Le Pèlerin de Sainte Anne/Tome I/Le muet

C. Darveau (Ip. 127-132).

XVII.

LE MUET


Le matin se levait radieux. Le soleil déroulait une nappe de lumière sur les ondes calmées du grand fleuve. La mer montait. La cage échouée sur la grève de Lotbinière commençait à flotter. Djos était allé de nouveau rêver sur les côtes verdissantes. Jamais les bouvreuils et les pinsons n’avaient mieux chanté. Les bois s’étaient séchés au souffle de la brise du matin, et une senteur délicieuse venait de partout comme un encens que la terre envoyait au ciel.

Djos suit le cours capricieux de ce petit ruisseau qui perd son onde dans le tuf du rivage, au bord du bois du Domaine. Tout à coup la voix de ses compagnons retentit.

On l’appelle. La cage va descendre avec le baissant : — J’emporte cette fleur, pense-t-il, car sa langue est toujours liée par la vengeance de Dieu. C’était un iris qui se mirait de haut dans l’humble ruisseau. En montant pour cueillir la fleur, il aperçoit une petite fille étendue sur les cailloux. Ses pieds se perdent dans l’eau fugitive. Il y a du sang sur la pierre. L’infortunée s’était sans doute assommée dans sa chute. Il fait un pas en arrière : Un frisson parcourt tout son corps. Il relève l’enfant qui ouvre de grands yeux tristes, et paraît avoir perdu le souvenir… La serrant avec un sentiment de compassion contre sa poitrine, il l’emporte sur la cage.

En le voyant accourir avec cette enfant dans les bras, les gens de cage furent intrigués. L’ex-élève de troisième dit, levant les mains au ciel : O tempora, o mores ! que ferons-nous donc, nous qui parlons tant, si ceux qui n’ont pas de langue se font ainsi suivre des jeunes filles ?

— Mais ne vois-tu pas que c’est une enfant, répartit Picounoc, et qu’elle est innocente comme toi et moi ?

— Comme toi et moi ! observa Lefendu, c’est un peu risqué.

Sicut et nos ! dit, comme un écho, l’ex-élève en levant les yeux au ciel.

Le contre-maître s’avança vers Djos qui entrait dans l’eau jusqu’aux genoux pour atteindre la rame qu’on avait jetée en guise de passerelle.

— Quelle est cette enfant ? Où l’as-tu prise ? Pourquoi l’apportes-tu ici ?… dit-il avec mauvaise humeur et volubilité.

Le pauvre muet regardait le contre-maître en marchant sur la rame étroite avec son doux fardeau. Le contre-maître allait ajouter avec un blasphème : Mais parle donc ! il se souvint tout-à-coup que Djos ne parlait plus depuis environ six mois.

Chacun se presse autour du muet pour voir l’enfant.

— Oh ! mille noms ! quelle est belle ! dit l’un.

— Comme elle est blessée ! dit l’autre…

Pulchra es, dit l’ex-élève, allongeant le cou pour regarder par dessus l’épaule de Picounoc, sed macula est in le !…

— Tais-toi donc, imbécile, avec ton latin !

— Si tu savais cette belle langue, Picounoc, tu ne voudrais jamais parler l’iroquois comme tu le fais !

Le muet tâche d’expliquer, par des signes, où et comment il a trouvé la petite. L’un des hommes de cage va puiser de l’eau dans un plat de fer blanc et lave la figure ensanglantée de l’enfant inconnue.

La fraîcheur de cette onde pure la ranime, elle entrouvre ses beaux yeux noirs, cherche autour d’elle, puis, d’une voix faible, elle murmure : Tante, où es-tu ?… j’ai soif ! On se hâte de lui donner à boire, puis on l’accable de questions. Mais ses pensées sont confuses. Elle dit seulement : Mes framboises !… Oh ! tante va me battre… Et elle se met à pleurer.

La cage, emportée par le courant, s’éloignait du rivage. Le contre-maître, se penchant sur l’enfant que Djos tenait toujours dans ses bras, lui dit : Veux-tu retourner voir ta mère.

La petite répondit : J’ai peur ! j’ai peur ! ma tante va me battre !…

Le muet avait des larmes dans les yeux. De minute en minute il s’attachait à cet ange que le ciel venait, en quelque sorte, de lui confier… Il avait peur qu’on le lui ravit. Il se souvenait de ses souffrances passées et se montrait plus sensible aux souffrances des autres. Picounoc dit à ses compagnons : C’est une enfant maltraitée par sa tante, c’est évident : Emportons-la ?

— Emportons-la répondirent les autres.

— À nous tous, observa Sanschagrin, nous pouvons subvenir à son entretien.

— Y penses-tu ? demanda Fourgon. Tous tant que nous sommes nous ne pouvons économiser un sou par année, et nous allons, d’un vire-main, devenir pères et mères de famille ? Merci !…

Le muet serra la petite contre son cœur.

— Allons ! commande le contre-maître, déposez cette enfant dans une cabane, si vous ne la reportez pas à terre, et vite ! aux rames ! Il faut gagner le large.

— À terre ? où voulez-vous qu’elle aille ? réplique le gros joufflu, elle est encore sans connaissance.

— Aux rames ! alors, vite ! aux rames !

Le muet dépose sa protégée dans la meilleure cabane, sur la plus molle couche de linge et de branches, et rejoint ses compagnons. On met les rames dans les tollets, en avant, et l’on rame lentement, mais avec vigueur. Le courant qui est rapide chez nous, entraîne bientôt la cage loin de la rive.

— Écoutez donc ! fait tout à coup Sanschagrin.

Audite ! répète l’ex-élève.

— On dirait le cri d’un homme en peine.

— On appelle la petite fille, je crois.

Le muet poussait sur sa rame avec une force qui tenait de la fureur, et la cage s’en allait toujours. On entendait, en effet, des clameurs lointaines monter du fond des bois ; mais ces cris arrivaient faibles et mystérieux au milieu du grand fleuve. La cage descendait toujours.

— Si quelqu’un veut retourner au rivage en canot, dit le contre-maître, qu’il y retourne.

Le muet regarda d’un œil plein de pitié la cabane où reposait l’enfant. Personne ne répondit. La cage descendait toujours. Elle passa devant la pointe du Platon. Bientôt les côtes échelonnées de la rive sud s’éloignèrent, formant un immense amphithéâtre, dont l’anse de Ste. Croix était le parquet merveilleux, et la cage noire parut sur le fleuve d’argent, comme un trait de plume sur une feuille blanche.