Le Pèlerin de Sainte Anne/Tome I/Le chantier

C. Darveau (Ip. 108-114).

XV.

LE CHANTIER.


Bien loin sur les bords de la rivière Gatineau le plus riche tributaire de l’Ottawa, s’élevait sous les pins majestueux, au milieu d’un nouveau chantier, une de ces vastes cabanes que l’on appelle camps. C’est là que se retiraient, pendant les longs mois d’hiver, les hommes loués par M. Mackintosh pour l’exploitation des bois.

Ce camp, bien humble, mais bien chaud, comme tous les autres, n’avait qu’une porte et une fenêtre. Son ameublement se composait d’une table à tréteau sans peinture ; d’un poêle simple, de quelques bancs d’un style pittoresque et varié, selon le goût de l’ouvrier et la forme de l’arbre ; d’une armoire sans portes, et de lits de branches de sapin superposés le long des pièces de pruche taillées en charpente à têtes.

Le matin, le camp se vidait. Les travailleurs sortaient pour aller à l’ouvrage, comme un essaim d’abeilles sort de la ruche pour aller butiner. Le soir, tout le monde rentrait, et c’était un murmure, un bruit, un tapage d’enfer. Le cuisinier avait rude besogne alors. Ces gens affamés et enivrés de l’odeur des grillades de lard qui rôtissaient dans la poêle, semblaient prêts à le dévorer lui-même. S’il n’était ponctuel et s’oubliait, les jurons et les menaces le faisaient frissonner de peur. Mais si la soupe était grasse et le ragoût bien épicé, on le vantait, on le choyait à qui mieux mieux. On l’aurait comparé à Brillat Savarin ou à Vatel, si Vatel ou Brillat Savarin eussent été connus dans nos forêts.

C’est dans ce chantier de la Gatineau que se trouvent réunis Joseph, Picounoc, Sanschagrin, l’ex-élève de troisième et les autres jeunes gens que nous avons rencontrés à l’auberge de l’Oiseau de proie, et qui descendent maintenant sur la cage échouée à Lotbinière.

Les travailleurs se divisent en quatre catégories :

Les bûcheux, qui se subdivisent en bûcheux proprement dits, en ébotteurs, piqueurs et grand’haches ; les scieurs ; les charretiers et les claireurs.

Les bûcheux, ce sont eux qui font retentir la forêt de leurs coups secs, rapides et mesurés. Ils vont attaquer les troncs les plus robustes. Alors ils frappent à deux et tour à tour, de la hache tranchante, l’arbre qui gémit. L’entaille, petite d’abord, s’élargit vite, et les éclats volent sur la neige, et les branches frémissent à chaque coup. Bientôt, un craquement léger se fait entendre, l’arbre mutilé tremble. Il ne s’incline pas encore. On dirait qu’il se survit. On s’éloigne, car, dans sa chute, le géant va briser tout ce qu’il touchera. Enfin le craquement recommence plus long et plus fort. La cime de l’arbre penche tout doucement, décrivant une courbe dans le ciel bleu. Le vent circule dans les rameaux et l’on dirait que les rameaux se plaignent. La chute s’accélère, le bruit augmente, les branches du colosse qui tombe fouettent, déchirent, arrachent les autres branches qu’elles rencontrent. On dirait le pétillement d’un brasier. Un choc plus sourd et plus formidable succède : puis le silence se fait. La forêt toute entière paraît tressaillir et trembler. L’arbre majestueux qui s’élevait au dessus des autres arbres comme un roi au dessus de son peuple, gît ignominieusement sur le sol qu’il ne touchait que du pied. Pour lui, plus de printemps nouveaux avec de nouvelles draperies ; plus de nids harmonieux dans ses feuillages ; plus de gémissements avec les tempêtes ; plus de murmures avec la brise du matin : il est mort ! Et toujours les coups de la hache retentissent ! Et toujours des arbres craquent, penchent et s’affaissent ! Et toujours ces mille bruits sont répétés par mille échos.

Picounoc se vantait d’être le meilleur bûcheux.

Quand un arbre est tombé, le bûcheron s’éloigne satisfait, et cherche une autre victime. Alors vient l’ébotteur qui dépouille le cadavre des atours qu’il portait naguère avec tant d’orgueil, et compte le nombre de billots que donnera l’arbre dénudé. Les uns après les autres se détachent du tronc les rameaux verts du pin ou les branches arides du chêne.

Tintaine et Fourgon passent pour les meilleurs ébotteurs du chantier.

Vient ensuite, armée de godendards, la troupe des scieurs. C’est elle qui coupe, en faisant chanter l’acier de son immense scie, l’écorce rugueuse, l’aubier tendre et le cœur dur du squelette puissant. Et tant que la fatigue n’a pas engourdi ses bras, la troupe unit la gaie chanson du village au résonnement métallique de l’instrument.

L’ex-élève était un scieur infatigable. Comme les coups de bec des piverts sur les arbres, on entend la hache des piqueurs qui enlèvent, sur quatre faces, l’écorce du billot, et préparent la voie à l’ouvrier par excellence du chantier. Le voici cet ouvrier ! Il porte, sur l’épaule, une hache énorme avec laquelle il s’identifie. On l’appelle la grand’hache. C’est d’ordinaire le plus robuste du chantier. Dans sa large main l’outil semble léger. Son œil exercé est juste, et sa hache tranchante n’entame pas plus qu’il ne faut le billot dégrossi, pour qu’il devienne une pièce carrée, superbe et droite comme si elle eut passé sous le fer du rabot.

Joseph le pupille d’Asselin et Noé Sanschagrin, étaient des grand’haches.

Dans les chantiers de billots l’armée des travailleurs est moins nombreuse ; piqueurs et grand’haches sont inutiles.

Quand le billot est scié, quand le plançon est équarri, les charretiers le traînent jusqu’à la jetée, sur leurs sleighs à bois, par les mille chemins que les claireurs, chaussés de longues bottes sauvages, ont tracés dans les neiges profondes.

Poussedon s’était enrôlé dans la troupe des claireurs, et Lefendu s’était fait charretier.

La jetée, c’est le bord de la rivière d’où l’on précipitera, le printemps, les milliers de pièces de bois que le courant emportera jusques à des distances étonnantes. Une nouvelle bande, formée de toutes les autres, apparaîtra alors. Ce sera une troupe active, qui courra sur les billots flottants avec la légèreté du félin qui joue ; qui ne craindra ni l’eau froide des nuages, ni l’eau froide des ruisseaux, ni les courses sur les berges escarpées, à travers les broussailles ; qui montera dans les canots, ramera mieux que les meilleurs canotiers, franchira, en chantant, rapides et cascades. Ce sera cette troupe aventureuse qui détachera, de la rive où l’auront retenu les branches des arbres demi-noyés, le billot retardataire et paresseux. Elle suit avec anxiété la fortune du bourgeois, fortune emportée par les caprices du courant. Heureuse, elle vogue en chantant si, les pluies du printemps ont gonflé le sein des rivières ; mais si les rivières coulent misérablement, à travers les roches et les débris de toutes sortes, leurs ondes pauvres, elle souffre, travaille et s’irrite souvent.