Le Pèlerin de Sainte Anne/Tome II/La miséricorde de Dieu

C. Darveau (IIp. 201-210).

XX

LA MISÉRICORDE DE DIEU.


Le charlatan, étendu sans mouvements sur son lit, éprouve d’atroces souffrances. Madame Lepage, oubliant ses chagrins et le crime du malade, faisant taire le cri vengeur de la nature pour n’écouter que la voix miséricordieuse de la charité, comble de soins empressés l’indigne malfaiteur. Un médecin est appelé. Secouant la tête d’un air désespéré, le disciple d’Esculape, après avoir examiné le patient, déclare la science impuissante. Il se trompe. Mais il n’est ni le premier ni le dernier à qui les faits donnent un formel démenti. Cependant le docteur au sirop de la vie éternelle doit porter, le reste de sa vie, la peine de son crime.

L’enlèvement avait eu lieu pendant la nuit du mercredi, et c’était le vendredi soir, deux jours après, que la folle, guidée par un instinct merveilleux, avait retrouvé l’enfant, pour hélas ! la perdre aussitôt. Le fils d’Anselme Bureau que M. Lepage avait dépêché pour surveiller Geneviève et la ramener à la maison, revenait tout joyeux, le samedi matin, avec la petite Marie-Louise. À la vue de l’enfant, ce fut, dans l’honnête famille, une explosion de joie et des transports de reconnaissance envers Dieu. Une légère rougeur se peignit sur la face blême du malade. M. Lepage retourna lui-même à Québec pour chercher Geneviève et informer les officiers de la police de ce qui s’était passé chez lui deux jours auparavant. Il ne put retrouver Geneviève. La police promit de s’occuper de l’affaire.

Le pèlerin voit luire de loin, au pied des côtes élevées qui bordent le fleuve, l’humble flèche de la petite église de Sainte Anne. Ses yeux se reposent avec espérance sur la croix de fer. Une douce émotion agite son âme. En marchant il tient son chapelet : mais sa bouche muette ne peut répéter la prière de son cœur. Il s’excite au regret de ses fautes, et demande miséricorde. À mesure qu’il approche, son trouble augmente. Les gens qui le voient passer disent : c’est un pèlerin ! c’est un jeune homme qui a fait un vœu, et ils le saluent avec respect. Car les habitants de Sainte Anne ont beaucoup d’égards pour ceux qui témoignent leur confiance et entretiennent un culte envers leur illustre patronne.

Il arrive. Son estomac vide demande quelques aliments, et ses lèvres altérées se dessèchent. Mais il ne veut ni manger, ni boire avant de s’être prosterné devant le Saint des Saints, avant de s’être agenouillé, anxieux et tremblant, au pied de l’image de la bonne sainte. En passant dans l’étroite allée, il laisse sur le plancher des taches de sang, car la blessure de son pied s’est rouverte. Il y a beaucoup de monde dans l’église. Elles sont si nombreuses les âmes souffrantes qui veulent être consolées ! Elles sont si douces les consolations de la foi ! Ceux qui le voient marquer son passage par une trace de sang, se sentent humiliés devant tant de courage et d’amour, et font monter pour lui d’ardentes prières vers le Seigneur. Il s’agenouille sur le balustre et reste de longues heures, immobile comme la statue de la prière, les yeux attachés sur l’autel du Christ ou sur l’image de Sainte Anne. Il se confesse, répondant par des signes aux questions du prêtre.

Le soir venu, quand le bedeau prit les clefs pour fermer l’église, il sortit. Le curé l’attendait à la porte pour l’emmener au presbytère. Il était dans la confusion ; il voulut refuser ; mais le prêtre insista.

Le muet passa dans la méditation de la justice et de la miséricorde du Sauveur une grande partie de la nuit. Le lendemain de bonne heure, il se rendit à l’église. Il pensait dans son humilité :

— S’il plaît à Dieu de ne pas m’exaucer, que son saint nom soit béni ! j’aurai du moins accompli la promesse que j’ai faite à Sainte Anne, de venir, à son sanctuaire, la remercier de m’avoir sauvé la vie.

Il entendit la messe avec une édifiante piété. Il fit la communion. Un émoi mystérieux serrait son cœur. Son âme implorait la sainte dont l’intercession est si puissante auprès de Dieu. Il espérait que sa langue longtemps liée se débarrasserait tout-à-coup de ses chaînes invisibles, et que le châtiment de Dieu serait suspendu. Son espoir fut vain.

La foule des gens pieux qui était venus à la messe s’écoula sans bruit.

Il resta dans l’humiliation, pleurant, mais soumis à la justice divine. Tout le jour il fut en prière. Le prêtre l’encourageait et priait avec lui. Le lendemain, c’était le samedi, il reçut encore la sainte communion. Sa confiance augmentait et sa foi brillait de plus en plus. Dans toute la paroisse on parlait de ce pèlerin nouveau. Plusieurs venaient à l’église pour le voir, et dans l’espoir d’être témoins d’un miracle. Parfois cependant un nuage passait sur le front du jeune homme, et le doute amer se glissait dans son esprit inculte. Il n’osait plus espérer.

Le dimanche, les voitures chargées de fidèles arrivèrent de toutes les parties de la paroisse. Dans nos heureuses campagnes, et dans nos villes aussi, la foi ne s’éteint pas au souffle vénéneux du scepticisme, et les églises se remplissent de croyants. Nous ne comprenons pas encore qu’il soit mieux d’aller au cabaret ou à la promenade que de s’agenouiller ensemble, comme des frères, sous le toit béni du temple, pour se recueillir et prier. Les esprits forts qui affectent de rire de tout, parcequ’ils ne comprennent rien, et ne songent point à la mort, sont pour nous de tristes curiosités.

