Le Pèlerin de Sainte Anne/Tome I/Les deux bateaux

C. Darveau (Ip. 243-252).

XXVIII.

LES DEUX BATEAUX.


Le vent soufflait de l’est, et de légers nuages, pareils à des cardées de laine, se dispersaient au firmament. Le fleuve s’agitait dans son lit. La mer montait. Debout sur le coqueron de leurs berges, les bateliers criaient aux passagers de faire diligence. Et l’on voyait accourir vers la grève les vaisseaux commençaient à flotter, les habitants des différentes paroisses, les uns avec leurs ballots de marchandises sous le bras, les autres avec leurs tinettes et leurs coffres vides.

Il y avait de la gaité à bord de ces petits bateaux où s’entassaient, pêle-mêle, hommes, femmes, garçons et filles. C’était un bourdonnement de voix incessant, et des éclats de rire qui montaient comme des feux d’artifices. Les premiers embarqués s’emparaient des bancs et les derniers restaient debout. Peu à peu l’on se divisait et l’on formait des groupes. Gars et fillettes se trouvaient ensemble. Les femmes faisaient cercle autour de la plus jaseuse des commères, et les hommes, en prenant un coup, parlaient affaires et politique.

Alors comme aujourd’hui, il y avait deux partis, l’un bon, l’autre mauvais. Le bon, c’était le mauvais pour ceux qui n’y appartenaient pas, et le mauvais, c’était le bon pour ceux qui y appartenaient. Chacun, comme aujourd’hui, discourait sur des questions de finance et d’administration, sans connaître le premier mot de l’économie politique. Celui qui criait le plus fort avait raison, et l’on se rangeait de son avis.

Les bateaux n’avaient pas toujours un vent favorable pour voguer, et souvent ils restaient à l’ancre durant plusieurs marées le long de la côte.

Alors débarquaient et se rendaient à pied ceux que des travaux pressants appelaient. Les paresseux et ceux qui ne sont jamais pressés, attendaient le bon vent. C’était une perte de temps sérieuse pour chacun de ces braves cultivateurs ; mais alors que le sol produisait encore avec abondance ; alors que le luxe n’avait pas encore gâté jusqu’à la moelle des os notre heureuse population ; alors que l’orgueil et la vanité de tous n’avaient pas attiré sur nos champs la malédiction du Seigneur, le cultivateur pouvait perdre du temps et négliger ses affaires, sans se croire plus pauvre. Il y avait un surplus en ce temps de fécondes récoltes ! Aujourd’hui ô mes pauvres campagnes, vous ne vous couronnez plus de riches moissons de froment !… Vous n’êtes plus sensibles aux durs travaux du laboureur ! Votre sein aride se laisse en vain déchirer par le soc tranchant ! Les épis légers se tiennent droits comme les hommes orgueilleux, et ne se courbent point comme les humbles que le ciel a remplis de vertus ! Le ver destructeur s’est glissé au cœur de la gerbe, de grain comme au cœur de la société ! Et quand le fléau tombe sur l’airée, quand le vanneur crible l’avoine et le froment, beaucoup de balles légères et de graines mauvaises sont jetées à la porte de la grange, comme beaucoup d’œuvres inutiles ou perverses seront rejetées et condamnées quand, l’Éternelle Justice criblera le monde.

La brise fraîchissait. Appareillons ! dit Mathurin, appareillons !

Mathurin était le capitaine de l’un des bâteaux passagers de Lotbinière. Il en était aussi le matelot et le couque ; il formait l’équipage à lui seul. Paton était capitaine et propriétaire, couque, et matelot de l’autre bateau voyageur. Tous deux avaient beaucoup de monde : ils ne partaient pas du même endroit : l’un faisait voile de la Vieille Église, l’autre, du ruisseau de Grégoire Houle, juste une lieue plus bas. On se rappelle que la berge de Paton avait un jour chaviré, et que plusieurs personnes s’étaient alors noyées. Pendant longtemps les habitants n’osèrent s’embarquer avec le malheureux capitaine, et Mathurin fut sur le point de rallonger son vaisseau, en le coupant au milieu. Cependant tout s’oublie, les jours de joie comme les jours de peine, les malheurs comme les chances heureuses. Le souvenir de la noyade s’altéra dans le passé brumeux. Il était comme ces voiles qui flottent vaguement dans un brouillard. Les gens allèrent de nouveau s’embarquer à la Vieille Église, et Paton eut encore des jours de triomphe.

Les deux bateaux partirent ensemble de la ville. Ce fut entre eux une lutte agréable. Les voiles gonflées qui volaient sur les vagues ressemblaient au croissant de la lune que l’on voit courir, par une nuit venteuse, sur les grands nuages. Les habitants se hélaient de l’un à l’autre. Les uns criaient : Holà ! jetez nous une amarre que l’on vous remorque ! Retournez-vous à la ville ? Êtes-vous à l’ancre ?

Les autres répliquaient : Vous êtes à lége, vous autres ! Tous tant que vous êtes à bord vous ne pesez pas une plume !… Vous êtes des gens légers !

— Vous êtes trop lourds, vous autres, vous allez faire couler votre bateau.

