leurs paroles, et ses yeux lançaient parfois des étincelles de fureur, et sa figure prenait toutes les expressions, depuis la crainte jusqu’à la férocité. Et quand le chef dit que le pèlerin affirmait se nommer Joseph Letellier, et s’apprêtait à venir à Lotbinière se faire reconnaître par ses tuteurs et ses parents, la femme méchante frappa du pied avec fureur, en s’écriant : Vous n’êtes pas des hommes, vous autres ! Ah ! si vous aviez seulement la moitié de mon courage !…

Le chef sourit. Il comprenait qu’il avait une fameuse auxiliaire en cette étrange créature. Il répondit avec une indifférence affectée :

— Nous arrangerons cela ensemble, madame.

Asselin penchait la tête et ne disait rien. Et personne ne pouvait deviner ce qui se passait dans son esprit. Le maître d’école crut que c’était le moment de relever ou soutenir l’énergie et la détermination de ses parents ; il leur apprit qu’à force de recherches, tours et ruses, il était parvenu à retrouver une bonne partie de leur argent. Ce fut, de la part de la femme avare, un cri de joie à faire trembler la maison. Son mari, bien content aussi, fut moins bruyant et plus réservé. L’argent rendu fut compté. Madame Eusèbe tournait et retournait, près de la chandelle, les piastres de France et d’Espagne, qui n’avaient pas perdu leur antique éclat. Ses yeux s’ouvraient grands pour les admirer, et, pour les retenir, ses mains se fermaient comme des serres.

La maison d’Asselin retomba de nouveau dans le calme ; tout le monde s’était mis au lit. Personne, cependant, ne dormait. Il avait été décidé que l’on accueillerait l’orphelin avec une joie feinte.

Le lendemain, le maître d’école lui-même annonça, dans le village, l’heureuse nouvelle du miracle de Sainte Anne, et l’arrivée prochaine du pèlerin. Il avoua s’être défié de ce garçon qu’il ne pouvait reconnaître, et, pour prévenir l’opinion publique, il dit qu’il avait voulu rendre la petite Marie-Louise à ses tuteurs et à sa famille, en allant au Château Richer la ravir à ses parents adoptifs ; que la rumeur avait fait, de ce tour innocent et permis, une action infâme, un forfait épouvantable. Il ajoutait : Vous jugerez par vous-mêmes : l’enfant reviendra et vous verrez si elle ne m’aime pas encore, et si elle a quelque raison de se plaindre de moi.

On trouva toute naturelle la tentative de l’enlèvement ; et la conduite du maître d’école parut justifiable. Comment se défier d’un homme qui se cache sous le masque de l’honnêteté ? L’hypocrisie fait plus de dupes que tous les autres vices ensemble.

Racette s’enquit des terres à vendre, et dit qu’un bourgeois de la ville, désireux de se retirer à la campagne, était venu avec lui, dans l’intention d’acheter une propriété dans le voisinage de l’église. On lui dit qu’une veuve en avait acheté une dernièrement et qu’elle la revendrait peut-être.

Saint Pierre ne sortit guère le lendemain de son arrivée à Lotbinière. Pendant qu’Asselin vaquait à ses travaux du dehors, il s’entendit avec madame Asselin au sujet du pupille. Il ne lui dit pas, le vieux rusé, comme il craignait les révélations du jeune homme, et voulait le mettre dans l’impossibilité de rien prouver ; mais il lui jura qu’il ne ferait que par galanterie et dévouement pour elle ce qu’elle désirait. Madame Eusèbe fut doublement heureuse.

Il y avait sur la terre du pupille, à une vingtaine d’arpents du chemin de front, sur le bord sablonneux d’un ruisseau, une vieille cave à patates. Dès que le pupille serait arrivé dans la paroisse, Saint Pierre devait disparaître. Racette lui-même le conduirait vers le soir, avec la voiture de son beau-frère, à une certaine distance. Ils reviendraient tous deux pendant la nuit. Le vieillard se rendrait alors dans la cave sur le bord du ruisseau, et là, armé d’un bon fusil, le fusil d’Asselin, muni de liqueurs et de provisions de bouche, il attendrait qu’un hasard heureux fit passer à sa portée le dangereux pèlerin. Madame Eusèbe s’obligeait à aider le hasard, afin que le bandit ne languit pas trop longtemps dans sa noire et triste cachette.

