Le Pèlerin de Sainte Anne/Tome I/La cage

C. Darveau (Ip. 101-107).

XIV.

LA CAGE.


— Djos, mon pendard ! viens vite nous aider à ramer ! Viens vite ! tu vois bien que la cage s’en va sur les roches !

Celui qui répondait à ce nom défiguré sortit d’une petite cabane de planches, par une porte haute de quatre pieds au plus, et courut prendre place à l’une de ces énormes rames qui servent à gouverner les cages sur le grand fleuve.

— Dormais-tu paresseux ? reprit le même individu d’un ton qui ne s’adoucissait pas. Djos fit un signe de tête qui voulait dire : Non, jeta un coup d’œil sur la côte nue qui s’élevant devant lui, et, tout en poussant la rame de son bras nerveux, il parut se perdre dans une profonde pensée.

C’était le dix-sept août. Jusque vers le soir le ciel fut serein, l’air chaud et le fleuve calme comme une mer d’huile. Les oiseaux avaient chanté en voltigeant sur les peupliers verts, et les moissonneurs avaient chanté en montant dans le champ de blé, la faucille sur l’épaule. Les maisonnettes blanches et les ormes superbes qui sont échelonnés sur la rive, s’étaient mirés dans l’eau comme dans un miroir sans fin, et l’on eût dit un monde submergé et renversé fleurissant et chantant toujours. Le vieux Tace qui est un observateur avait dit à son voisin le père Mercier : On va avoir du gros vent ; il y a du mirage. Vers le soir, en effet, le vent de nord-est s’éleva, l’air se rafraîchit. Les oiseaux chantèrent encore, mais non les moissonneurs, car ils redoutèrent le mauvais temps.

Glissant comme un immense nuage dans les cieux, une cage longue de plusieurs arpents et large comme une prairie, descend sur le fleuve, emportée par le courant rapide. C’est une cage de bois carré. Au milieu s’élèvent, comme un petit village Indien, une dizaine de cabanes : c’est là que se retirent, la nuit pour dormir, le jour pour se garder du soleil ou de la pluie, les cinquante rameurs qui se sont engagés à rendre ce bois à Québec. Quand la brise de nord-est commença de souffler, la cage avait dépassé la rivière du Chêne qui se glisse sous la forêt, tortueuse et brillante comme un serpent : elle laissait la pointe du bois des Hurons, ou Tonkourou s’était bâti un wigwam d’écorce. Le contre-maître appela tous les hommes aux rames, car la mer qui commençait à monter et le vent qui soufflait fort, menaçaient de jeter la cage sur la grève rocheuse. Les hommes accoururent et longtemps ils plongèrent et replongèrent les rames dans les flots moutonneux.

Couché à terre, sur le côté, dans une cabane, la joue appuyée sur la paume de sa main, un des hommes n’a pas bougé. Perdu dans une rêverie profonde, il n’a pas entendu la voix rigide du maître. Ses regards interrogent avec anxiété les côtes de Lotbinière. Il cherche, à travers les grands arbres des bords, un objet aimé sans doute. Tout à coup son œil se dilate, un éclair en jaillit. Il vient, d’apercevoir, loin sur un coteau, à une lieue de l’église environ, les cimes élancées de quelques peupliers de Lombardie. Ces arbres droits et hauts semblent des sentinelles autour de la maison, qu’ils ombragent. C’est alors que la voix sévère du contre-maître se fait entendre, appelant le pendard de Djos qui se lève comme s’il était piqué d’une guèpe.

Le vent soufflait avec fureur. La mer houleuse déferlait avec un bruit solennel sur le rivage. Les bancs de roches qui s’élèvent chez nous au bord du chenal, comme une grappe de raisin au bord d’une coupe, étaient entourés par le flux débordant, et se noyaient peu à peu.

— Ramez fort ! criait le chef, ramez fort ! ou nous sommes perdus !… Vous voyez bien que nous allons sur les roches !…

Et les cinquante rameurs, courbés sur les rame, étaient tout en sueur malgré la fraîcheur du vent. Ils réussirent à tenir le large pendant quelque temps : mais quand le fleuve eut jeté sur les battures de cailloux sa nappe agitée, le courant se dirigea vers la terre, et la cage passant au sud de l’islet, vint s’échouer au rivage, près du ruisseau des Chel, en haut du Domaine.

— N’importe ! dit le contremaître en jurant, nous sommes mieux ici que sur les bancs de roches.

Un autre reprend, c’est Poussedon : Nous irons voir les filles pour nous désennuyer. Djos va nous conduire : il doit se souvenir un peu des lieux et des gens.

Djos sourit. Un autre ajoute : Je dois avoir des parents par ici, moi… puisque je n’en ai pas ailleurs !

C’est ce farceur de Picounoc qui badine ainsi. Plusieurs s’amusent de cette répartie ; mais une larme apparaît au coin de l’œil de Djos. Il pense sans doute qu’il n’a pas de parents lui non plus. Un de ses compagnons le montre du doigt aux autres, disant : Voyez donc ! depuis qu’il ne parle plus, il a toujours les larmes aux yeux.

— Bon jour d’un nom ! ce n’est pas drôle, après tout, d’être muet !

— Surtout de perdre la parole dans des circonstances comme celles où il l’a perdue lui.

— Et c’est curieux, continue l’un de ces drôles, l’ex-élève de troisième, et c’est curieux que vous mes amis, amici mei, qui avez été témoins, comme moi, du châtiment de ce garçon, vous n’en fassiez pas votre profit.

— Bah ! crois-tu qu’il est muet ? c’est une farce à sa façon, reprend le contre-maître qui ne croyait à rien.

— Une farce qui dure un peu longtemps ! riposte Picounoc, car il y a six mois jour pour jour que, coupant son dernier mot en deux, il n’en a laissé tomber que la moitié.

— Oui ! ajoute Lefendu, et depuis ce temps il a l’autre moitié sur le bout de langue : ça doit lui démanger.

Le vent et les flots hurlaient toujours pendant que les gens de cage badinaient ainsi. Les plançons échoués sur le sable, le long de la rive, étaient rudement secoués par les vagues, mais ne se déliaient pas encore. Le jeune muet, Djos, puisque ses amis l’appelaient ainsi, s’était éloigné des railleurs, et, passant de pièce en pièce, était venu jusqu’au rivage où, d’un bond, il s’élança.

Un peu plus bas que l’endroit où la cage s’est arrêtée, la forêt, sombre et pleine de senteurs, descend jusques au bord des eaux, et la verdure des bouleaux, des chênes ; et des ormes tranche admirablement sur le tuf noir des caps qui s’étendent, de chaque côté, comme des ailes de chauves-souris. Djos se dirige vers ce bois. Il cherche à fuir les plaisanteries de ses malins amis. Mais à peine a-t-il écarté, de ses mains, les tiges pliantes des noisettiers, qu’une pluie abondante fait retentir le feuillage et tombe, en perles limpides, jusque sur le sol. Il dut renoncer au plaisir de rèver une heure sur la mousse fleurie, et revenir au milieu de ses compagnons, dans les cabanes ébranlées par la houle.

Pendant que les gens de cage sont entrés dans leurs tentes de planche ; que les uns fument le tabac canadien et racontent des histoires obscènes ; que les autres dorment d’un sommeil paisible, comme des bienheureux, sur leur couche dure ; que d’autres forment des projets d’amusements pour l’instant où ils mettront le pied à Québec, nous irons faire une promenade dans les chantiers de l’Ottawa.