Le Pèlerin de Sainte Anne/Tome I/Le complot

C. Darveau (Ip. 235-242).

XXVII.

LE COMPLOT.


Le chef des brigands, le charlatan et les canotiers n’étaient pas sortis de l’auberge. Après le départ d’Asselin, plusieurs hommes de cage arrivèrent, et tous ensemble, voleurs et travailleurs, se mirent à vider les verres et à raconter des histoires. Les paroles étaient libres et les récits, fortement épicés. La mère Labourique et sa fille, au comptoir, essuyaient les carafes et rangeaient sur les tablettes les verres ébréchés.

— Vous ne devriez pas raconter de semblables histoires devant les jeunes filles, observa la mère prudente.

— Devant, non, mais derrière ? repartit Picounoc qui glissait un mot partout.

— Est-il drôle ce coquin ! murmura le vieux St. Pierre.

— Tordflèche ! il ferait un bon camarade.

— C’est dommage dit le charlatan, riant du bon mot qu’il espérait dire — c’est dommage que le muet ne soit pas ici, il nous en rapporterait, lui, des faits curieux.

Plusieurs rirent pour faire plaisir à la barbe rouge. Picounoc reprit : Il a son histoire, le muet, et c’est une histoire qui en vaut la peine.

— Conte donc !

Picounoc rapporta l’événement extraordinaire dont il avait été témoin un jour de l’hiver passé.

La plupart n’en crurent pas un mot. Picounoc et ses camarades affirmèrent.

— Tu te serais converti, observa le vieux chef.

— Moi ? mais est-ce que j’ai besoin de conversion ?

— Farceur, va !

— On ne voit pas de miracles sans se convertir, ajouta un autre.

— Plusieurs sont devenus presque dévots depuis ce temps-là… Paul Hamel qui parle toujours latin, parce qu’il a mis le nez au séminaire, Sanschagrin, George Lalumière… Ces gens-là ne se sentaient pas bien avec leur conscience : ils ont eu raison d’aller à confesse. Quant à moi… le ciel s’écroulerait sur ma tête que je ne tremblerais pas !…

— Tu te vantes.

— Si je voyais un miracle je ne sais pas ce que je ferais, ma foi ! non je ne le sais pas.

C’était le chef qui disait cela.

— Je le sais bien, moi, repartit l’imperturbable Picounoc.

— Oui ? quoi ?

— Vous fermeriez les yeux.

— Je voudrais bien avoir dit cette parole ! pensa le charlatan.

— Si nous soupions ? proposa l’un des habitués, qui n’avait rien dit encore.

— C’est une idée, fut-il répondu : La mère, qu’avez-vous de bon à nous donner ?

— Toutes sortes de choses.

— C’est trop ! dit le charlatan.

— N’importe ! donnez ! repart le chef. Il faut les avoir toutes ces choses pour en trouver une bonne.

— Gredin, va !

Le souper fut joyeux et chacun paya pour soi.

— J’ai une idée, dit le charlatan au chef.

— Moi aussi, répond le chef au charlatan.

— Vous avez bien de la chance, vous autres, d’avoir une idée ! murmura Picounoc.

— Ce soir, à huit heures, au lieu ordinaire, continua le vieux brigand.

Le docteur à la barbe rouge, Robert et-Charlot firent un signe affirmatif.

— Je prends ma carte, dit Picounoc, le pit, combien ?

— Pas d’admission.

— Je vous siffle de suite alors. Et se mettant deux doigts dans la bouche, Picounoc poussa un sifflement aigu.

Après le souper tous sortirent pour flâner un peu sur les quais et les grèves. Il était sept heures. Le chef se pencha vers l’hôtelière : Notre chambre pour huit heures, et personne dans le voisinage.

En entrant, ils rencontrèrent le muet qui venait de l’église de la basse-ville, l’ex-élève et Sanschagrin.

— Bonjour ! les amis, s’écria Picounoc.

Salve ! répondit l’ex-élève.

