Le Pèlerin de Sainte Anne/Tome I/Ah ! quel nez ! Ah ! quel nez !
XX.
AH ! QUEL NEZ ! AH ! QUEL NEZ !
Les hommes de cage qui viennent d’arriver à l’auberge de l’Oiseau de proie sont Picounoc, Lefendu, Poussedon, Sanschagrin et Paul Hamel.
— Blace de baguette ! te voilà rendu ici, toi ? dit Picounoc au muet.
Ce dernier fait signe qu’il a ramé, et montré les deux canotiers Robert et Charlot.
— Il dit qu’il est venu en canot, explique Sanschagrin.
— Et la petite ? demande Picounoc.
Djos, qui n’est pas encore tout à fait calmé, menace du poing le maître d’école absent et s’efforce de faire comprendre à ses camarades ce qui vient de se passer.
— C’est donc vrai qu’il est muet ? demande la bonne femme Labourique aux hommes de cage.
— Oui, c’est vrai, répond Poussedon.
— Habet demonem mutum ! ajoute l’ex-élève qui ne perd pas une occasion de glisser un mot de latin.
— Charlot s’avançant vers les nouveaux venus leur explique la scène qui a eu lieu au sujet de l’enfant : Elle a reconnu son oncle, ajoute-t-il, et elle désire rester sous sa protection.
— Et que veut-il faire de cette enfant, repart Picounoc, est-il fou ?
— Il ne l’aura plus ! jure le maître d’école qui revient d’une autre chambre avec des emplâtres sur le nez.
En apercevant le nez enflé de Racette, Picounoc, l’air effrayé, recule de trois pas et se met à chanter :
Ah ! quel nez ! ah ! quel nez !
Tout le monde en est étonné.
Ah ! quel nez ! ah ! quel nez !
Mes amis, j’en suis effrayé !
Le rire est général. Personne ne se gêne. Racette croit plus prudent de faire comme les autres.
— On ne prend rien ici ? demande Picounoc.
— Qui est-ce qui paie ? ajoute l’ex-élève.
Racette, s’avançant près du comptoir : Je paie moi — Il voulait se faire des amis — Tout le monde au comptoir, puisqu’il n’y a pas assez de chaises pour que l’on se mette à la table !
Quand le chef des voleurs fut près de la chandelle, l’ex-élève remarqua son œil noir jusqu’au milieu de la joue, sourit, le montra du doigt et débita d’un ton emphatique : Oculos habent et non videbunt.
Le vieux n’était pas d’humeur à rire : Chacun son tour, dit-il sèchement.
Picounoc élevant sa voix nasillarde : Honni soit qui mal y pense ! Respect aux vieillards ! la vieillesse est sacrée. Songeons qu’un jour nous deviendrons vieux et propres à rien, si ce n’est à donner des bénédictions.
— Des bénédictions ? hurle le vieillard, qui parle de bénédiction ici ?
— Ne vous fâchez pas, le père, ne vous fâchez pas ! Si vous ne voulez pas nous donner votre bénédiction, eh bien ! gardez-la ! On se passe mieux d’une bénédiction que d’argent.
Le chef fixe son œil perçant sur le jeune homme, et tout à coup lui tend la main : Serre cette main, jeune homme, serre-là ! tu en es digne ! nous nous valons. Tu feras ton chemin : je te le souhaite ! Seulement, moi je suis encore ton maître, car c’est à mon père que j’ai dit : Gardez-la votre bénédiction ! et toi, c’est à un étranger.
— Tonnerre ! réplique Picounoc, un peu excité, si je connaissais mon père, et s’il voulait me bénir sans payer, je lui dirais bien : gardez la votre s… bénédiction !
— Bravo ! fait le chef.
— Du rhum ! la vieille, et du meilleur ! commande Racette.
— Je n’ai rien de commun, répond, l’hôtelière ; c’est du bon : vous allez voir ! Mais je suis fatiguée, je vais me mettre au lit un peu avant le jour. La Louise va vous servir.
La Louise entre. Sa toilette est faite en partie. Elle accorde un sourire à chacun des jeunes gens et leur donne la carafe. Le rhum coule, les verres résonnent comme une musique agréable aux oreilles des buveurs.
Le muet est resté dans un coin, une jambe sur l’autre, les bras croisés, la tête penchée sur sa poitrine : il rêve.
