Le Pèlerin de Sainte Anne/Tome I/Souvenirs

C. Darveau (Ip. 253-259).

XXIX.

SOUVENIRS.


Le soleil a jauni les moissons. Les épis se balancent au souffle du vent, et un murmure s’élève au-dessus des champs féconds. Les moissonneurs, armés de leurs faucilles, une main protégée par la mitaine de cuir rouge, sont penchés sur la glèbe. Ils saisissent de la main gauche, l’une après l’autre, plusieurs poignées de grain qu’ils coupent de la droite, et se relèvent à intervalles réguliers, pour étendre, sur le sol, le grain qui doit javeler.

Le champ d’Asselin et celui de Bélanger ne sont pas éloignés l’un de l’autre. Noémie se plaît à voir tomber sous sa faucille la paille dorée. Elle fredonne souvent comme la fauvette, et sa voix est agréable aux moissonneurs. Les oiseaux répondent à ses refrains et voltigent autour d’elle, sur les clôtures et les cénelliers. Sa voix fait rêver. Elle le sait bien, car chaque fois qu’elle chante, le muet qui travaille dans le clos voisin, laisse reposer sa faucille ; et, chaque fois qu’elle le rencontre, il la salue avec un sourire. Les gerbes sont entassées dans les grandes charrettes, et les chevaux ou les bœufs charroient chaque jour, dans les granges recouvertes en chaume, les récoltes abondantes. Quand le soir est venu, que le travail est fini, que la nuit enveloppe la campagne et confond tous les objets, le muet rôde, comme un fantôme, autour d’une maison inhabitée depuis longtemps, et ceux qui l’entrevoient dans les ténèbres se sentent saisis d’un vague effroi. Les histoires de revenants se content au coin du loyer, et des femmes crédules assurent qu’elles ont vu, plus d’une fois, le défunt Letellier debout, immobile, à la porte de sa maison déserte. Les jeunes filles n’osent pas sortir le soir. Le muet part avant l’aube et ses pas se dirigent encore vers cette maison que l’on croit hantée. Alors avec le rayon du jour qui tombe sur le toit vieilli et l’illumine, surgit un autre rayon plus vif et plus brillant : c’est le soleil du souvenir qui éclaire le passé, pour en faire ressortir ces mille détails charmants que la mémoire avait oubliés. Le muet revoit la chambre solitaire où sa mère a rendu le dernier soupir. Le lit est encore là avec ses poteaux élevés, mais nu, dépouillé, triste comme un cadavre. Le poêle n’est plus dans la cloison qui reste ouverte. Le grillon chante sous le foyer éteint : seul il est demeuré fidèle à la malheureuse maison. La croix noire au pied de laquelle le père, la mère et l’enfant s’agenouillaient chaque soir, est toujours pendue au mur peint à la chaux. Le tuteur n’a pas eu besoin de ce souvenir incommode.

Ah ! le pauvre muet ! comme il pleure en revoyant ces objets sacrés ! comme il pleure au souvenir de ces jours lointains et heureux ! Et toutes les souffrances qu’il a endurées depuis l’heure fatale où il a dû sortir de la maison paternelle, passent aussi devant ses yeux, comme ces bandes d’oiseaux voraces que le naufrage attire !… Un sentiment de vengeance monte malgré lui du fond de son cœur. Il pense au Christ flagellé, et la colère se calme. Mais ne peut-il pas, ne doit-il pas enfin se faire connaître et revendiquer ses droits ? Hélas ! comment fera-t-il ? Il ne peux parler, il ne peut écrire !… Un sombre découragement s’empare de son âme, par instant et ceux qui le voient disent : Ce garçon-là souffre beaucoup. Quelquefois il pense : — J’apprendrai à écrire, et le moment d’après cela lui paraît impossible.

