Le Pèlerin de Sainte Anne/Tome I/Carillon, mon amour !
XXXI.
CARILLON, MON AMOUR !
Le muet avait passé dans un ennui profond les quelques heures qui venaient de s’écouler. Il était lié comme un agneau que l’on mène à la boucherie, et couché sur l’herbe devenue humide. Il essaya de rompre ses liens, mais il se meurtrit les poignets :
— Ces brigands savent parfaitement leur métier, pensa-t-il.
Il espérait qu’au lever du jour quelque moissonneur l’apercevrait en allant couper le grain. Il pourrait toujours s’éloigner un peu de la roche, en se roulant sur le gazon, et l’on ne manquerait pas de le voir. Son cœur sans haine montait vers le Seigneur, comme les baumes de la nuit, et l’espoir luisait dans son âme :
— Si ces malheureux, songeait-il, savaient que je connais leur dessein, et que leur œuvre infernale sera divulguée avant qu’ils aient pu en recueillir quelque profit, comme ils ne seraient pas lents à me tuer.
Il pensait à la voix fraîche de Noémie, à son doux sourire, à l’éclat de ses prunelles, et cette pensée le ranimait comme un rayon de soleil ranime la fleur qui s’étiole, et les angoisses de son âme devenaient moins amères.
— Ils doivent être partis maintenant, se dit-il, le jour va bientôt venir.
À l’instant où il fait cette réflexion, une voiture s’arrête sur le chemin vis-à-vis la grosse roche, à une distance de quatre arpents environ. Il a un vif espoir. Il pousse du gosier un cri, ou plutôt un râle puissant qui est répété par l’écho des granges voisines. Des pas viennent vers lui. Il fait un nouveau cri. Les pas se pressent davantage : on court. Une troisième fois il pousse la même clameur particulière aux muets. Il entend rire. Une sueur froide mouille ses membres tremblants. Il a reconnu les voleurs.
— Eh bien ! l’ami, dit le charlatan en le touchant du bout du pied, as-tu fait de beaux rêves sur ta couche de gazon ? La belle Noémie est-elle venue, comme un ange d’amour, veiller sur ton sommeil ?
— La belle Noémie ? pense le muet, qui lui a dit à ce monstre qu’elle s’appelle Noémie ?
Il n’a pas fini sa réflexion, qu’il se sent saisir et emporter par des bras vigoureux qui le déposent dans une grande charrette, et le cheval, fouetté par une lanière noueuse, part au galop. Le pauvre Joseph est balloté comme un esquif sans lest, par un raz de marée, et ses membres enchaînés sont tout meurtris quand le cheval s’arrête sur la grève, à trois quarts de lieue de distance.
Il se trouvait là, roulant et vermoulu, un canot que le soleil avait ouvert en plusieurs endroits. Les petits pêcheurs à l’anguille n’osaient plus le mettre à l’eau, et il gisait abandonné sur le rivage.
Le muet fut déposé dans ce canot et lancé sur le fleuve. La mer baissait. Il partit à la dérive.
C’était là l’idée du charlatan.
Après le vol, il fit atteler un cheval à la grande charrette, et révéla son intention à ses amis, qui applaudirent.
— Au reste, remarqua le faux bourgeois, une promenade en voiture, c’est le couronnement obligé de notre fête.
Les brigands ne se rendirent à Québec que le deuxième jour après le vol. La première journée, ils restèrent cachés dans une grange isolée, de l’autre côté du domaine. Ils marchèrent toute la nuit suivante, et le matin du deuxième jour ils s’embarquaient au saut de la Chaudière, dans une chaloupe mal enchaînée. Par délicatesse, ils ne voulurent pas en éveiller le propriétaire.
Asselin fut matinal ce jour-là. Il prit un petit verre de jamaïque, alluma sa pipe et se rendit à sa grange pour soigner les chevaux qu’il tenait à l’écurie pendant les récoltes. Il s’arrête court en voyant vide le parc de « Carillon. » Carillon c’était son gros cheval rouge.
— Comment cela se fait-il qu’il ait pu se détacher ?…
Il entre dans la parc, trouve le licou : C’est curieux ! murmure-t-il. Il regarde aux chevilles de bois où sont pendus les harnais de travail. Un harnais de parti !… Il a un serrement de cœur. Il sort.
— Ma charrette ? où est ma grande charrette ?… la neuve ?… Ce n’est pas un tour à jouer, ça…
Il rentre à la maison.
— Caroline, dit-il, et sa voix tremble, Caroline ! Carillon est parti !…
Caroline qui est encore plongée dans un sommeil délicieux et plein de volupté, le sommeil du matin, n’est qu’à demi-réveillée par la voix triste de son mari.
— Carillon !… mon amour !… Carillon !… reste auprès de moi !… balbutie-t-elle… ma main se joue dans ta barbe soyeuse !… Carillon, j’aime ton sourire !…
— Carillon est parti ! te dis-je, il a été volé !… repart Asselin qui passe de la douleur à la colère : Carillon ; le harnais rouge ; et la grande charrette neuve…
Caroline, brusquement tirée de son rêve, s’assied sur le lit en se frottant les yeux.
