Le Pèlerin de Sainte Anne/Tome I/L’école du village
VII.
L’ÉCOLE DU VILLAGE
— Entrez !
C’est une voix rude qui appelle les enfants d’école dispersés dans la prairie : c’est la voix du pédagogue. Les enfants obéissent à regret, mais de suite, et courent vers la porte de la classe.
— C’est toi qui restes avec la taque ! (le tac, peut-être).
— Non, je l’ai donnée à Henri.
— Ce n’est pas vrai !
— Oui ! j’ai touché la queue de ta blouse !
— As-tu la pelote, Alec ?
— Non, c’est petit Pierre qui l’a.
— Serre-la bien, petit Pierre ! on jouera après l’école !
Ainsi crient les enfants en courant à la classe. Ils entrent ! Les petites filles s’asseyent d’un côté, les petits garçons, de l’autre. Le maître se place à une table au milieu de la salle, en avant des bancs. Il frappe de sa règle de merisier un livre qu’il tient à la main. Tous les enfants se mettent à genoux en se bousculant assez fort. Le maître récite l’Ave, Maria. Les écoliers répondent avec distraction : Sancta Maria… puis s’assoient de nouveau, se hâtant de feuilleter leurs livres pour trouver et repasser la leçon. Alors le petit Joseph, les yeux rouges et les habits couverts de boue, paraît sur le seuil de la porte.
— Pourquoi n’es-tu pas venu pour la prière ? demande le maître d’un ton irrité.
L’enfant baisse la tête et ne répond pas.
— Viens te mettre à genoux ici ! Il montre de sa règle le milieu de la salle. L’orphelin obéit.
— Comment, malpropre, oses-tu venir à l’école dans un pareil état… Et ton livre ?… ton ardoise ?… Ah ! je vais avertir l’oncle, et… mais c’est aussi mon devoir de te corriger : Viens ici !
L’enfant se lève et se met à pleurer :
— Ce n’est pas ma faute ! dit-il, ce n’est pas ma faute !
— C’est Clodomir Ferron, monsieur le maître, qui l’a jeté dans la vase ! murmure une voix douce et tremblante. C’est encore la voix sympathique de la petite Noémie Bélanger.
— Tais-toi ! qui te demande de parler ? Qui te permet ?… Baise la terre ! crie le maître brutal.
La naïve enfant touche de ses lèvres de rose le plancher sali. L’orphelin se risque à dire.
— Oui, monsieur le maître, c’est Clodomir qui m’a fait tomber dans la boue.
— Ce n’est pas vrai ! réplique hardiment Ferron. Il est venu se jeter sur moi, il s’est barré les jambes, vlan !… Et le menteur fait avec ses mains le geste qui signifie la culbute. Les écoliers rient tout haut. Ferron continue : Demandez-leur, (il montre ses camarades) demandez-leur si ce n’est pas vrai.
Le maître avait trop grande envie de battre Joseph pour douter un moment.
— Tend la main ! commande-t-il à l’orphelin.
Joseph ouvre une main tremblante, ses yeux se lèvent suppliants vers son bourreau, et de grosses larmes roulent sur ses joues pâles. Le premier coup tombe comme un charbon ardent sur les doigts de la pauvre victime.
— L’autre main ! dit le maître.
— Ce n’est pas ma faute ! crie l’enfant, ce n’est pas ma faute !
— Raisonneur ! tu recevras deux coups de plus !
Et la règle de bois franc s’abat avec un bruit sec sur les mains rouges et enflées du pauvre enfant.
La tête cachée dans son livre ouvert, une petite fille pleurait. C’était la meilleure et la plus mignonne des écolières. Un petit garçon, le plus effronté de tous, regardait ses camarades d’un air triomphant.
Chaque classe vient à son tour se mettre en rang, debout, pour lire. Dans la première il n’y a que deux écoliers, Ces deux-là lisent dans le Télémaque. Ils se passent et repassent tour à tour, pour un mot mal prononcé, pour une s ou un t mal liés au mot suivant. Une autre catégorie d’écoliers défile. La neuvaine est son champ d’exploits. Ensuite viennent les commençants, ceux qui n’ont pas encore dépassé les limites de l’A-b-c, qui défrichent avec peine la Bi, bo, bu, et les plus savants qui lisent dans les lettres fines. Joseph est parmi ces derniers. Le maître lui ordonne de se lever et de prendre sa place. Il a les yeux tellement mouillés, il est si craintif qu’il ne voit rien. Son livre lui paraît tout embrouillé, et les lettres dansent sur les pages humides de larmes, comme l’ombre des feuilles tremblantes sur un sable ensoleillé. Un voisin lui dit la page et, du doigt, lui montre le paragraphe. Soins inutiles ! Le malheureux orphelin bégaie quelques mots qui ne sont pas dans son livre, provoque le rire de ses compagnons et la colère du maître qui lui tire rudement l’oreille, et le conduit à la queue de la classe, comme on traîne à la porte un chien désobéissant.