Et le flot du montant, soulevé par la brise, berce les légers vaisseaux. Au mouvement du tangage, poupes et proues plongent tour à tour dans l’écume, avec un bruit qui ressemble au froissement d’un feuillage sec.

— Connaissez-vous ce jeune homme ? demande Victor Bélanger à ceux qui sont assis sur des coffres vides, auprès du mât, dans le bateau de Mathurin, et il montre, des yeux, un garçon bien découplé, qui regarde mélancoliquement les vagues se briser sur la joue du bateau. On répond négativement.

— Il n’est pas de chez nous, continue Bélanger, ou je ne me le remets point.

— C’est un étranger, dit François Leclair.

— Il a l’air triste.

— Il n’a parlé à personne depuis qu’il est à bord.

— C’est un joli garçon. Où peut-il aller ?… Tiens ! il faut que je demande à Asselin. Il connaît tout le mande lui. Au reste, il l’accostera sous un prétexte quelconque, et saura vite qui il est, d’où il vient, où il va.

Eusèbe Asselin parlait avec les femmes et faisait le galant.

— Eusèbe, dit Bélanger, laisse donc les femmes tranquilles ; viens ici un peu.

— Dieu ! que vous vieillissez vite, vous autres ! répondit Eusèbe, et que vous êtes devenus désagréables aux yeux du beau sexe !

— C’est bon ! disent les femmes ; ne les épargnez point…

Eusèbe vient rejoindre les hommes :

— Qu’y a-t-il pour votre service ?

— Connais-tu ce jeune homme ? demande Bélanger.

— Non !

— C’est tout ce que nous voulions de toi.

— On peut faire sa connaissance !

— Va donc lui parler.

— C’est facile.

Et il se dirige vers le jeune étranger dont les yeux rêveurs sont toujours attachés sur les flots.

— Il vente une bonne brise, lui dit Asselin.

Pour commencer une conversation toutes les phrases sont bonnes, pour la finir les bonnes sont rares. L’inconnu lève sur son interlocuteur un regard doux et fait un signe de tête en souriant.

— Vous allez à Lotbinière ?

Même geste.

— Vous n’êtes pas de la paroisse ?

Le jeune homme fait un signe nouveau qui veut dire oui ou non. Eusèbe commence à trouver le jeu ennuyant. Converser à deux, cela passe, souvent même cela est très agréable mais à converser seul l’on s’ennuie : je n’y vois qu’un avantage : les sottises que l’on dit ne sont point répétées. Bélanger et plusieurs autres regardent Asselin et rient de son dépit…

— Quel est donc votre nom ? demande Eusèbe à l’étranger.

Le jeune homme prend une expression de profonde tristesse, et mettant un doigt sur sa bouche, il fait comprendre qu’il ne parle point.

— Vous êtes muet ?

Il affirme de la tête.

— C’est une grande affliction !

Le muet baisse les yeux et pense : C’est une punition terrible.

L’intérêt est excité à un point extraordinaire. En un instant tout le monde, à bord, sait que le beau garçon à demi-couché sur l’avant de la berge est muet. Les jeunes filles trouvent des prétextes pour laisser leurs places et passer près de lui. Il est vite entouré d’un cercle de curieux. Il se lève.

— Avez-vous des parents à Lotbinière ? lui demande Bélanger.

— Le jeune homme hésite comme s’il n’avait pas bien entendu.

— Avez-vous des parents ou des connaissances ? répète l’habitant.

— Il fait signe qu’il en a, et des larmes roulent dans ses yeux.

— C’est un beau garçon, c’est dommage qu’il soit muet, murmure Philomène Pérusse à l’oreille de Noémie Bélanger.

— Et qu’il a l’air bon ! répond Noémie.

Au même instant les yeux mouillés de pleurs du muet rencontrent les yeux noirs de la jeune fille, qui rougit et baisse la tête comme si elle eut été entendue. Le jeune étranger la regarde toujours.

— Vous venez en promenade sans doute ? reprend Asselin.

— Non, fait comprendre le muet.

— Par affaire alors ?

— Le muet simule le geste d’un homme qui fauche le foin avec la faulx ou coupe le grain à la faucille.

— Vous cherchez de l’ouvrage ? Vous savez couper à la faucille.

Il approuve.

— Si j’avais besoin d’un homme je l’engagerais, dit Bélanger : il paraît si fort et si bon.

— J’ai besoin de quelqu’un moi pour m’aider à finir mes récoltes, repart Asselin.

— Engage-le donc, alors.

— J’en ai envie.

— Tu peux essayer. Il ne perdra toujours pas de temps à jaser.

— Voulez-vous venir chez moi, demande Asselin au jeune homme, je vous donnerai quatre piastres par mois et la nourriture ?

Un sourire de satisfaction passe sur la figure sereine du muet, il tend sa main à l’habitant qui la serre en disant : C’est conclu !

Je ne sais quoi, mais alors il se passa quelque chose de mystérieux dans le cœur de la belle Noémie Bélanger : elle-même ne put se rendre compte de ce trouble nouveau.

Les bateaux se rendirent heureusement à leur destination et chacun des passagers prit le chemin de sa maison.

La chance était pour Asselin, car le muet montait à Lotbinière pour déjouer le complot des voleurs.