Le Pèlerin de Sainte Anne/Tome I/Le blasphème

C. Darveau (Ip. 114-126).

XVI.

LE BLASPHÈME.


C’était six mois avant l’arrivée de la cage au bois du Domaine, en février, et le jour du dimanche. La plupart des travailleurs, réunis dans le camp, se reposent des fatigues de la semaine en jouant aux cartes ou aux dés. D’autres dorment sur les couches de branches de sapin. Plusieurs jasent assis autour du poêle. Celui-ci se vante de ses succès en amour ; celui-là se moque de ceux qui demeurent fidèles. Un autre proclame sa force et défie ses camarades au crochet ou au poignet, à porter comme à lever. Quelques uns se vantent de leur cynisme et de leur impiété. Enfin chacun fait ou dit ce qui lui plaît davantage, sans se soucier du goût des autres.

Soudain Poussedon se dresse : Par la Vierge ! s’écrie-t-il, si j’ai dit un mot de prière depuis que je suis dans le camp, je veux que le diable m’emporte !

Ces paroles de blasphème sont suivies d’un immense éclat de rire.

Une voix réplique : Tu n’es donc pas comme Djos, toi ?

Une autre voix : Djos ? bah ! c’est un farceur. J’aimerais mieux ne pas prier que prier à sa manière.

— Jugement téméraire ! dit une troisième voix, une voix un peu moqueuse et fort nasillarde : Sait-on jamais ce qui se passe dans l’esprit de ses frères ? Peut-on sonder les mystères du cœur de l’homme ?

— Et de la femme, donc ?

Le rire redouble.

— Pas d’interruption, Lefendu ! pas d’interruption ! Je dis donc, continue la voix nasillarde, qui devient flûte en s’élevant, je dis que vous portez un jugement téméraire sur votre compagnon quand vous affirmez que sa prière n’est pas bonne. Moi je vais vous prouver, clair comme deux et deux font quatre, qu’elle est bonne : Toute prière faite sans distraction est agréable au Seigneur. C’est le curé de ma paroisse qui l’assure. Or la prière de Djos est faite sans distraction, donc elle est bonne.

— Pardon, monsieur Picounoc, mais prouvez donc qu’elle est faite sans distraction ! Et vous ne le prouverez pas, puisque, d’après vos propres paroles, personne ne peut savoir ce qui se passe dans l’esprit de ses semblables.

— Bravo ! Bravo ! fait Tintaine.

Un frappement de mains abasourdit l’orateur qui est sur le point de perdre contenance.

— Mon ami l’ex-élève n’a pas en vain laissé les bancs de la troisième, pour venir jouer de hache dans les forêts de l’Ottawa, riposte-t-il, en s’animant un peu ; mais il trouvera son maître dans les chantiers d’en Haut, comme sur les bancs du Séminaire de Québec. Je soutiens que Djos ne peut pas avoir de distractions pendant sa prière, parceque sa prière est trop courte : quand même il voudrait en avoir, il n’en aurait pas le temps.

— C’est vrai ! c’est vrai ! crie Tintaine.

— Il récite un Ave, Maria, dit Fourgon, et c’est vite fait !

— Le temps d’y penser ! ajoute Lefendu.

— Le temps de n’y pas penser ! riposte Picounoc.

— Pourquoi un Ave, Maria, demande Sanschagrin.

— Une promesse à sa défunte mère. C’est lui qui me l’a dit, répond Fourgon.

— L’imbécile !

— N’ai-je pas raison ? reprend Picounoc.

— Oui ! oui ! Enfoncé, l’ex-élève ! enfoncé Paul Hamel ! Paie la traite pour ta peine ! s’écrient plusieurs voix.

— Si je suis condamné, je paierai, répond l’ex-élève ; mais j’en appelle à votre conscience : Conscienciam invocabo !

— Paie ! paie ! c’est la conscience qui le dit.

L’ex-élève s’incline profondément et, en se relevant, il tire de dessous un lit de sapin, une cruche au ventre rebondi. Un éclat de rire égaie la cabane. Versant le whisky dans une tasse de fer blanc, Paul Hamel défraie ses amis, mais il soutient que Picounoc n’est qu’un sophiste. Aucun de ses compagnons ne comprend ce terme savant ; c’est pourquoi tous le jugent bien approprié, et Picounoc passe pour un sophiste.

Le couque surveillait la chaudière de soupe au lard qui mitonnait en chantant sur le feu. Le parfum des bois résineux ne suffisait pas à faire oublier les senteurs moins agréables des lèvres avinées et des vareuses malpropres des bûcherons. Il neigeait, et les rameaux, penchés sous les blancs flocons, ressemblaient à des vieillards chargés d’années.

