Le Pèlerin de Sainte Anne/Tome I/Les enfants d’école
V.
LES ENFANTS D’ÉCOLE.
Quand la mère Lozet sut qu’Eusèbe Asselin était nommé tuteur des enfants de Jean Letellier, elle dit en plongeant le pouce et l’index dans sa tabatière : Je les plains, ces pauvres orphelins ! et une larme vint luire au coin de sa paupière ridée. C’était une bonne vieille que la mère Lozet. On la voyait accourir partout où il y avait une douleur à consoler. Elle était plus empressée à partager les peines que les plaisirs. Elle disait : Ceux qui sont heureux n’ont pas besoin de moi : ils ont toujours assez d’amis ; mais souvent les malheureux sont seuls.
Ce fut la femme de Louis Gagnon qui lui apprit cette nouvelle, un jour qu’elle la rencontra près du cénellier, à la fourche des chemins de St. Jean Baptiste et de St. Eustache. À la remarque de la bonne vieille elle répondit : Je les plains moi aussi. J’ai entendu déjà le petit garçon pleurer plus d’une fois.
— Et la petite fille, reprit la mère Lozet, comment va-t-elle être élevée ?… Ce garçon-là (Elle parlait d’Eusèbe) ne va jamais à confesse, je crois : ça ne prie peut-être pas même le bon Dieu matin et soir !
Les deux femmes ne prêtaient pas au tuteur plus de malice ou de défauts qu’il n’en avait. Vieux garçon de trente six ans, il était devenu misanthrope à force de rester seul. Les voisins disaient qu’il ne se mariait pas afin de dépenser moins. Il ne riait jamais. Toujours de mauvaise humeur et bourru, il était comme un dogue qui gronde et montre les dents aussitôt qu’on l’approche. Possesseur d’une magnifique terre de quatre arpents sur trente, bien bâtie de grange et de maison, il se croyait pauvre, travaillait beaucoup, et portait envie à ses voisins. Josepte Racourci était sa ménagère. Grande, sèche, sans âge, comme les filles qui passent trente, babillarde comme une pie, économe jusqu’à l’avarice, elle s’engageait à sept chelins et demi par mois, depuis nombre d’années, toujours dans l’espoir, disaient les malins, de se donner un jour pour rien. On n’aimait, dans le canton, ni le vieux garçon, ni la vieille fille.
Pendant que la mère Lozet et la Gagnon causent au bord du chemin, près du cénellier, le petit Joseph l’orphelin, passe en pleurant. Il porte un livre et une ardoise sous le bras gauche, et de sa main droite il tient le bord de son chapeau de paille, car il vente fort.
— Pourquoi pleures-tu, mon petit ? demande la mère Lozet.
— C’est mon oncle qui m’a battu.
— Pourquoi ?
— Parceque je ne voulais pas aller à l’école.
— Ce n’est pas beau cela : il faut aller à l’école et obéir à ton oncle ?
— Je le veux bien ; mais je ne sais pas ma leçon et le maître va me battre.
— Pourquoi ne sais-tu pas ta leçon ? Il faut étudier, mon petit, pour apprendre à lire.
— Je n’ai pas le temps d’étudier : je travaille toujours.
— Le soir ?
— Oh ! mon oncle dit que cela gaspille la chandelle… Si je savais ma leçon, j’aimerais bien à aller à l’école.
Au même instant passent en courant, comme une meute légère, une troupe d’enfants, gars et fillettes pêle-mêle :
— Viens donc, Joseph, viens donc ! disent-ils. Tu vas arriver tard et tu iras en pénitence.
L’orphelin part avec les autres. L’un d’eux, le petit Ferron, un gibier de potence en herbe, lui donne un croc-en-jambe et une poussée. L’orphelin tombe sur la face dans une mare d’eau, car il a plu la veille, et l’eau gît par flaques grisâtres, dans les ornières du chemin mal entretenu. Son livre s’ouvre en touchant le sol, et les feuilles en restent souillées de vase ; son chapeau vole au vent et tourne comme une roulette jusques au loin. Tous se mettent à rire, tous excepté la petite Noémie Bélanger qui dit à son camarade Ferron : Comme tu es méchant !
Celui-ci se moquant d’elle :
— Regardez-la donc ! regardez-la donc crie-il aux autres : elle prend la défense de Joseph : c’est signe de quelque chose !
Joseph se lève, examine à travers ses larmes ses habits gâtés ; ramasse son A b c tombé dans la boue, en essuie de ses doigts les feuilles humides, et court vers son chapeau qui s’est arrêté entre deux perches de clôture. La mère Lozet qui jase encore avec la Gagnon crie au petit Perron : Je le dirai à ton père, va !
Ferron, sans se retourner, fait un profond salut. La mère Lozet ne lui vit pas le visage.