Le Pèlerin de Sainte Anne/Tome I/Un contre trois

C. Darveau (Ip. 133-149).

XVIII.

UN CONTRE TROIS


La cage où se trouvaient le muet et l’enfant atteignit le Cap Rouge, lieu de sa destination. Elle fut poussée à force de rames et avec le secours du montant, vers l’embouchure de la rivière, elle s’échoua. La journée avait été chaude. Vers le soir, quand le soleil disparut derrière la chaîne des Laurentides, et qu’un souffle plus frais vint caresser le feuillage, plusieurs des hommes débarquèrent pour se promener sur les côtes pittoresques qui bordent l’humble rivière du Cap Rouge et le fleuve orgueilleux. Le muet ne se rendit point à terre. À peine s’éloignait-il de la cabane où reposait l’enfant malade. Il songeait. Peut-être regrettait-il de ne pas l’avoir reportée sur le rivage, près de l’endroit où il l’avait trouvée. Quelqu’un de la paroisse l’eut vue et reconduite chez ses parents. Qu’allait-elle devenir maintenant ? et quelle protection pourrait-il lui donner ? Il était plongé dans de profondes réflexions, et de temps en temps, une larme venait mouiller ses yeux. La jeune fille était aussi muette que lui. Elle avait la fièvre et dormait toujours. Personne ne se trouvait là pour la questionner à son réveil et quand elle semblait capable de comprendre et de répondre. La nuit arriva. L’eau devint sombre comme un torrent de lave refroidie. Quelques étoiles scintillèrent au firmament, — seulement les plus brillantes ! Arcturus du Bouvier, la blanche Véga de la Lyre, la sanglante Antarès du Scorpion ; mais elles disparurent aussitôt, puis un voile de nuage obscurcit le ciel.

Tout le monde s’endormit sur la cage. Seul le muet veillait auprès de la petite orpheline. Tout à coup, un cri, suivi d’un juron, s’élève du large. Le contre-maître s’éveille. Au même instant une autre clameur et un juron plus énergique paraissent monter du fond des eaux. Le contre-maître sort de la cabane où il prend son repos : Que voulez-vous ? demande-t-il.

— Une voix répond : Venez nous aider ; le courant nous jette sur votre cage.

— Qui êtes-vous ? Où allez-vous ?

— Nous venons du moulin de St. Nicolas. Nous allons à Québec avec un radeau. Prêtez-nous donc un homme pour nous aider à descendre jusqu’à la ville ?

Le muet a une idée. Au reste, il réfléchit depuis assez longtemps, et son parti est arrêté. Il prend la jeune fille dans ses bras, l’enveloppe soigneusement, et part, un aviron à la main. Rendu sur le bord de la cage, il aperçoit un canot qui remorque du bois carré. Deux hommes sont dans le canot.

Qu’apportez-vous là ? Disent-ils.

Le muet a bien raison de ne pas répondre. Il saute dans l’embarcation avec l’enfant qu’il dépose à l’arrière et se met à nager. Les deux hommes rient ; mais dans les ténèbres personne ne les voit rire. Le canot glisse vite et le radeau, fortement attaché, suit sans efforts, emportés qu’ils sont par le courant rapide du Saut de la Chaudière. On atterrit avant d’arriver au Cul-de-Sac, et les plançons furent mis en dedans d’une estacade.

Le muet s’éloigna après avoir reçu des canotiers une bonne poignée de mains. Il suivit la rue Champlain et se rendit jusqu’à l’auberge de l’Oiseau de proie, portant dans ses robustes bras la petite Marie-Louise. L’obscurité était profonde. Il marchait au milieu de la rue, connaissant le danger qu’il y avait à passer sur le trottoir inégal, vermoulu et souvent interrompu trop brusquement. L’enfant semblait mieux. C’était peut-être la fraîcheur de la nuit qui la ranimait. Le muet avait résolu de la confier à une famille qu’il connaissait bien, et dans laquelle il était demeuré comme domestique pendant plusieurs mois. Il savait que cette famille aurait pitié de la petite infortunée, et la rendrait à ses parents s’il ne trouvait pas moyen, lui, de la soustraire pour toujours à ceux qui la maltraitaient. Quand il passa vis-à-vis l’auberge de la mère Labourique, il aperçut, à travers les fentes des vieux contre-vents, une chandelle fumeuse sur le comptoir. Il s’arrêta, jeta un coup d’œil indiscret dans la maison, et vit trois hommes qui causaient en fumant, assis à la table, près du mur.