— Tu aurais bien dû ne pas m’éveiller si vite.
— Carillon, la charrette, le harnais, tout a été volé !…
— Tu ne le diras plus ! La charrette !… Carillon !…
— Oui, volés, partis ! entends-tu ?
Caroline saute en bas du lit : Mon Dieu ! est-il possible ! Ah ! je n’ai donc pas rêvé… j’ai cru entendre du bruit cette nuit.
— Et tu ne m’as pas éveillé ?
— Est-ce que je pouvais deviner ?
— Il faut toujours se défier.
— Personne n’est entré dans la maison j’espère ?
— La porte était encore barrée.
— Les fenêtres ?
Asselin fait le tour de la maison regardant chaque ouverture :
— Tout est bien fermé, dit-il.
— C’est encore une chance, toujours ! risque Caroline.
— Une chance ? tu appelles ça une chance, toi ?
— Tiens ! si le voleur de cheval était entré ici et nous avait enlevé notre argent ?
— C’est peut-être un tour de quelqu’un qui avait un petit voyage à faire ? c’est peut-être aussi ce chien de muet ?… vu que je l’ai envoyé hier.
— C’est bien probable !
— Rien de plus certain.
— Je monte au grenier pour voir si rien n’a été touché !
Et madame Asselin monte. On l’entend marcher de côtés et d’autres, s’arrêter, puis repartir et s’arrêter encore… puis l’on entend un cri étouffé, sinistre, terrible. Eusèbe est en haut en un clin d’œil. Sa femme tient à la main un vieux pied de bas mal ravaudé et une casquette antique tachée de graisse et ornée d’un large accroc.
— Vides ! mon cher Eusèbe, dit-elle, vides ! plus rien !… volé !… tout a été volé !…
Et elle sanglote, et sa face est pâle et livide comme un masque de plomb.
— Malédiction ! crie Asselin en prenant la casquette et le bas, qu’il tourne et retourne en tous sens. Il s’avance vers la petite fenêtre, se penche en dehors et aperçoit l’échelle : Le voleur est monté par ici, hurle-t-il ; l’échelle du fenil est là.
— Mais comment a-t-il pu faire, répliqua la femme, l’échelle est trop courte ?
— C’est le diable qui l’a aidé.
— Vite, va chercher du monde ! cours chez Bélanger ; cours chez Blais ! il faut rejoindre le voleur ! Il faut le rejoindre !
Asselin va raconter son malheur à ses voisins, qui sont extrêmement surpris et chagrins. La petite Noémie pense que les voleurs peuvent bien être les trois individus qui lui ont causé, le soir de la veille, une si vive alarme. Son père n’est pas loin de croire la même chose. Il fait part à Asselin de ce qu’il sait de ces trois étrangers. Asselin hoche la tête. Il a un soupçon lui ; s’il ne l’a pas, il veut l’avoir et le faire partager.
— Ce pourrait être, après tout, ce diable de muet que vous vous obstinez à prendre pour mon pupille. Il est plus rusé que vous ne le croyez. L’avez-vous vu ? Est-il ici ? où est-il ?
Noémie ressentit une grande peine de cette parole méchante : Non ce n’est pas lui, pensa-t-elle, ce ne peut être lui ! On n’est pas hypocrite jusqu’à ce point ; on ne se joue pas ainsi du Christ de Dieu !… Pourtant, s’il est accusé, que fera-t-il pour se défendre ? comment pourra-t-il se justifier…
Toutes ces idées dansent dans le cerveau de la tendre Noémie pendant qu’elle prépare le déjeuner frugal de la famille. Bélanger avait répondu : Je n’ai pas vu ton engagé depuis hier. Les autres voisins firent la même réponse. Asselin commençait à reprendre espoir et à se consoler : Je vais toujours me débarrasser de toi, se dit-il en lui-même, en pensant au muet.
La nouvelle du vol commis chez Asselin fut portée dans toutes les parties de la paroisse avec la rapidité du vent. On la répétait partout. Ce fut pendant plusieurs jours l’unique objet de la conversation. Le muet fut accusé. Ceux qui l’avaient connu et protégé disaient : Pourquoi s’est-il enfui ? Les circonstances sont bien contre lui en effet. Il y a de fortes présomptions. L’apparition des trois étrangers passa pour une invention, une histoire en l’air. Et, quand on sut que la petite Noémie seule les avait vus au village, on ne douta plus du génie inventif de la jeune fille. Les roches parlent, vous le savez ; les roches dirent donc que la belle Noémie avait du goût pour le muet, et qu’elle lui était tombée dans l’œil. Alors la culpabilité du pauvre garçon ne fit doute pour personne, pas plus que le mensonge de la naïve enfant. Vers le soir, un petit gars ramena chez Asselin le cheval trouvé sur la grève, vis-à-vis le ruisseau du domaine.