Le muet salua de la tête.

— La mère, mater, dit l’ex-élève en entrant, c’est décidé, l’on se range ; si vous voulez que l’on revienne, une chambre !

— C’est malaisé, mes bons fils, il n’y a que deux chambres en haut, Djos le sait, notre chambre à Louise et à moi, et une autre.

— Eh bien ! c’est l’autre que nous voulons.

— Retenue, mes agneaux, retenue !

— Alors, adieu ! vous perdez notre pratique, dit Sanschagrin.

— Ne faites pas cela. Tiens ! je vous connais, vous êtes de bons enfants, vous serez bien servis.

— C’est bon ! montons, dit Sanschagrin.

Ascendamus ! fit l’ex-élève.

Une demi-heure après, Paul et Sanschagrin sortirent. Le muet, fatigué, se jeta sur le lit pour se reposer. Il s’endormit. Les brigands étaient avec l’hôtelière dans la chambre voisine quand il se réveilla.

— Il n’y a personne dans l’autre chambre ? demandait le chef.

— Vous savez bien, mes bons amis, que je vous suis dévouée corps et âme, que je suis la femme la plus honnête et la plus discrète de toute la ville, répondait la vieille.

— Hum ! hum ! fit le charlatan.

La bonne femme le regarda de travers.

— C’est vrai ! dit-elle. Mais je descends parce que vous aller me faire fâcher. Soyez sans crainte ; amusez-vous : vous avez sur la table le meilleur rhum de la Jamaïque.

Elle descendit.

— Mon idée la voici, commence le chef : Aller à Lotbinière faire connaissance avec les piastres de ce brave habitant que nous avons vu cet après-midi.

— C’est la mienne aussi, reprend le faux docteur ; et vous avez compris que je ne le faisais pas jaser pour rien.

— Nous y pensions, dirent Robert et Charlot.

— Il faudra mettre Racette dans la confidence : il pourra nous être d’un grand secours, ajoute le chef.

— Il faut qu’il fasse un coup de maître pour son premier coup, dit Robert.

— M’est avis, observe le charlatan, qu’il vaut mieux agir sans lui pour cette fois. Il aura de la répugnance à dévaliser un ami, un parent ; laissons-le s’aguerrir ailleurs que dans sa paroisse. Trop de souvenirs se dresseraient devant lui.

— Un parent ? font les autres, étonnés.

— Eh oui ! un beau-frère.

— Le docteur a raison, repart Charlot.

— C’est possible ! avoue le chef. Alors agissons sans lui et à son insu. Quand irons-nous ?

— La semaine prochaine, si rien n’empêche.

— Si nous montions demain ? propose Charlot.

— Non ; Asselin pourrait avoir des soupçons, sinon avant du moins après l’affaire, réplique le chef.

— Voici ! l’on pourrait le retenir ici, lui faire manquer le bateau, et se rendre chez lui pendant que sa femme est seule.

— Il est difficile de surprendre une femme seule : elle se tient sur ses gardes, elle est sur le qui vive.

— On peut l’endormir, dit Robert.

— Pas de violences inutiles. Dans la nécessité, c’est bien.

— Il paraît que le brave homme cache ses trésors dans de vieux chapeaux et des bas percés, qui ont l’air d’être jetés au hazard dans les coins du grenier, reprend Charlot.

— Je l’avais entendu dire déjà, répond le charlatan.

— Il n’y a pas grand mal à prendre des chapeaux usés et des bas troués, marmote Robert.

— Est-ce une affaire conclue ? demande le chef.

— Oui.

— Qui ira ?

— Robert, Charlot et moi, dit le docteur.

— Parfait ! Vous monterez par le nord et vous traverserez le fleuve à Deschambeault. Vous n’oublierez pas de vous déguiser, pour que ceux qui vous verront avant le vol ne puissent vous reconnaître après.

— Soyez tranquille, chef, nous serons prudents comme toujours.

Le muet avait tout entendu.