L’un des trois hommes tournait le dos à la porte : il ne put le reconnaître ; les deux autres se montraient de face ; mais il ne les reconnut pas davantage. Il vit seulement que l’un était jeune et l’autre, vieux. Il y avait sur la table, une bouteille de rhum coloré, presque vide, et trois verres nouvellement remplis. À chaque instant, les trois hommes portaient les verres à leurs bouches et buvaient une gorgée. Ils paraissaient engagés dans une confidence sérieuse. Le muet pensa : La nuit sera bientôt finie. Je connais cette maison. Madame Labourique me recevra comme son enfant, et prendra soin de la petite ; pourquoi irais-je troubler le repos des braves gens à qui je veux la confier. Quand le jour paraîtra, je me lèverai : je serai plus dispos, l’enfant sera mieux ; elle parlera bien peut-être ; alors j’irai à la haute ville, et je mettrai mon projet à exécution. Ce raisonnement lui parut bon. Il y avait peut-être un peu de curiosité. Peut-être voulait-il considérer de plus près ces individus qu’il venait d’apercevoir, grâce à l’indiscrétion des vieux contrevents. Il frappe ; personne ne répond. Il frappe de nouveau. L’homme qui a le dos tourné à la porte se lève. Il a pâli, et la crainte d’un danger se lit dans ses yeux. Ses camarades, moins poltrons, sourient, boivent le reste de leurs verres et lui disent de s’asseoir tranquillement. La vieille hôtelière qui ne dort toujours que d’un œil, dans son fauteuil sans bourrure, au fond du comptoir, quitte sa retraite favorite, et vient, en se frottant les paupières, s’arrêter devant la porte verrouillée :

— Qui est là ? demande-t-elle de sa voix rauque.

Personne ne répond.

— Qui est là ? répondez ! continue t-elle d’une voix plus rauque et plus forte.

Pas de réponse.

— Vous n’entrerez pas.

Le muet frappe de nouveau.

— Nommez-vous ! dit la vieille qui s’impatiente.

Le muet ne se nomme point, mais frappe encore. Les trois individus assis à la table commencent à soupçonner quelque chose de fâcheux. Ils se lèvent. Le plus peureux des trois demande s’il n’y a pas moyen de sortir par derrière.

— Oui, répondent les deux autres, venez !

Ils sortent par la porte qui donne sur la cour, et se cachent sur le grenier du hangard.

Le muet frappe toujours, et la bonne femme Labourique est aux abois. Sa conscience qui n’est pas fort nette, lui fait comprendre la possibilité d’un événement judiciaire où elle la propriétaire de l’auberge de l’Oiseau de proie, aurait un mauvais rôle à jouer. Cependant quand elle voit les trois hommes dehors, elle a plus de courage et moins peur, et croyant avoir affaire à la police, elle dit d’un air singulièrement comique :

— Mes bons messieurs, je vais vous ouvrir ne vous fâchez pas ! Vous comprenez bien qu’il en coûte à une femme d’ouvrir sa porte, comme ça, la nuit, à des hommes qu’elle ne connaît point. Vous ne me ferez aucun mal n’est-ce pas ?… Je ne suis pas en contravention avec la loi. Je suis seule, bien seule ! Je ne garde personne à boire ici, la nuit, je vous le jure !… Je tiens une maison comme il faut !… Pour cela, oui !…

Le verrou de la porte criait. Le muet donne un nouveau coup.

— Je vais ouvrir ! je vais ouvrir ! n’enfoncez pas !… Je n’ai pas peur !… Je suis une femme honnête !… Ma maison est paisible comme une église !…

Le muet riait de la méprise de la vieille, et, dans un coin du hangard humide, les trois hommes tremblaient en gardant un profond silence. Tout à coup une voix sonore retentit : Batiscan ! la mère, es-tu folle ? Qu’est-ce que tu chantes-là ?

— La vieille se sent rajeunir de vingt ans. Elle pousse un soupir de satisfaction, et la crainte qui l’oppressait s’envole.

— Charlot, dit-elle, d’une voix qu’elle tâche de rendre caressante, mon coquin, comme tu m’as fait peur !…

La porte s’ouvre et Charlot entre. Il était l’un des canotiers qui arrivaient du Cap Rouge. Robert, son compagnon, le suit. Le muet entre derrière eux.

— Tiens ! dit Charlot en montrant le muet, notre homme !

— Je ne le reconnaîtrais pas, répond Robert, s’il n’avait encore cette enfant qu’il emporte je ne sais où.

