Le Pèlerin de Sainte Anne/Tome I/La malédiction

C. Darveau (Ip. 150-164).

XIX.

LA MALÉDICTION.


Racette avait donc laissé Lotbinière, après avoir fait remettre au président des commissaires d’école, la lettre si drôlement signée dont nous avons parlé déjà. Il avait séduit, de nouveau, cette pauvre Geneviève qui se croyait aimée et se consolait par la pensée d’un prochain mariage. Afin de n’être pas un objet de scandale ou de risée pour ceux qui le connaissaient bien, il était venu, avec son amie, prendre le bateau de Ste Croix. Il promit à la jeune fille de la placer dans une famille honnête où elle vivrait comme enfant de la maison. Il irait la voir souvent, et se ferait passer pour son frère. Cependant le misérable savait bien qu’il n’en serait pas ainsi. Quand Geneviève entra dans la maison de la rue St Joseph, elle éprouva un serrement de cœur. Il lui semblait qu’elle entrait dans un lieu maudit. Elle voulut s’en retourner, mais il la rassura par ses mielleuses paroles. Il lui dit qu’elle était chez ses parents à lui ; qu’elle y serait bien, et qu’elle n’avait rien à craindre. Bientôt, ajouta-t-il d’un ton caressant, tu auras tes appartements à toi seule. Je suis à la veille de faire une bonne entreprise. Nous aurons de l’argent et nous vivrons bien.

— Et nous marierons-nous ?

— Nous nous marierons un jour, oui. Mais bah ! pourquoi tant se presser ? n’entends-tu pas dire tous les jours qu’il y en a plus de mariés que de contents ?… et que le mariage est le tombeau de l’amour ?

Ils causèrent longtemps. Geneviève reprit courage, se consola et promit d’être aimable avec tout le monde de la maison. On l’accueillit comme une sœur. Ses préventions tombèrent vite : elle était naïve la pauvre fille, malgré sa triste expérience. Racette sortit, car il se souvint du vendeur de drogues. Il descendit à la basse-ville, par l’escalier, et suivit la petite rue Champlain. Il entra à l’auberge de l’Oiseau de proie. Deux hommes étaient accoudés sur le comptoir et causaient à voix basse. C’était le docteur et son malade, le disloqué.

— Bon jour ! Mr. le maître, dit le charlatan ; c’est comme cela qu’on vous appelait au village.

— Bon jour ! mon garçon. Eh bien ! suis-je assez fidèle au rendez-vous ?

— Je vous attendais, approchez ! Je vous présente Mr.St Pierre, autrefois de Rimouski, maintenant de Québec. (St Pierre s’incline respectueusement). C’est un homme incomparable, continue le docteur ; tel que vous le voyez il n’a que cinquante ans, et vous lui en donneriez soixante et dix. Il a vieilli vite à cause de ses pénitences et de ses mortifications. C’est un agent sans pareil pour le mal : confiez-lui votre bourse ou votre femme, il ne vous rendra ni l’une ni l’autre. Le vieillard s’incline de nouveau. — Le charlatan reprend : Il est doué d’une santé de fer, et vous le croyez prêt à s’éteindre : il est, à ses moments, tortu, bossu, goutteux, cagneux ; il est droit et fort, alerte et musculeux. Vous l’avez vu, près du bateau, se traînant comme un fantôme, hurlant de douleur si l’on touchait ses membres disloqués ; vous le voyez maintenant plus cambré qu’un jeune cheval, et prêt à chanter le couplet égrillard. Vous le verrez encore, puisque vous êtes des nôtres, vous le verrez souvent changer de figure et d’aspect, se rendre méconnaissable à tous ; vous le verrez ramper dans la poussière comme un serpent que la roue d’une charrette a coupé en deux, et les passants s’attendriront et lui jetteront une obole qui viendra grossir notre trésor. C’est notre Protée, c’est notre doyen, notre maître à tous : inclinez-vous et baisez-lui la main en signe de soumission. (Racette fait ce que veut le jeune homme.) Bien ! continue le charlatan. Maintenant, maître St Pierre, chef incomparable, vous avez devant vous la plus belle canaille que je connaisse après vous et moi — les personnes présentes sont toujours exceptées. Maître d’école, il ne sait pas lire ; garçon, il est père de famille ; précepteur d’enfants, il passe son temps à dresser des chiens et à faire battre des coqs ; jeune, il est chauve ; pauvre, il vole ; riche, il gaspille. Il est digne d’entrer dans notre compagnie ; et, sur ma parole d’honneur, vous pouvez lui donner un rôle à jouer, il l’apprendra.