— Venez donc prendre un verre avec nous, lui dit Racette ; il ne faut pas avoir de rancune.
Le muet ne le regarde seulement pas.
— Viens donc, Djos, dit Picounoc.
— Veni, Creator, ajoute l’ex-élève.
— Le muet ne bouge point.
— Est-il bête un peu ?
— Il en a une façon !
— Ne point parler, passe ! mais ne point boire, c’est incompréhensible !
— S’il ne veut pas venir, qu’il reste ! buvons !
Le liquide descendit dans les gosiers avides, comme les filets d’eau qui s’enfoncent dans les fentes des rochers.
— On serait bien si l’on avait des lits pour dormir, dit Poussedon.
— Bonum est nos hic esse ! murmure l’ex-élève en se couchant sur le plancher nu, le long de la cloison.
Le muet prit son chapeau et s’éloigna. Les hommes de cage continuèrent à boire. Les brigands sortirent, tour à tour, par derrière, et se trouvèrent réunis dans le hangar.
Racette fit plus ample connaissance avec ses nouveaux compagnons..
— Avez-vous réussi ? demanda le chef aux deux canotiers.
— À merveille ! du bois magnifique, dit Charlot. Nous avons coupé les liens sans éveiller de soupçons
— Tout le monde dormait, et la cage est grande, c’était facile. Cependant nous ayons failli rester pris dans le piège.
— Comment cela ?
— Le courant nous jetait sur la cage. Un instant l’un des plançons s’est accroché : je débarquai pour le débarrasser. Cela ne s’est pas fait sans un peu de bruit. J’ai cru que l’on nous entendait, alors j’ai payé d’audace : j’ai appelé. L’on n’est pas venu, mais on nous a demandé ce que nous voulions : Quelqu’un pour nous aider ! criai-je. Le muet arrive et l’on s’éloigne à force d’aviron !
— Une chance ! une grande chance ! murmure le chef. Mais si l’on s’aperçoit, au jour, que le bois manque, on viendra ici, le muet vous reconnaîtra.
Il ne reconnaîtra pas le bois, la marque est enlevée déjà, et remplacée par une autre. Au reste, un homme qui ne parle point n’est jamais à craindre.
Le malheureux Djos est bien désolé. Il marche à pas lents dans les rues désertes, ne sachant où se diriger : Quelle est donc cette enfant, cette petite Marie-Louise ? se demande-t-il. Elle appelle Racette son oncle… Et Racette la réclame et la garde comme ayant des droits sur elle !… Serait-ce une enfant de mon oncle Eusèbe, le beau-frère de Racette ?… Un éclair illumine sa pensée : Oh ! si c’était elle ! si c’était elle… Ils sont si méchants ?… Pauvre petite Marie-Louise ! Mon Dieu ! que ce ne soit pas elle !… entre les mains de ce misérable… Mais il va la ramener à Lotbinière… J’irai à Lotbinière ; il faut que je sache quelle est cette enfant… Mon Dieu si c’était ma petite sœur : Il se peut qu’elle appelle encore Racette son oncle ; imitant ses petites cousines, elle l’appelait ainsi je m’en souviens.
Ces pensées agitent les esprits du muet comme les vents agitent les eaux.
L’aurore commence à luire, et les silhouettes des navires se dessinent noires et hautes sur le fleuve endormi. Il s’achemine ainsi rêveur vers le Cap Rouge.
Racette se faisant accompagner de deux de ses camarades, de crainte de rencontrer son jeune ennemi, conduisit la petite fille, cette nuit-là même, dans la rue St Joseph. Il la confia à sa sœur, lui recommandant de la faire élever dans le vice et de la perdre à jamais.
— Puis-je la laisser voir à Mlle Geneviève ? demande la sœur complaisante.
— Non, il est mieux que Geneviève ne voit pas cette enfant.
— Je ne la garderai pas ici ?
— Non, sans doute ; tiens-la cachée jusqu’à demain, alors tu verras la Drolet et tu la lui remettras.
Ce ne sera que demain midi, car madame Drolet est à la campagne.
— N’importe ? cache-la soigneusement aux regards de Geneviève, et fais en sorte que l’on n’entende plus jamais parler d’elle à Lotbinière.
— Une fois déshonorée, une fois plongée dans les plaisirs infâmes, elle n’osera plus reparaître au village natal ; elle ne saura jamais le nom de ses parents, ni celui de ses tuteurs ; elle ne revendiquera jamais sa part du bien paternel ; et, un jour ou l’autre, nous bénéficierons ensemble de ce petit héritage.
