Le Pèlerin de Sainte Anne/Tome I/La petite fenêtre du grenier
VI.
LA PETITE FENÊTRE DU GRENIER.
Le subrogé tuteur avait insisté sur l’urgence de mettre Joseph à l’école et de le préparer à sa première communion. Il savait que la ferme des mineurs était mieux cultivée que leur esprit. Et c’était une belle ferme, aussi grande et aussi bonne que celle de leur tuteur. Mais si Gabriel Laliberté, connaissait les habitudes d’économie et de travail d’Eusèbe Asselin, il ne connaissait pas moins son avarice et son esprit de chicane. Il se demandait, parfois, si cet homme sans scrupule ne trouverait pas moyen d’ébrécher, à son profit, l’humble héritage de ses pupilles.
Eusèbe avait parlé de l’enfant à Racette le maître d’école. Le pédagogue dit : Envoie-le, ça ira bien. Je le corrigerai comme il faut. Ah ! les enfants ! c’est moi qui les dompte !…
En ce temps-là, dans nos écoles, on ne faisait pas l’éducation des enfants ; on les fouettait, on les domptait, comme on dompte un animal. Les enfants n’en étaient, certes ! pas meilleurs. C’est par le raisonnement, la douceur et les bons procédés, que l’on instruit et corrige des êtres raisonnables, et non à coups de bâton.
Eusèbe Asselin et le maître d’école se connaissaient intimement et se voyaient souvent. Le maître d’école n’atteignait pas encore les hauteurs de la quarantaine, et il paraissait toucher aux rivages de la vieillesse. Ses cheveux n’avaient pas attendu l’automne de la vie pour tomber, et son front était sillonné de longues rides. Son regard était faux, sa parole, brève. Pourquoi était-il chauve ? pourquoi avait-il des rides ? Anastasie Déchène qui le connut à Québec, avant qu’il s’implantât dans notre paroisse, disait qu’il avait fait la vie. C’est un terme avec lequel on n’est guère familier dans nos heureux villages. Les premières fois qu’elle disait cela, on ne la comprenait point. Alors elle se servait d’une autre expression : Il a fait la noce trop souvent. On pensait qu’il était allé aux noces, et on le jalousait. Anastasie nous trouvait simples, et, une bonne fois, levant de pitié ses larges épaules : Il a trop bu, trop fait l’amour ! dit-elle avec impatience. Trop fait l’amour ! pensai je longtemps. Moi qui aimais tant et d’une si pure amitié la petite Antoinette, je devins chagrin, et souvent je me passais la main dans les cheveux pour voir s’il m’en restait encore beaucoup.
Eusèbe allait de plus en plus souvent chez son ami Racette. La servante aigre, sèche et sans âge devenait inquiète et défiante. Dès qu’il sortait, à l’heure de la veillée, elle montait au grenier, et, debout dans la petite fenêtre, elle le suivait d’un œil jaloux, tant que l’ombre, ou la distance ne le faisait pas disparaître.
Le maître d’école avait une sœur, et la sœur du maître d’école avait quelques attraits devant lesquels Eusèbe ne restait pas indifférent. Elle n’était pourtant ni belle ni bonne. Mais il n’y a pas que la beauté et la vertu qui font des conquêtes.