Le maître d’école riait. Le vieux St Pierre lui dit : — Avez-vous peur de quelqu’un.

Le maître d’école répondit : Je n’ai peur de personne !

— Avez-vous peur de quelque chose ?

— De rien !

— De la prison ?

— Non !

— De l’exil ?

— Non !

— De la potence ?

— Non !

— Du diable ?

— C’est un ami d’enfance !

— Bravo ! prenons un coup pour sceller l’union : vous appartenez à une société de voleurs bien honnêtes… qui ne font de mal à personne sans nécessité ; qui ne versent pas le sang pour le plaisir de le voir couler ; mais qui se tiennent sur la défensive et se jurent protection mutuelle.

— Merci, chef ! c’était le rêve de ma vie !

— Vous n’avez plus qu’à payer votre entrée.

— Voici !

Le vieux Saint-Pierre compta en souriant.

— Correct ! dit-il.

Les trois nouveaux amis s’assirent à la table et burent en causant. Chacun à son tour raconta ses prouesses, mêlant le mensonge à la vérité, ajoutant, retranchant, selon que le demandait la vanité de l’esprit ou la méchanceté du cœur.

Le vieillard questionna le maître d’école sur ses antécédents, et demanda de redire, en peu de mots, son histoire.

— Heureux les hommes qui n’ont point d’histoire ! fit Racette avec emphase… je suis du nombre de ces heureux. Mon histoire ne commence que d’aujourd’hui. Elle sera ce que vous la ferez. Le docteur vous a dit que je suis maître d’école. Savez-vous ce que vous avez à faire quand vous êtes dans le corps enseignant ? Vous avez à régenter un troupeau d’enfants souvent imbéciles, plus souvent malins en diables. Vous leur répétez cent fois la même chose, et eux ne vous la répètent pas deux fois. Vous leur expliquez les secrets de la science ; ils s’appliquent à mettre des queues de papier aux mouches. Vous leur apprenez à écrire ; il vous caricaturent avec leur plume sur des pages de leur cahier. Vous leur enseignez à lire ; ils fouillent votre tiroir et se régalent de vos billets doux. Vous les grondez ; ils se cachent le nez dans leurs livres et vous font des grimaces. Vous les battez légèrement sur les doigts ; ils rapportent à leurs parents que vous les tuez. Vous voulez faire des savants, vous faites des ânes ! Ah ! Dieu merci ! j’en ai fini avec ce vilain état ! Mais il ne faut pas croire que je n’avais pas certains succès. J’ai fait l’école sept ans dans le même arrondissement ; et si j’avais voulu… Mais j’ai remercié poliment messieurs les commissaires. J’ai dit aux parents : Ne cherchez pas d’autre précepteur pour vos enfants ; si je n’ai pas réussi à les déniaiser ; je ne sais pas qui réussira. Le seul élève dont je puisse me louer, c’est ce brave docteur. Aussi vous voyez, comme il court sur le chemin de la fortune.

— Et le petit Joseph, donc ? insinue le charlatan.

— Le petit Joseph ! oui, je l’oubliais celui-, repart le maître… L’avons-nous corrigé un peu ! l’avons-nous caressé du bout de notre règle de bois franc !… Ses larmes me faisaient rire : il pleurait de si bon cœur !… Le coquin ! sais-tu qu’il a fini par s’endurcir diablement, et nous donner du fil à retordre ?