La porte du camp s’ouvre tout à coup et un robuste garçon entre, blanc de neige.

— Ha ! Djos, beau temps, hein ? dit au nouveau venu l’un de ceux qui sont assis près du poêle.

— Massacre d’un nom ! va-t-il toujours neiger ainsi ? repart Djos.

— Tu vas gagner ton argent.

— Oui, buttant ! mieux que vous autres, bande de paresseux !

— Prie donc le bon Dieu pour qu’il nous donne du beau temps.

— Priez le, vous autres !

— Dis un Ave, Maria de plus.

— Je dirai ce que je voudrai ! C’est mon affaire ! Fermez-vous !

— Tiens ! il est de mauvaise humeur, pas de plaisir, c’est fini !…

— Paul, donne-lui donc un coup pour le remettre, repart Picounoc.

L’ex-élève prend la cruche : Donne la tasse ! dit-il à celui qui se trouve près du seau.

Les yeux de Djos jettent un vif rayon ; sa face se déride. Il n’est pas laid ce Djos, mais il a l’air méchant. On voit qu’il est intelligent ; mais il y a beaucoup d’ombres dans son esprit. Il est comme un tableau bien commencé et mal fini, comme une statue fièrement ébauchée et mise de côté par le sculpteur capricieux. Il prend la tasse et boit. Picounoc, d’un air sérieux : Tu ne dis pas ton Benedicite ?

Djos fait le signe de la croix. On applaudit.

— Tu sais qu’un bon chrétien doit offrir toutes ses actions au bon Dieu, continue Picounoc.

— Et ses omissions ? Demande Djos que le whisky dispose au badinage.

À propos, reprend le cynique Picounoc, as-tu fait ta prière ce matin ?

— Oui.

— Sans distraction ?

Djos se met une main sur les yeux. Picounoc répète : Sans distraction ?

— Hélas ! non !

Malheureux ! elle est si courte ! et… Mais à quoi as-tu pensé ?

J’ai pensé à la cruche ici présente, et aux ivrognes qui lui font la cour.

— Y a-t-il eu désir ?

— Un désir ardent.

— Long ?

— Bien plus long que ma prière.

— Pour ta pénitence tu boiras de l’eau froide le reste de l’hiver.

On applaudit avec enthousiasme.

— Ce n’est pas tout, reprend Djos, j’ai aussi pensé à la Louise.

— De l’Oiseau de proie ?

— De l’Oiseau de proie !

— L’aimes-tu ?

— Je penserais !

— Et Poussedon ?

— Poussedon ? il aura la pelle !

— C’est mal, cela, bien mal, d’en faire passer ainsi à ton ami de chantier, continue la voix nasillarde, et pour ta seconde pénitence, va te rouler dans la neige.

Les bravos firent trembler le camp.

L’un des gaillards, Poussedon, était devenu rêveur. Son plus proche voisin le touche du coude : Eh bien ! l’ami, attention ! Djos est en train de te ravir ta belle.

Les yeux se fixent sur Poussedon.

— Ah ! comme il est triste ! Voyez donc comme il est triste ! s’écrie Lefendu.

— Il a peur à ses… amours, riposte Fourgon.

— Il peut bien avoir peur ! dit Sanschagrin.

— Je n’ai peur de personne ! et je me fiche de vous autres ! répond Poussedon.

Un sourd murmure succède. Djos tourne sur ses talons ; un éclair jaillit de ses yeux malins : Prends-garde ! Poussedon !

— Non, je n’ai pas peur !

Les poings de Djos se ferment, ses muscles se tendent.

— Pas de chicane, mes enfants, pas de chicane ! commande la voix larmoyante de Picounoc : Il faut s’aimer les uns les autres ! C’est Jean qui le dit au ch. X de l’Apocalypse. Pas vrai, Paul, toi qui sais le latin ?

— Vrai comme vous vous remplissez à mesure que ma cruche se vide : Dum se videt crucha mea !

Tous éclatent de rire.

— Toi, garde tes farces ! dit Djos. Je veux que le diable m’emporte tout vif si je me laisse bafouer par n’importe qui ! Ah ! ce temps-là est passé, où j’étais le souffre-douleur de gars plus bêtes et moins forts que moi !

— Je ne veux pas dire, reprend Poussedon tremblant, que je suis aussi fort que toi, que je suis capable de te battre.

— Non ? que veux-tu dire alors ?

— Je veux dire que je suis sûr de la fidélité de la Louise, et que je ne crains pas que tu m’en fasses passer.