Le soir arrivé, le chef des voleurs et son adepte nouveau, chacun portant une bêche sur son épaule, sortirent furtivement de la maison d’Asselin et prirent à travers les champs. L’obscurité était épaisse. Mais, bientôt, la lune parut grande et sereine au-dessus des bois, et sa lueur était pareille à l’éclat d’un incendie lointain. Elle monta lentement dans le ciel, et les étoiles jalouses se cachèrent sur son passage. Les deux brigands arrivèrent au ruisseau. Sur le bord de la côte, la cave s’élevait noire au milieu du sable faune. L’eau dormait dans les échancrures nombreuses. De place en place, un arbre tombé en travers, des branches, des souches entassées formaient de petites digues qui retenaient l’onde fraîche, ou des ponts capricieux que défaisaient, pour les refaire plus loin, les orages de l’automne. En avant de ces barrages, le ruisseau paraissait désséché. Du côté sud la berge accore était ombragée de beaux érables. C’était la sucrerie. La lune éparpilla dans les flaques d’eau paisibles ses paillettes étincelantes. Les brigands descendirent dans le ruisseau. Courbés sur leurs bêches il se mirent à creuser en silence. Les pelles rejetaient le sable par un mouvement sinistre et régulier. Le trou béant prit l’aspect d’une fosse.

— Est-elle assez profonde ? demande le maître d’école.

— Creusons encore ; il vaut mieux creuser trop que pas assez. Et les deux bandits se remirent à l’œuvre avec une ardeur nouvelle, et la sueur inondait leurs fronts.

— Il sera facile, dit, sans interrompre son travail, le vieux Saint Pierre, il sera facile de faire passer ici l’eau du ruisseau.

— Nous entasserons les arrachis de l’autre côté, répondit le maître d’école.

Alors un léger craquement de branches se fait entendre dans l’érablière. Les deux vauriens lèvent les yeux. À travers la sombre colonnade formée par les troncs des érables, ils voient passer une forme légère, blanche et fantastique. Surpris, ils se taisent et se blottissent contre le barrage de souches et de branches. L’apparition s’approche toujours, paraissant et disparaissant tour à tour, comme une voile blanche qui glisse derrière un rideau de peupliers. Ses bras, pour écarter les broussailles, s’étendaient comme les bras des nageurs. Elle s’arrête vis-à-vis la fosse mystérieuse et se penche sur la berge.

Les brigands sont inquiets et contrariés. Tout-à-coup le blanc fantôme écarte ses mains pâles et s’écrie :

— L’avez-vous tuée ?… Creusez-vous sa tombe ?… Ah ! rendez-moi son cadavre que je le couvre de baisers et de pleurs !… Pourquoi l’enterrez-vous ici ? Cette terre n’est pas bénite, et personne ne viendra prier ici pour l’enfant martyre !… Ici l’on enterre les chiens et les maudits !

Le vieux Saint Pierre eût voulu ne pas ouïr cette parole qui le glaça, malgré lui, d’une crainte vague et superstitieuse. Le fantôme continue.

— J’ai promis à sa mère de la sauver ! J’étais perdu alors… je tombais ! je tombais ! je tombais !… Sa mère m’a dit de la porter au pied de la croix, sur le sommet de la côte de sable… Où est la croix ? je ne la vois plus !… Je vois le monstre au fond de l’abîme !… Il est là !… il m’appelle !… Ses promesses sont menteuses, son amour est mortel !… Le sable roule sous mes pieds ! Saints de Dieu, sauvez-moi !

Il se retire d’un pas en arrière : Racette ! Racette ! reste seul au fond du gouffre !… Ne garde pas la petite Marie-Louise dans ce sépulcre humide !… rends-la moi !… rends-la moi ! ou je t’arrache les yeux avec mes ongles durs !

Il regarde la lune : Éteins ta lumière !… n’éclaire plus le travail des ouvriers de l’enfer ! Le bon Dieu ne t’a pas allumée au ciel pour que tu prêtes ta lumière aux démons…

— C’est Geneviève, dit tout bas le maître d’école à son complice.

— Cette maudite folle peut nous trahir, répond le chef.

Ils restent un moment silencieux. La folle parle et gesticule toujours, tantôt suppliant, tantôt menaçant, un instant plaintive et l’instant d’après en courroux.

— Tuons-la ! dit Saint Pierre.

Le maître d’école ne répond rien.

— Nous en serons quitte pour creuser une autre fosse, reprend le chef, ou pour faire celle-ci plus creuse.

Les deux monstres se dressent armés de leurs pelles de fer. La folle se tait, se rapproche de l’escarpement et, s’inclinant de nouveau, elle les regarde fixement comme pour les reconnaître.

— Viens, Geneviève, dit Racette, la petite Marie-Louise est ici ; je vais te la confier… tu l’emmèneras avec toi.

La folle ne bouge pas. Elle est immobile comme une statue.

— Attends-nous, ajoute Saint Pierre, nous allons te la porter.

Et ils s’avancent vers la malheureuse fille qui les regarde toujours, dans sa fantastique posture.