— Savez-vous ce qu’il est devenu ?

— Non ! Eusèbe est bien content d’en être débarrassé.

— Battefeu ! c’est heureux pour lui… surtout s’il ne revient plus. Si la petite fille disparaissait maintenant !

— La petite Marie-Louise ?

— Oui.

— Une petite fille ce n’est pas malaisé à faire disparaître… Il y a plusieurs moyens.

— Diable ! que renotez-vous là, vous autres, reprend le vieux brigand, je ne vous comprends pas ?

— Rien de drôle pour vous, répond le jeune charlatan. Joseph et Marie-Louise sont deux orphelins, propriétaires futurs de la plus belle terre de Lotbinière. Ils sont sous la tutelle de leur oncle Eusèbe Asselin. Eusèbe est le beau-frère de M. Racette, notre nouveau compagnon. Voilà pourquoi M. Racette battait fort le petit Joseph, et voilà pourquoi le petit Joseph et sa sœur feraient bien de disparaître. Je me place au point de vue du tuteur.

— Connu ! observe le vieux. Et si cela nous rapportait quelque chose, nous pourrions peut-être mettre la main à la charrue.

— J’y penserai dit Racette.

— Et c’est tout ce que vous avez fait dans

votre vie, maître Recette ? demande le chef.

— J’ai ensorcelé une jolie fille.

— Ce n’est pas la mer à boire.

— Je vous ai dit tout à l’heure que je n’ai pas d’histoire. Mais vous, chef, que pouvez-vous dire pour nous édifier ?

— Moi ? moi ? je suis un maudit, entendez-vous ? un maudit !

— Eh bien ! le diable vous emportera voilà tout.

Le vieillard se dresse soudain et fixe sur Racette un regard effrayant. On dirait que des flammes pétillent au fond de ses orbites creuses. Ses cheveux se hérissent sur sa tête, et ses dents claquent dans sa bouche : je suis un maudit, te dis-je… un maudit !… C’est mon père qui m’a maudit, et moi j’ai maudit mes enfants.

— Racette est épouvanté ; le charlatan sourit… Le vieillard continue : J’aimais le plaisir dans ma jeunesse ; j’allais aux veillées ; je dansais avec les jeunes filles ; je pressais leurs mains blanches avec volupté ; je m’enivrais de brûlants désirs. Le curé prêchait contre les réunions de jeunes gens, contre les jeux et la danse. Je me moquais du curé ; je me moquais des jeunes gens qui écoutaient ses conseils. Je savais bien que je faisais du mal chaque fois que je dansais ; je savais, bien que d’autres n’en faisaient point. Il y en a qui ne voient rien au-delà du délassement et de la gaité, dans les veillées ; rien qu’une distraction de l’esprit, dans les jeux ; et rien qu’un exercice bienfaisant dans les danses : ils sont naïfs ceux-là, ou ils sont bien sots. Moi je me sentais remuer jusqu’au fond des entrailles, et je n’essayais pas de combattre ces émotions délicieuses. Je négligeai mes devoirs religieux ; car les plaisirs des sens éteignent les ardeurs pieuses comme l’eau éteint le feu. Je devins paresseux ; car la volupté n’aime point le travail, et les labeurs fatigants la tuent. Mon père me fit des remontrances. Je l’écoutai d’abord, et ne lui répliquai rien. Mais bientôt, je lui répondis durement ; et il en ressentit une grande douleur. J’aimais les chevaux et je les faisais courir. Les courses, c’était le grand amusement de notre temps. Je négligeais les travaux de la ferme pour les courses. Je fis crever plusieurs excellents chevaux. Mon père me menaça de la porte si je continuais ! Je le menaçai du feu. Il n’acheta plus que des rosses : je fis crever les rosses plus vite que les bonnes bêtes. J’aimais une jeune fille : elle s’appelait… Arrêtez ! tord-flèche ! j’ai oublié son nom… Félonise, je crois… oui ! Félonise Morin. Ses parents ne voulurent pas me la donner ; je l’enlevai. Nous allâmes aux États-Unis. Un ministre protestant nous unit pour la vie. Le lendemain, ou le surlendemain, je ne sais pas au juste, le lien de l’hymen était rompu. Ça ne tient pas plus qu’un fil. Je revins dans ma famille quelques années après. Mon père était malade ; le chagrin avait abrégé ses jours. Je l’embrasse avec bonheur ; je lui demande sa bénédiction et son bien.