Mademoiselle Racette promit tout ce que son frère voulut. Le lendemain, le maître d’école écrivit à son beau-frère Eusèbe Asselin la lettre suivante :
Une chose incroyable mais qui est vraie : la petite Marie-Louise est entre mes mains. Tu comprends que je ne la renverrai plus à Lotbinière. Elle a été amenée ici par un jeune homme de cage muet. Je l’ai arrachée des mains de ce jeune homme à qui j’ai donné une bonne raclée.
Elle va être élevée pour le plaisir, dans une maison où je te conduirai quand tu descendras à la ville. Tu n’entendras plus parler d’elle pas plus que de son frère le petit Joseph. Des amitiés à ma sœur. Brûle cette lettre. Ton beau-frère pour la vie.
P.S. Viens donc à Québec vendredi.
Le maître d’école descendit à la Basse-Ville, et donna au petit François Durand, qui demeurait à douze arpents de chez Asselin, la lettre soigneusement cachetée :
— Prends-garde de la perdre, mon garçon, recommanda-t-il au jeune homme.
— Ne craignez rien, Monsieur le maître, je vais la mettre dans la poche de mon gilet, et je vais attacher la poche avec une épingle… Comme cela, il n’y a pas de danger.
Le petit Durand s’acquitta fidèlement de sa commission.
— Tenez, Monsieur Asselin, une lettre de M. Racette — dit le jeune homme en tendant le billet au cultivateur.
Asselin lut en épelant quelques mots par ci, par là, puis il se rendit à la maison : Caroline ! Caroline ! crie-t-il en entrant. La chance nous court ! Vois donc ! Il lui passe la lettre qu’elle lit à son tour…
— Ah ! cela me soulage ! dit-elle. J’avais toujours un poids sur la conscience… cela me faisait de la peine de songer que la petite était morte de faim. Maintenant je me sens légère… Si personne ne peut découvrir le lieu de sa retraite !…
— Sois tranquille. José Racette ne fait pas les choses à moitié.
— Maintenant, on va faire une nouvelle battue dans le bois du domaine, on va se donner tout le trouble possible : on peut chercher, puisqu’on ne la trouvera pas. Les gens n’auront aucun soupçon, si l’on fouille bien tous les coins et les recoins du bois.
— Déjà l’on a rodé en tous sens, soulevé tous les arrachis, regardé dans tous les ruisseaux… N’importe ! C’est une idée. Je vais atteler Carillon après la serrée, pour aller de place en place avertir le monde. Demain nous passerons la journée dans le Domaine.
En effet, quand la serrée fut finie, Eusèbe attela Carillon sur la petite charrette, et parcourut une partie de la paroisse, demandant aux hommes et aux jeunes gargons de venir de nouveau, le lendemain dès l’aurore, battre la forêt.
— Ce pauvre Eusèbe, disait l’un, il a véritablement du chagrin.
— Il se donne bien du trouble, et s’il ne retrouve pas l’orpheline, ce ne sera pas sa faute, reprenait un autre.
Le lendemain, dès que l’aube parut à l’horison, une troupe considérable se dispersa dans le bois, et fit, comme la première fois, des recherches minutieuses, mais vaines. De nouveau Asselin feignit de pleurer quand il était parmi ses amis, seul, il riait. Sa femme dit aux batteurs de bois : Pendant que vous chercherez, je prierai.
— Priez, avait répondu le père Baudet. La prière vaut mieux que tout ce que nous pouvons faire.
Sans attendre le départ du dernier homme, l’hypocrite créature s’agenouilla. Dès qu’elle fut seule, elle se mit à chanter en dansant dans la place.
Les chercheurs revinrent plus chagrins encore que la première fois.
— Renoncez à la trouver et faites-lui chanter une messe de requiem, proposa le père Amable Boisvert.
Asselin pleurait. La messe fut chantée et toute la paroisse y assista. En sortant de l’église Étienne Biron dit à ceux qui se trouvaient près de lui : Le marguillier doit être choisi dans notre concession, cette année, on devrait élire Eusèbe.
— Oui ! oui ! en effet répondirent les autres, c’est l’homme qu’il faut.
Asselin ne devait pas être marguillier, cependant : ce n’était pas écrit !