Noémie qui le voyait souvent, le trouvait bien à plaindre, et s’efforçait de lui être agréable : Il est si malheureux ! pensait-elle, et personne ne le console. Il est toujours seul : tout le monde semble le fuir…

Il se montrait bien touché de l’amitié de cette jeune fille.

Un jour, c’était le dix-septième après son arrivée, il la rencontre à la porte de la maison abandonnée et l’arrête. Il lui montre la chambre de sa mère, la croix pendue au mur, la place où se trouvait la table, et le coin où la grande horloge avait sonné les heures de joie et les heures d’amertume ; et, par mille gestes variés, il s’efforce de lui faire comprendre qu’il a vécu dans cette maison quand il était jeune ; qu’il a vu mourir, sur ce lit, une mère bien-aimée ; qu’il est tombé à genoux à son chevet, et qu’il a prié devant la croix.

La jeune fille ne comprend rien d’abord. Mais, peu à peu, rappelant, à son tour, les souvenirs de l’enfance, et quelques détails de la mort de Madame Letellier et du malheur de ses enfants, elle est comme éclairée d’une lumière subite, et elle entend le langage silencieux du pauvre garçon. Elle parle de plusieurs choses qui ne lui paraissent pas étrangères, et elle lui fait des questions auxquelles il répond assez facilement.

— Êtes-vous Joseph ? demande-t-elle enfin d’une voix émue.

Alors le muet ressent une joie qui tient du délire ; il saisit les mains de Noémie et les couvre de baisers.

— Tu es Joseph ? répète la jeune fille stupéfaite.

Il fait signe qu’en effet il est Joseph, et il fond en pleurs.

— Mais Joseph n’était pas muet.

Alors il a un moment de désespoir ; il pâlit, lève les yeux au ciel, montre le Christ suspendu sur la croix de bois, et reporte sur sa langue muette le doigt qui vient de se lever sur le Sauveur.

— C’est le bon Dieu qui t’a rendu muet ? hazarde en tremblant Noémie.

Joseph penche la tête et tombe à genoux. Noémie est dans un trouble extraordinaire. Elle sort et court raconter à ses parents ce qu’elle a vu. Bélanger vient aussitôt rejoindre le muet. Il le trouve prosterné devant la croix et pleurant toujours. Il le questionne longtemps et reste convaincu qu’il est véritablement l’enfant de ses anciens voisins, si tristement décédés il y a alors douze ans. Croyant faire plaisir à Asselin, il va lui révéler la nouvelle. Asselin se moque. Bélanger, un peu froissé, lui dit : Fais-le venir et interroge-le ; tu verras qu’il sait des choses que seuls peuvent savoir les enfants de Letellier, ou ceux qui ont bien connu cette famille.

— Il n’en manque pas de gens qui ont connu la famille ou qui en ont entendu parler.

— Enfin la chose vaut qu’on s’en occupe.

— Qu’il fasse valoir ses droits ; le bien est là.

C’est tout ce que répondit Asselin ; mais il pensait bien autrement.

Il avait remarqué, en effet, les agissements de son engagé, et les avait trouvés un peu singuliers. Bien qu’il ne craignit pas les réclamations d’un muet, il avait peur d’être troublé par le subrogé tuteur ou ceux-là qui conservaient de l’attachement pour le souvenir de Letellier. Et puis, il soupçonnait de ruse le jeune homme, et croyait feinte son infirmité. Il avait résolu de le congédier aussitôt que son mois serait fini. Il se décida de le renvoyer dès le lendemain.

Joseph s’attendait à cela ; il ne parut pas surpris. Cependant il ne voulait pas laisser la paroisse sans avoir tenté de se faire reconnaître par son oncle ou le subrogé tuteur. Il était venu pour déjouer les projets des voleurs, les voleurs ne s’étaient pas rendus au jour fixé. Pourquoi ? Il l’ignorait. Il aurait été heureux de faire du bien à son persécuteur avant de se séparer de lui ; cependant il était plus heureux de voir les méchants renoncer à leurs coupables desseins.