Les écoliers récitent ensuite, par cœur, quelques phrases du petit catéchisme, sans avoir l’air d’en comprendre un mot. On apprenait alors, hélas ! il nous faut bien l’avouer, à la façon des perroquets ; on apprenait la lettre du livre sans s’occuper d’en comprendre le sens. Le raisonnement et l’exercice du jugement étaient inconnus. Aussi que d’ignorance et de pauvreté d’idée chez les grands élèves qui laissaient, pour cause d’âge, les bancs de l’école. Les maîtres étaient bien les plus blâmables, après les commissaires d’école qui trop souvent, ne savaient pas lire, et n’avaient pas assez de délicatesse ou d’humilité pour décliner une charge qui ne peut être bien remplie que par des gens instruits et intelligents. Plus digne de blâme encore le peuple aveugle qui choisissait l’ignorance pour surveiller la science et noter ses progrès ! Plus encore, la loi qui permettait au peuple jaloux une pareille aberration !
L’école finie, les écoliers se jettent à genoux avec un bruit assourdissant ; le maître récite le « Sub, tuum comme il aurait dit. » Allez vous promener ! et la salle se vide en un clin d’œil.
Le petit Joseph ne se hâtait pas d’arriver à la maison. Il savait qu’un nouveau châtiment l’y attendait. Hélas ! être puni une fois pour une faute, c’est déjà bien pénible. Être puni deux fois, c’est injuste. Mais être puni deux fois pour une faute que l’on n’a pas commise, c’est révoltant. Joseph ne se révolta pas encore. Son tuteur, sombre et bourru, parce que la pluie de la veille l’avait empêché de serrer du foin, le repoussa d’une main rude loin de la table où fumait, dans une large terrine, la soupe au lard.
— Tu te passeras de dîner pour t’apprendre à être plus propre, lui dit-il de sa voix menaçante.
L’orphelin sort. Il va se coucher dans le foin, au bord de la prairie, et s’endort en pleurant. Alors il fait un songe et goûte un instant de bonheur. Il rêve qu’il revient de l’école coquettement revêtu d’un gilet neuf et chaussé de souliers luisants. Il a su ses leçons et gagné la première place. Le maître l’a gratifié d’une image au bord en dentelle, en lui disant : Tu regarderas cette image et tu liras la petite prière qui est au revers, avant de te mettre au lit, ce soir. En entrant au foyer il voit son père souriant lui tendre les bras et l’embrasser. Une femme dont la démarche et le port sont bien de sa mère, mais qu’un long voile noir recouvre de ses plis de deuil, étend une nappe de toile blanche sur la table, et sert dans un plat de faïence aux fleurs bleues, une soupe exquise. Ensuite elle apporte, sur une assiette, un morceau de lard bien cuit, flanquée de pommes de terre dorées ; puis des pâtés, puis des confitures aux prunes. La femme voilée prend l’enfant par la main, le conduit à la table et lui fait une large part de tous ces mets succulents. Le malheureux orphelin mange avec un appétit que rien ne peut apaiser. Toujours il mange et toujours il a faim. Le père sourit en le voyant faire un si bon dîner. L’enfant raconte ses succès à l’école, sans perdre une bouchée à la table. Il prend le livre où se trouve son image en dentelle, l’ouvre, enlève l’image avec transport, et la montre à son père, la regardant lui-même d’un œil avide. Il lit au bas le nom de la sainte, car c’est une image de sainte. Il lit : Sainte Julie. La figure de la sainte est voilée comme celle de la femme qui sert la table. Il en éprouve du chagrin. Mais le voile se lève peu à peu de lui-même, et l’orphelin reconnaît sa mère. Alors il embrasse l’image précieuse. Le père ne sourit plus, il pleure. L’enfant retourne l’image pour voir la prière. Il épelle : Ave, Maria, gratia plena ; Dominus tecum… Alors une angoisse amère lui serre le cœur ; il pousse un cri et s’éveille. Le rêve suave s’envole, la triste réalité accable le petit martyr.
Joseph se leva de son lit de foin et se mit à marcher au hazard dans la prairie. Il se souvint de la promesse qu’il avait faite à sa mère mourante, et, tombant à genoux auprès de la clôture en cèdre, il récita dévotement l’Ave, Maria.