Le Pèlerin de Sainte Anne/Tome I/Les deux calèches

C. Darveau (Ip. 225-234).

XXVI.

LES DEUX CALÈCHES.


Le maître d’école chercha Geneviève et la petite Marie-Louise, pendant trois jours, et ne put découvrir le lieu de leur retraite. Il ne pouvait s’expliquer une fuite aussi prompte et si peu préméditée. Il se perdait en conjectures : Serait-ce le muet ? pensait-il, serait-ce Geneviève ? Il se rendit à l’auberge de l’Oiseau de proie, où flânaient toujours quelques uns de ses nouveaux compagnons. Il leuf fit part de sa mésaventure : tous jurèrent de l’aider dans ses recherches. Et en effet, ils se répandirent dans la ville, comme des bêtes fauves, rôdant, flairant partout, s’attardant aux coins des rues pour épier les gens et questionnant tout le monde. Mais leurs peines furent inutiles ; ils travaillèrent en pure perte. Une retraite sûre autant que sacrée donnait aux fugitives son efficace protection contre leurs ennemis. Le vendredi arriva. Racette qui avait mandé son beau-frère de descendre à Québec, craignait maintenant de le voir venir. Son triomphe s’était changé en une défaite humiliante. Il était morne, irascible, et se serait donné au diable pour le plaisir de se venger de Geneviève et de perdre l’enfant.

L’après-dîner du vendredi s’écoula et le beau-frère ne vint point.

— Le bateau doit être arrivé maintenant, pensait-il ; si Eusèbe était descendu, je l’aurais vu déjà. Il n’est pas venu, tant mieux ! je vais me rendre au marché, pour m’en convaincre.

Et il partit. Une pensée lui vint : Si je passais par le palais ? il y a peut-être quelque berge de Lotbinière : je les visiterai de crainte que les diablesses n’y soient cachées.

Il se dirigea vers le palais. Il n’y avait là qu’un bateau de Lotbinière et un autre, de St. Jean Deschaillons ; mais les fugitives n’étaient point à bord. Racette, déçu de nouveau, prit la rue St. Paul et chemina lentement, comme un homme qui ne sait où il doit aller. L’Angélus sonnait. Pendant que les âmes pieuses faisaient monter vers le ciel, avec les flots d’harmonie de l’airain sacré, leur humble prière, lui, le misérable, il blasphémait le saint nom du Seigneur. Tout à coup, comme il passait vis-à-vis la côte des Chiens, il vit venir une calèche. Le soufflet en était relevé comme aux jours de pluie, et le cheval trottait dru sous les coups de fouet. La voiture passa comme une flèche, mais il put voir, de ses yeux de lynx, une femme et une enfant assises toutes deux en arrière, et il entendit un cri léger. La foudre l’eut frappé qu’il ne se fut pas arrêté plus subitement.

— Les malheureuses ! hurle-t-il ! les infâmes ! Et il s’élance à la poursuite de la calèche :

— Arrêtez-les ! crie-t-il, arrêtez-les !

Les gens se détournent pour voir et ne comprennent pas ce qu’il veut dire. Il rencontre un charretier, monte dans la voiture :

— Vite ! fais crever ton cheval s’il le faut…

— Où ?

— Rejoins la calèche qui vient de passer !

— Ce n’est point aisé !

— Malédiction ! vas-tu partir ? Fouette ! marche ! file ! en avant !

Le cocher ne se le fait plus répéter. Le fouet laboure les flancs du cheval qui bondit et s’élance sur la route. Les roues de la calèche tournent comme deux scies rondes. Pour se garer de cet attelage rapide les autres voitures cèdent tout le chemin. Les deux calèches passent devant le palais et s’engagent dans la rue St. Joseph, qu’elles suivent jusqu’à la rue du Pont. Alors, tournant à droite, elles prennent celle-ci pour gagner la campagne.

Quand la calèche qui emportait Geneviève et Marie-Louise passa la barrière du pont Dorchester, l’autre n’était plus qu’à quelques perches en arrière.

— Fermez la barrière ! cria le premier cocher au gardien, fermez vite ! nous sommes poursuivis.

Le gardien ferme la barrière. Racette qui vient de dire à son charretier : Passe tout droit si la barrière est ouverte, pousse un juron en voyant le gardien la refermer. Mais le retard n’est pas long, et la rapidité du cheval qui se sauve n’est égalée que par la rapidité de celui qui le poursuit. Les fers résonnent fort sur le chemin durci. Déjà des flocons d’écume se forment sous les harnais, et les chevaux exhalent, de leurs naseaux dilatés, un souffle brûlant. Le trot ne suffit plus et les voitures se mettent au galop. La petite Marie-Louise tout effrayée tient Geneviève par le bras et se serre contre elle. Geneviève, pâle et interdite, se croit déjà entre les mains du maître d’école sans pitié ; elle pense au rêve de la nuit précédente. Son amant d’hier, à ses yeux si séduisant et si beau, s’est changé en un monstre affreux. Elle invoque la mère de Marie-Louise et lui dit encore : Sauvez-nous !… sauvez-nous ! Elle est tirée de cet état de stupeur par la voix du cocher qui s’écrie : Il faut arrêter : je n’ai pas envie de faire crever ma bête… Cette parole est comme un poignard qui fouille le cœur de la pauvre fille.

— N’arrêtez pas, dit-elle, n’arrêtez pas !

— Mais ils nous rejoignent !… ils approchent !