— Est-il bon ? la fidélité d’une fille comme la Louise ! remarque Lefendu en ricanant.

— Oui, en effet ! continue Poussedon.

— Tais-toi donc !

— C’est-à-dire qu’elle me préferra toujours à tout autre… quand je serai là.

— Quand tu seras là ? Beau dommage !

— Eh bien ! moi je te dis que tu mens !

C’est Djos qui s’emporte ainsi.

— Crois-tu, Djos, riposte Poussedon, qu’elle aimerait un dévot comme toi ?

— Comment un dévot comme moi ?

— Oui ! un dévot ! Ah ! c’est elle qui t’enverrait dire ton Ave, Maria, au pied du lit, car elle ne voudrait pas te faire déroger à ta sainte habitude.

— Pas mal ! pas mal ! s’écrient les amis.

— C’est faux ! Je ne prie pas le bon Dieu !… pas plus que vous autres !…

Poussedon ne se tient point pour battu : — Comme si, l’autre nuit, je ne t’avais pas vu, repart-il, te glisser une minute en bas de ton lit et faire le signe de la croix !

In nomine Patris ! ajoute l’ex-élève.

— Et marmoter ton Ave, Maria ! continue Poussedon.

— C’est vrai ! dit Picounoc.

— C’est vrai ! dit Sanschagrin.

— Et quand tu t’es retourné vers le coin de l’armoire, hier soir, est-ce que je ne t’ai pas vu faire quelqu’invocation au Christ ou à sa mère ? reprend Poussedon que le succès grise.

— Peut-être invoquait-il le génie de la forêt, dit l’ex-élève de troisième.

— Il était tourné vers l’armoire ? demande un autre, c’est qu’il invoquait sainte cruche.

Djos voit qu’il fait mieux de rire que de se fâcher, car tous se tournent contre lui : C’est vrai, répond-il, j’ai prié sainte cruche de vous verser un peu de son esprit, vous êtes si sots !

Cette répartie lui rend ses compagnons favorables. Mais Poussedon, blessé dans son amour propre, continue de le piquer : Il a honte d’avoir prié, dit-il ; moi j’aime mieux ne rien dire au bon Dieu, personne ne me soupçonne d’hypocrisie.

— L’hypocrisie est le plus infâme de tous les vices ! chante la voix nasillarde.

Rex vitiorum ! dit l’ex-élève.

— Je ne suis pas plus hypocrite que vous ! hurle Djos qui faiblit dans sa défense et se sent battu ; car il est coupable, non pas d’avoir prié, mais d’avoir rougi d’une bonne action. Et il continue : Je n’ai pas récité un mot de prière au Christ ou à la Vierge depuis que je suis en âge de raison !

— Bravo ! bravo !

Le blasphème, plus que le whisky enivre le pauvre garçon, et l’ivresse se communique à tous comme une étincelle électrique.

— Jure-le ! commande la voix nasillarde.

— Je le jure !

— Prends une formule solennelle ! ordonne l’ex-élève. Dis ainsi, Une main au ciel, et l’autre sur le cœur : Manus ad cælum ! Dis : que ma langue se dessèche dans ma bouche si je mens ! si mentior !

Djos, exalté par le dépit, honteux d’être ridiculisé par les siens, troublé par les vapeurs de l’alcool, lève la main gauche vers le ciel, met la droite sur sa poitrine, et dit :

Que ma langue se dessèche dans ma bouche si je mens !

L’ex-élève continue : Que le diable m’arrache, un par un, tous les poils du corps ! omnes poili corporis !

Djos ne répète point.

— Voyons ! répète ! continue ! Perge ! Perge ! hurle l’ex-élève.

— Continue ! crient les autres en ricanant. Dis : Que le diable m’arrache, un par un, tous les poils du corps ! omnes poili corporis !

Djos, terrible, les yeux rouges de sang, pâle, effrayant à voir, les regarde tour à tour et ne dit rien.

— Parle ! mais parle donc ! lui crie-t-on.

— Est-il drôle ! repart Fourgon qui rit à s’en tenir les côtes.

— Il a peur ! dit Poussedon.

— Le farceur ! crie Tintaine.

— Le lâche ! réplique Lefendu.

— Il n’achèvera pas ! ajoute Picounoc, en le montrant du doigt. Il a peur du bon Dieu !… Il a peur du Christ !…

Et Djos les regarde toujours de ses grands yeux de feu. Sa bouche entr’ouverte s’agite convulsivement, ses bras s’élèvent au-dessus de sa tête comme pour supplier, son corps frémit, des pleurs roulent sur ses joues blêmes. Dieu l’a frappé ! Il est muet !…