La mère Labourique regarde, d’un air étonné, le jeune homme et l’enfant : Mais Dieu me pardonne ! repart-elle après un moment, c’est Djos ! Et cette petite fille ? où as-tu pris ça ? Enlèves-tu les enfants, toi ? Pour qui travailles-tu ?… Allons ! parle !… Voyez donc s’il va parler !… s’il me répondra !… à moi qui suis comme sa mère !…

Le muet met un doigt sur sa bouche et fait signe qu’il ne peut parler. La vieille continue : En voilà un mystère, par exemple ! Avez-vous déjà vu cela, vous autres ?… Il ne veut pas parler !… Fou, va ! parle donc ! Arrives-tu ? Picounoc vient-il ? j’ai hâte de le voir, ce drôle !… Il est bavard comme tout ! Il nous fait rire. Puis Paul Hamel qui parle toujours latin !… puis Sanschagrin, et Poussedon, et Lefendu !… et Fourgon !… Ah ! mes gredins, j’espère que vous allez me faire vendre un peu ! J’ai du rhum sans pareil… Où est la cage ?… Il ne parlera pas, non ! il ne parlera pas !…

— Charlot dit : S’il vous répond à vous, mère Labourique, vous aurez plus de chance que nous, car il ne nous a pas dit un traître mot de la nuit.

— Mais !… avez-vous passé la nuit ensemble ?…

— Une bonne partie… Nous avions besoin d’un homme pour nous aider à descendre notre bois, et ce jeune garçon nous a prêté ses services de la meilleure grâce du monde.

— C’est un garçon obligeant… s’il n’a pas changé… Je le connais bien, allez ! je vous dis que je suis comme sa mère. Il est demeuré longtemps ici. Il était jeune alors… grand comme ça — Elle montre de la main — espiègle, mutin… Je l’aimais bien… Et c’est qu’il parlait dans ce temps-là. L’on était obligé de le faire taire. S’adressant au muet : Mais ce n’est pas vrai que tu ne parles plus ? Tu fais une farce ?

Le muet fait signe que non de la tête, et des larmes roulent sur ses joues. Rien n’est éloquent comme les pleurs. La bonne femme Labourique fut presque convaincue ; quant aux autres, ils n’avaient jamais vu Djos auparavant, ils crurent aisément qu’il était muet.

Djos demanda, par des gestes, un lit pour sa protégée. La vieille répondit : Je vais éveiller la Louise, elle va préparer cela vite et bien. Assieds-toi, asseyez vous, en attendant. En effet ! reprit-elle, se ressouvenant tout à coup des trois individus cachés dans la cour, il faut que j’appelle les amis. Ils en ont eu une peur.

— J’allais vous demander, la mère, dit Robert, comment il se fait que nos gens ne sont pas ici.

— Ils sont ici, ils sont ici ! même ils sont trois.

— Trois ?

— Oui !… un nouveau…

— Un nouveau ? voilà qui est drôle !

— Mais savez-vous que vous m’avez causé une fameuse peur.

— Comment cela ?

— Comment cela ? vous le savez mieux que personne.

— Eh non !

— Vous frappez une heure de temps ; et vous ne parlez pas… pas plus que ce garçon-là — Elle montre Djos. On vous questionne : mot ! on vous demande vos noms : mot !… Et vous frappez toujours. Ce n’était pas rassurant, allez !… j’ai eu peur. Ils ont délogé. Allez donc avec un fanal les chercher. Ils vont croire que c’est la police.

Les deux hommes allument un fanal aux vitres cassées, puis ouvrent la porte de derrière. Un rayon de lumière se prend à jouer sur le vieux hangard. Les trois hommes cachés le voient et regrettent de n’avoir pas escaladé le vieux mur de pierre. Ils se blottissent dans un coin. La lumière s’agite toujours, tantôt disparaissant tout à fait, tantôt brillant plus vive.

— Il est évident, que l’on nous cherche dans la cour, dit l’un des trois.

La porte du hangard s’ouvre.

— Nous sommes perdus ! murmure le même qui vient de parler.

— Mettons-nous en défense ! propose le plus vieux ; voici un barreau d’échelle qui peut donner un rude coup.

— C’est bon ! répond le plus jeune. S’ils montent ici, c’est fini ! alors, frappons dru !

— Ils sont en haut, crie une voix qui cherche à se déguiser, montons !

— Pas d’échelles ! fait l’autre voix. Attendons. Nous les prendrons par la famine. Quand il fera jour, tu iras chercher une échelle, moi je resterai. S’ils sortent je les verrai, si je les vois, je les connaîtrai.

— Il me semble, observe l’un des trois hommes cachés, que je connais cette voix.

— Ils ne sont que deux, nous sommes trois, descendons ! fut-il répondu.

— Descendons !

Le plus vieux prend alors une résolution désespérée. Il arrache deux barreaux de l’échelle et, s’avançant vers l’ouverture : Mes tord-flèches ! s’écrie-t-il ; allez-vous-en d’ici… ou nous vous cassons la tête !…

Un grand éclat de rire répond à cette apostrophe énergique.