Nous aimons notre religion plus encore que notre patrie, et malheur à ceux qui voudraient nous la ravir.

La cloche sonna gaiement le dernier coup de la messe, et les tintements sacrés de l’airain, s’envolant au-dessus des collines pittoresques des alentours, annoncèrent aux habitants dispersés sur la route que le sacrifice du calvaire allait commencer. Tous se hâtèrent d’arriver.

Le prêtre, suivi du clerc qui portait le bénitier, fait le tour de l’église en bénissant les fidèles. Il passe près du pèlerin qui s’est mêlé aux hommes dans une allée, en avant, et lui donne l’eau sainte en demandant à Dieu de le regarder d’un œil favorable. Tout le monde sait où se trouve le muet et l’observe avec une curiosité bien excusable. Lui, il demeure, pendant la plus grande partie de la messe, à genoux, les mains jointes, les yeux levés sur l’image de Sainte Anne. Il ne paraît point s’apercevoir de l’intérêt qu’il excite autour de lui. Par moment on le croirait dans une extase sublime. De temps en temps il se frappe la poitrine, et des larmes, s’échappant de ses paupières, coulent le long de ses joues. Sa pensée, parfois aussi, monte vers sa mère regrettée. Il lui demande pardon. Il essaie de redire l’Ave Maria, qu’il avait promis de réciter tous les jours de sa vie, et qu’en effet, il avait presque fidèlement dit, mais sa langue est toujours enchaînée.

Quand le son argentin de la petite sonnette de cuivre annonce l’Agnus Dei, il se sent pris d’un transport inconnu. Un souffle puissant se réveille au fond de son être. Un désir ardent de s’unir à son Dieu le tourmente soudain. Comme un homme endormi dans un rêve pénible, fait un suprême effort pour s’éveiller et se soustraire aux angoisses qui l’oppriment, il veut secouer le sommeil de son âme. Il lui semble que son esprit va prendre des ailes et laisser la terre. En s’approchant de la sainte-table, il lève, vers l’illustre patronne de l’église, un regard suppliant, doux et plein de larmes. Il croit voir sourire la bonne sainte, et toute sa personne s’agite dans un transport inexprimable. Il croit entendre des chants angéliques au-dessus de sa tête et dans l’abside où flottent des nuages d’encens. Il lui semble que des flots de lumière enveloppent l’autel auguste. Il est plongé dans une adoration profonde. Il est enivré d’une paix ineffable. Ses yeux humides attachés sur l’autel ne voient plus que le Ciel.

Au dernier évangile, quand tout le monde se tient debout, il reste agenouillé, car il n’a plus connaissance de ce qui se passe autour de lui.

La messe est finie. Les cierges ne brûlent plus sur les chandeliers d’argent ciselé. Le prêtre est à genoux sur les degrés de l’autel. Mais la foule ne paraît pas s’être écoulée. Partout, dans les bancs, dans les allées, les fidèles prient avec une extrême ferveur. On dirait que les âmes veulent faire au Seigneur une sainte violence.

Tout à coup, dans le silence profond, l’on entend une voix forte et tremblante murmurer lentement : Ave Maria, gratia plena ; Dominus tecum. Et au même instant le pèlerin se dresse, lève les mains au ciel et retombe à genoux en s’écriant : Je parle ! je parle ! Mon Dieu ! Sainte Anne, soyez bénis !…

Un cri d’admiration spontané, involontaire, fait trembler l’humble voûte de la petite église. Le prêtre ému publie la puissance et la bonté du Seigneur et de la bonne Sainte Anne. Un Te Deum solennel est chanté. La foi se raffermit dans les cœurs. Et les habitants s’en retournent à leurs maisons en bénissant la miséricorde de Dieu.

Le pèlerin passa le reste de la journée en actions de grâces. Et l’église fut, jusqu’au soir, inondée par la foule qui vint joindre ses hommages à ceux de ce jeune homme vraiment fortuné.

Le lendemain Djos reprit, glorieux, le chemin qu’il avait parcouru dans l’humiliation quelques jours auparavant. Et il racontait à tous ceux qu’il voyait les hautes faveurs dont il avait été l’objet, et il publiait la puissance de la Bonne Sainte Anne de Beaupré. Il entra chez M. Lepage en disant :

— Remerciez Dieu avec moi ! je parle ! je suis guéri…

La stupéfaction fut grande dans la maison, et pourtant l’on savait déjà le miracle qui avait eu lieu la veille. Le pèlerin aperçut la petite Marie-Louise… Il s’élança vers elle.

— Retrouvée ! dit-il ! retrouvée !…

Il la couvrit de baisers.

— C’est ma sœur !… ma petite sœur ! orpheline comme moi !… c’est ma petite sœur Marie-Louise !

— Votre sœur ? c’est votre sœur ? disait tout le monde dans l’étonnement.

On comprit alors la façon d’agir singulière et inexplicable du muet à l’égard de l’enfant, dans les rencontres précédentes.

Djos s’approcha du lit où se trouvait cloué le charlatan :

— L’événement n’a pas tourné comme vous l’espériez, lui dit-il. Si vous revenez à la vie, revenez à l’honnêteté…

Le charlatan se détourna la tête sur son oreiller fiévreux et son regard eut une expression farouche. Le pèlerin raconta comment il avait surpris le projet des brigands et comment il l’avait déjoué. Il révéla tout ce qu’il connaissait de ces misérables. Cédant aux instances de Lepage et de sa femme, il passa quelques jours avec sa sœur dans cette maison hospitalière.

Les habitants vinrent de loin pour le voir et lui entendre raconter sa vie malheureuse et sa miraculeuse guérison.