Il se penche pour regarder en arrière : Ils vont passer et nous barrer le chemin, continue-t-il. Vous ne connaissez pas de maison où vous seriez en sûreté ?

— Je ne connais personne ici, je suis étrangère.

Au même instant ses yeux aperçoivent le clocher de l’église de Beauport qui porte haut, dans l’air, la croix de Jésus. Le clocher fait toujours naître une pensée consolante, un rayon d’espoir ! C’est le drapeau qui rallie les troupes éparses ; c’est le phare qui annonce l’entrée du port tranquille ; c’est le doigt de la religion qui nous montre le ciel.

— L’église ! s’écrie Geneviève, rendez-vous à l’église.

— L’église est encore loin, répond le charretier en secouant la tête.

Et le cheval court toujours ; et le fouet tombe, comme un serpent tordu, sur le dos de l’animal tout blanc d’écume. Le maître d’école encourage son cocher : Fouette ! arrive ! rattrape-les ! les voici ! on les les gagne ! on les tient ! Tu seras joliment récompensé, mon garçon. Fais crever ta bête s’il le faut, je t’en promets une meilleure.

— L’animal est bon, réplique le cocher. Si j’étais sûr d’aller en paradis comme je suis sûr de les rejoindre !…

Racette sourit et songe à la douce vengeance qu’il va exercer. L’église approche ; le clocher monte vite dans les nues. Les deux chevaux courent côte à côte, tête contre tête, et les roues, à chaque moment, sont sur le point de se broyer dans un choc terrible. Penché en avant, Racette regarde Geneviève d’un air moqueur.

— Arrête donc, ma belle ! Tu n’as pas coutume de te sauver ainsi !… Arrête donc ! nous allons monter dans la même voiture !

Geneviève ne voit rien, n’entend rien… La petite Marie-Louise dit : Mon oncle ! c’est mon oncle ! on peut bien l’attendre.

La calèche qui emporte le maître d’école se trouve enfin devant l’autre.

— Bien ! maintenant, barre la route ! ordonne Racette.

Le cocher obéissant guide son cheval de façon à gêner la fuite de l’autre… Le maître d’école se penche pour regarder le résultat de ce stratagème. Il n’y a plus rien ! L’autre voiture a décrit un demi-tour et s’est jetée dans le chemin qui conduit au presbytère. Geneviève et l’enfant n’ont que le temps de descendre et de se précipiter dans la maison, quand arrive le maître d’école. Il ne rit plus, mais la colère transforme son visage. Le curé, surpris, demande ce que signifie cette brusque visite.

— Sauvez-nous de cet homme ! dit Geneviève, hors d’elle-même. Et elle entraîne la petite au fond de la pièce, comme pour la cacher.

Racette réplique brutalement et avec audace : C’est ma femme ! c’est ma nièce que j’élève… je les réclame !… Vous ne pouvez pas me les refuser…

Le prêtre hésite : Qui êtes-vous ? demande-t-il à Racette.

— Je suis Joseph Racette, de Lotbinière, maître d’école.

— Vous êtes sa femme ?…

— Non, Monsieur le curé.

— La misérable ! fait Racette.

— Le curé s’adressant à la petite : Connais-tu cet homme ?

— Mon oncle, dit l’enfant en souriant.

— L’innocence est admirable, observe le curé, et son témoignage porte la conviction dans les esprits.

Racette s’applaudit de son audace.

— L’enfant croit dire la vérité, reprend Geneviève, et moi je la dis.

— Voyez-la ! repart le maître d’école, infidèle et sans pitié, elle fuit le toit conjugal… Pourtant je l’ai bien aimée, je l’ai traitée avec délicatesse et bonté !

— Menteur ! reprend Geneviève… Tu m’as perdue, tu m’as rendue la plus misérable et la plus infâme des créatures, mais je ne suis pas ta femme… tu n’as pas voulu que je fusse ta femme quand j’ai désiré l’être… maintenant je ne veux plus l’être ! je ne le veux plus !…

Elle tire de son sein une lettre qu’elle donne au prêtre : Lisez.

— Ce n’est pas pour moi !

— N’importe ! cela ne fait rien, lisez, M. le curé.

Racette est tenté d’arracher ce papier des mains du curé qui lit attentivement ; ses doigts crochus se déplient même dans ce dessein ; mais le curé, par mesure de prudence, s’est un peu retiré. Il lit jusqu’au dernier mot, replie la lettre et la rend à Geneviève, puis ouvrant la porte, il dit à Racette d’un ton qui ne souffre pas de réplique : Sortez !

Le maître d’école sortit. Le feu jaillissait de ses prunelles, la rage faisait claquer ses dents…

Quand il entra chez lui, il trouva son beau-frère Eusèbe en train de badiner avec des nymphes de la rue St. Joseph. Mademoiselle Paméla l’avait mis au courant de ce qui s’était passé depuis quelques jours. Eusèbe fut rudement désappointé. La rue St. Joseph n’avait pas mieux gardé sa victime que le bois du domaine. Cependant les fumées du rhum obscurcissaient un peu son jugement ; il ne songeait pas aux conséquences que pourrait avoir cette disparition, et se laissait enivrer par les jouissances de l’heure présente. Racette fut d’abord d’une humeur intraitable ; mais il se calma. L’espoir de retrouver tôt ou tard Geneviève et l’enfant, et de se venger mieux quand on ne le soupçonnerait plus de haine, lui fit supporter sa nouvelle déception avec plus de patience.