— Ma bénédiction, dit-il, pauvre enfant, je te la donne de tout mon cœur, et puisse-t-elle te rendre heureux et bon chrétien. Mon bien, je l’ai donné à ta sœur.

— Alors, repris-je, vous pouvez garder votre bénédiction. Portez-vous bien !

— Arrête, mon fils ! murmure mon père d’une voix mourante…

J’arrête.

— J’ai donné à tes enfants ma terre du troisième rang.

— À mes enfants ? Voilà qui est drôle… Est-ce que j’ai des enfants, moi ? Ma femme est-elle revenue ?

— Lâche ! dit mon père.

Je sens le rouge me monter à la figure.

— Misérable ! continue-t-il, abandonner ainsi une jeune femme, seule et sans soutien, dans un pays étranger !…

— Je ne suis pas venu pour écouter vos sermons ! m’écriai-je ; des sermons, il y a longtemps que je n’en prends plus.

— Tu m’entendras, car c’est pour la dernière fois. Vois et songe à ta vie ! Tu as négligé tes devoirs de chrétien dès ta jeunesse ; tu n’as écouté ni mes conseils, ni les leçons de ton confesseur !

— Vous m’ennuyez !

— As-tu été heureux dans le crime ? poursuit mon père.

— C’est mon affaire !

— Songe que tu mourras un jour.

— Mourez donc de suite, vous, et laissez-moi tranquille !…

Mon père, saisi d’horreur et de colère, se dresse sur son lit… Ses yeux sont ardents… son visage, terrible à voir : Je te maudis ! s’écrie-t-il… et il tombe épuisé sur sa couche mortelle.

Je sors : la tête me bourdonne. À deux pas de la maison, je rencontre ma mère qui pleure et conduit, par la main, deux jeunes enfants, un petit garçon et une petite fille : Pierre, Enoch, dit-elle, tes enfants !… tes jumeaux !

— Mes enfants ? je leur transmets la malédiction que je viens de recevoir. Salut !

Je m’éloigne de ma paroisse pour n’y rentrer plus jamais. Il serait trop long de vous raconter ce soir le reste de ma vie. Je vous confierai cela une autre fois.

Racette n’était pas gai du tout, et, la tête basse, il réfléchissait.

— Allons ! dit le docteur, avez-vous des remords ?

— Des remords ? ma conscience est blanche comme la neige.

— Canaille, va, tu iras loin !

Les trois compagnons choquèrent leurs verres et burent à la santé du dernier venu.

— Il y a une santé qu’il ne faut pas oublier, observa le vieux, c’est la santé des absents.

— Oui, poursuit le charlatan, la santé de Charlot et de Robert.

— Où sont-ils ceux-là ? demanda le maître d’école.

— Ils sont allés au Cap-Rouge.

— Pourquoi ?

— Pour voler du bois carré.

— Cela doit être difficile ?

— Pas beaucoup pour des hommes qui ont la vocation. Au reste ils sont habiles et rusés. Vous allez les voir arriver bientôt avec un radeau superbe derrière leur canot.

Je parie que c’est ce canot que nous avons rencontré vis-à-vis l’Anses-des-Mères.

— Deux hommes ?

— Deux hommes !

— Deux chapeaux de paille ?

— Deux chapeaux de paille !

— C’est cela.

— Ils montaient bien ; ils sont passés à deux pas de notre bateau.

Les trois vauriens parlaient ainsi ; quand le muet vint frapper à la porte de l’auberge, et leur causer cette alarme dont ils s’amusèrent plus tard.