Le Pèlerin de Sainte Anne/Tome I/La grosse roche
XXX.
LA GROSSE ROCHE.
Il pouvait être cinq heures du soir quand Eusèbe Asselin dit au muet qu’il n’avait plus besoin de ses services.
— Cependant, pour ne point te faire tort, je te paierai ton mois entier, ajouta-t-il. Tu peux coucher à la maison encore, et demain tu partiras avec le bateau.
On était au jeudi. Joseph partit avec l’intention de se rendre chez Bélanger. La distance n’était pas longue entre les deux voisins. Il était brisé par les émotions qu’il avait ressenties depuis quelques heures… depuis qu’il avait pu faire tomber, en partie, le voile qui dérobait son individualité. Il savait que plusieurs personnes lui portaient un vif intérêt, et il avait l’espérance de triompher des obstacles que ses ennemis ne manqueraient pas de semer sur son passage. Comme il marchait plein de mille pensées diverses, il vit venir trois hommes à travers les champs. Il s’arrêta.
— Ce sont eux ! pensa-t-il : Un gros court, un grand mince, une barbe rouge !… ce sont eux ! Le canotier, le bourgeois et la charlatan !… Les misérables ! ils ont bien tardé ! n’importe ? ils n’arrivent pas trop tard.
Et tout en faisant ces réflexions, il sauta de l’autre côté de la clôture et se cacha derrière une immense roche qui s’élevait, comme un mausolée, au milieu du champ.
— Ils passeront tous trois ensemble du même côté, se dit-il, et je tournerai à mesure qu’ils avanceront ; c’est la meilleure cachette et la plus sûre.
Une voix fraîche égrène, tout à coup, dans le clos voisin, des notes suaves et mélancoliques ; puis le son d’une chaudière de ferblanc qui se heurte aux têtes de chardon, se mêle comme une voix de basse au chant de la jeune fille. C’est Noémie qui vient traire les vaches. À sa voix connue, les bêtes à cornes lèvent la tête et regardent de loin, avec leurs grands yeux pensifs, la fille charmante qui n’oublie jamais la poignée de sel dont elles sont si friandes : Viens-t-en, rougette, viens ! viens-t-en, la noire, viens ! se met à crier la jeune ménagère… Les bêtes répondent par un beuglement joyeux et, trottant pesamment sur l’herbe, elles s’en viennent entourer Noémie qui leur donne sa main à lécher. Le lait coule dans la chaudière avec un bruit sonore, et l’écume blanche monte dans le vaisseau légèrement penché. Les génisses tranquilles ruminent en attendant leur tour.
Les voleurs, car c’étaient eux qui venaient par les champs, se dirent qu’un peu de lait apaiserait bien leur soif, et qu’une jeune fille, même au fond de la campagne, est toujours agréable à voir. Ils se dirigèrent vers l’endroit où venait de se réunir les bonnes laitières. Noémie ne les vit point venir. Plongée dans quelque rêve adorable comme la jeunesse en fait souvent, elle ne les entendit pas non plus. Elle fit un bond et faillit renverser sa chaudière, quand le charlatan lui adressa la parole.
— Mademoiselle, dit-il, nous marchons depuis longtemps, nous sommes altérés, et nous n’avons pas le temps de nous arrêter dans ce village ce soir, donnez-nous donc, pour l’amour de Dieu, un peu de lait.
La jeune fille se dressa toute rougissante : Messieurs, dit-elle, rendez-vous donc à la maison, vous boirez mieux qu’ici, et vous pourrez aussi manger.
— Bah ! reprit le faux bourgeois de l’autre jour, nous boirons à même, c’est meilleur. Et, disant cela, il prend la chaudière des mains de Noémie, boit à longs traits, et la passe au charlatan qui la donne à l’autre.
— Il est délicieux ce lait, dit le charlatan ; mais un baiser volé sur vos lèvres doit être mille fois plus doux encore.
La jeune fille regarde du côté du chemin public. Elle commence à craindre. Pendant qu’elle est détournée le charlatan lui met un baiser sur la joue. Elle jette un cri, laisse tomber la chaudière qui se renverse et part en courant. Le muet qui a suivi cette scène entre, tout à coup, dans une colère violente. Il sort de sa cachette et court vers les bandits, C’est de l’imprudence, car ils sont armés, mais c’est le devoir d’un garçon brave. Les voleurs ne le reconnaissent pas de suite. Il a le temps de renverser, de son poing musculeux, le faux bourgeois qui se présente le premier à ses coups. Les autres saisissent leurs pistolets et le mettent en joue.
— Lâches ! voudrait-il leur crier ; il leur crache à la figure.
Le faux bourgeois s’est relevé. Il a tiré, lui aussi, un pistolet de sa ceinture.
— Nous n’avons pas de temps à perdre, dit le charlatan, rends-toi ou tu vas mourir !
Connaissant le motif des brigands ; sachant, de plus, que le pire qui peut lui arriver, est d’être garotté et mis en lieu sûr pour la nuit ; comprenant qu’il sera tout aussi bien, sinon mieux, de faire arrêter les voleurs que de prévenir le vol, il se livre. Les voleurs regardent de tous côtés : personne. Alors ils l’entraînent derrière la grosse roche, lui lient les pieds et les mains et le gardent jusqu’à la nuit.
Cela se fit en un moment, et nul ne les vit agir.
Noémie revint au champ avec son père ; mais le champ semblait désert.
Quand les pâles lumières des chandelles de suif se furent éteintes, tour à tour, dans les maisons du village ; quand le sommeil bienfaisant eut secoué ses pavots sur les paupières fatiguées, et que l’essaim léger des songes se fut pris à voltiger au-dessus des couches paisibles, les voleurs sortirent de leur cachette. On eût dit des bêtes fauves qui ont peur de la clarté du jour et ne rôdent que dans les ténèbres. Le faux bourgeois avait proposé d’abord de tuer le muet.
— Il nous jouera de mauvais tours ce garçon-là, je le redoute, avait-il dit.
Le canotier ne s’y était pas opposé.
— Ce serait maladroit, avait répondu le charlatan ; j’ai mon idée.
Les deux brigands s’inclinèrent devant la volonté du jeune docteur.
La maison d’Eusèbe Asselin reposait dans un silence profond. La porte de devant et celle de derrière étaient fermées par des loquets, les fenêtres, par de bonnes barres perpendiculaires qui s’enfonçaient dans la tablette, en bas, et dans le cadre en haut, juste au milieu, tenant ainsi les deux côtés à la fois. Les voleurs firent le tour de la maison, cherchant une entrée.
— Ici ! dit tout à coup le canotier ; la petite fenêtre du pignon est ouverte.
— Mais il n’y a pas d’échelle.
— Cherchons.
Ils cherchèrent et n’en trouvèrent pas auprès de la maison.
— Allons voir à la grange ; il doit y en avoir une pour monter sur le fenil.
En effet, il y en avait une. Elle fut apportée. Elle était trop courte.
— Approche une grande charrette, dit le charlatan.
Les deux autres allèrent chercher la voiture à la porte de la grange, pendant que le docteur faisait bonne garde. L’échelle fut mise debout sur la charrette, et le charlatan monta.
— J’y suis, dit-il à demi-voix ; soyez attentifs.
Une lumière éclaira le grenier. On n’entendit rien. Pas le moindre bruit en bas, pas le moindre bruit en haut. Au bout d’une demi-heure la lumière disparut, une tête noire se montra dans la fenêtre, la tête riait d’un rire cynique, mais on ne la voyait pas rire. Le charlatan descendit.