Le vieillard recule d’un pas : Farceurs ! repart-il, brigands ! monstres ! vous allez nous le payer ! Et se tournant vers ses amis intrigués, il dit : C’est maître Robert ! c’est maître Charlot !…

En un clin d’œil les trois mystifiés sont en bas du grenier du hangard, et la joie la plus échevelée succède aux transes de la peur. Ils entrent ensemble riant aux éclats. La vieille aubergiste, assise près du muet, rit depuis longtemps, sachant d’avance le dénouement de l’affaire, et sa grosse voix ressemble au croassement d’une grenouille.

— Un verre ! un verre ! pour nous remettre, la mère, dit le vieillard en entrant le premier.

L’aubergiste passa derrière son comptoir. Le chef reprit, s’adressant à Charlot et à Robert : Serrez la main à ce brave — Il montrait Racette — il est un des nôtres. Il a versé au coffre… et paiera de sa personne… À tantôt les explications.

Racette et les brigands se donnèrent une poignée de main.

— Mais pourquoi ne parliez-vous pas ? demanda le plus jeune de la bande.

— Pourquoi ? la chose est claire : nous ne pouvions pas parler avant d’arriver.

— Vous avez frappé plusieurs fois sans rien dire.

— Non !

— Oui !

— Non ! c’est un jeune homme muet, ou qui fait le muet. Il avait raison de se taire, comme vous voyez.

— Où est-il ?

— Là, assis près de cette enfant.

Les brigands s’avancèrent pour voir le jeune homme et la petite fille. Un reflet de la chandelle tombait sur le visage pâle de Marie-Louise. On eût dit un ange taillé dans le marbre blanc. Le muet regrettait presque d’être entré dans cette maison suspecte. La Louise, éveillée par sa mère, arrivait en robe de nuit. Elle eut pu servir de modèle pour une statue du désordre. Le muet regardait avec surprise l’un des cinq. Celui-ci regardait l’orpheline.

— Marie-Louise ! dit tout à coup le bandit.

— Mon oncle ! s’écrie la petite, toute émue. Et elle se jette dans les bras du nouveau brigand.

Le muet sent un frémissement dans toute sa personne. La douleur et la colère, le regret et la peur déchirent son âme. Il se dresse, saisit l’orpheline et la ramène à lui.

— Laissez cette petite fille, voleur d’enfant ! hurle le brigand, qui reprend Marie-Louise par une main.

Le muet enlace sa protégée de son bras nerveux et la retient. L’oncle, furieux, crie : Laissez-la, où je lui arrache l’épaule !

L’enfant se met à pleurer. Le vieux intervient et dit à Djos : Cette petite a reconnu son oncle ; elle veut le suivre ; quittez-la, ou nous allons vous mettre à la porte.

La fureur gronde au fond des entrailles de Djos comme un torrent qui coule sous terre. L’oncle tire sans cesse le bras de l’orpheline qui pleure. Le muet, emporté par la rage, laisse aller sa protégée, ferme ses poings osseux, et, d’un coup violent, il fend le nez de l’oncle faux et malvenu, qui roule sur le plancher malpropre avec l’enfant. Les autres brigands se ruent sur le muet. Il se défend bravement. Il secoue sa tête et ses épaules comme un lion irrité, sa crinière. Il s’adosse au mur afin de n’être pas attaqué par derrière. Ses bras tournent avec la rapidité des ailes d’un moulin quand il vente fort, et l’on entend les coups de poing tomber comme des coups de marteau sur la tête de ses ennemis. Le vieux a roulé à dix pas, et ne s’est relevé que pour aller se baigner les yeux dans l’eau froide… Celui que l’orpheline appelle son oncle, couvert de sang, voit son pauvre nez prendre des proportions alarmantes. Il se réfugie dans une autre pièce avec l’enfant, et la Louise va lui appliquer des compresses. La vieille hôtelière est terrifiée.

— Mon Dieu ! dit-elle, ne faites pas tant de bruit, la police va venir, c’est sûr ! Nous allons tous être arrêtés… Ne le tuez pas ! Je le regarde comme mon enfant !… Ne frappez pas avec cela !…

Elle s’adresse au jeune brigand, qui vient de s’armer d’une bouteille. Le muet se défend bien, mais il reçoit parfois de rudes coups aussi. Ils sont encore trois contre lui. Que faire contre trois ? Mourir ? Ce n’est pas gai. Se sauver ? Ce n’est pas possible. Se laisser battre alors ? C’est ce qui serait inévitablement arrivé, si l’on n’eut entendu quelques coups discrets dans la porte. La bagarre cessa comme par enchantement. Le silence le plus profond régna tout à coup, sous ce toit que venaient de faire retentir les jurements, les blasphèmes, le bruit des mains et des pieds des lutteurs. Ceux qui arrivaient étaient des hommes de cage, des compagnons du muet. Celui-ci éprouva une grande satisfaction : il savait bien que ses camarades prendraient sa défense et ne le laisseraient point maltraiter.