Le Pèlerin de Sainte Anne/Tome I/Ce que c’est que d’avoir bonne mémoire

XI.

CE QUE C’EST D’AVOIR BONNE MÉMOIRE.


Joseph passa quelques années dans la ville, changeant de maître et d’emploi plus souvent que de chemise. Il devint un gamin redoutable. Les jours de marché, il se glissait à travers les coffres de fruits et les sacs de grain des habitants. Un moment après, il revenait joindre ses compagnons et partager avec eux des melons gravés d’une délicieuse senteur, ou des pommes fameuses, ou des prunes bleues qui ne lui avaient rien coûté. Quelquefois, pour gagner un sou, il marchait sur les mains ou faisait la roulette. Il jouissait d’un grand renom chez les siens, et régnait en roi sur un peuple d’enfants terribles. Il ne regrettait pas son tuteur, pas davantage la femme de son tuteur ; mais souvent il pensait à la petite Marie-Louise, et cette pensée le rendait triste, car il savait bien que la pauvre enfant souffrait toujours. Parfois il avait envie de l’aller ravir à ses gardiens cruels ; mais où la cacherait-il ?

Il n’avait pas perdu, non plus, le souvenir de sa mère, et gardait fidèlement, malgré sa malice et son étourderie, la promesse qu’il lui avait faite de dire, chaque jour, un Ave, Maria. C’était bien la seule prière qu’il récitât avant de se mettre au lit. Enfin, il se fatigua de la vie de gamin et il voulut voir du pays. Il partit, avec une troupe d’hommes de chantier qui montaient dans l’Ottawa. Il s’engagea d’abord pour faire, la cuisine. C’est généralement par là que l’on commence. Il passa tout un hiver en tête-à-tête avec la marmite et les chaudrons. Le printemps, il avait merveilleusement pris des forces et du développement. Une autre année, il battit les chemins, puis il s’arma de la hache et frappa dur. Il acquit du prestige dans les camps de l’Ottawa comme sur les quais de la ville ; sur les quais, parce qu’il avait été filou, gouailleur et querelleur, dans les camps, parce qu’il était fort, jurait et buvait comme deux.

Un jour, c’était à la fin de septembre, il entre à l’auberge de l’Oiseau de Proie. On ne le reconnaît point, car il n’est pas venu boire dans ce bouchon depuis plusieurs années. Il reconnaît bien, lui, la plupart de ceux qui se trouvent là. L’un de ces derniers paie à boire : les autres boivent. Il s’approche du comptoir, prend, sans plus de gêne, le verre de celui qui défraie la compagnie, et le boit d’un trait. Tout le monde demeure stupéfait. On n’a jamais vu pareille insulte. Lui, Joseph, reste impassible, regardant chacun tour à tour et cherchant à deviner les impressions de tous. Le jeune homme insulté sort enfin de sa stupeur, et, jetant un cri strident et nasillard : Sacré !…

Je ne redis pas la kyrielle de blasphèmes qui jaillit du nez autant que de la bouche du jeune monstre.

— On va voir, continue-t-il, maudit ! si tu vas venir, une seconde fois, m’insulter de la pareille façon ! Mère Labourique, remplissez mon verre !

— La vieille hôtelière obéit. Avant que celui qui demande le verre puisse le porter à ses lèvres, Joseph l’a de nouveau pris et vidé. Un murmure court dans la pièce… On a le pressentiment d’une querelle sérieuse… Chacun se retire. La mère Labourique dit : Pas de chicane ici !… Attention à mes verres !… Mais elle n’a pas achevé, que le jeune homme insulté s’est rué d’un bond, le poing fermé, sur son agresseur. Joseph, prévoyant le coup, se tient prêt. Il ne recule point, pare facilement, de son bras gauche, la taloche qui lui est adressée, et, de son poing droit, dur comme une masse, il frappe en pleine figure, le malheureux jeune homme qui roule sur le plancher malpropre, à dix pas au moins. D’autres veulent prendre la défense de leur compagnon. Joseph s’écrie : Si vous vous mettez tous contre moi, vous êtes des lâches !… Venez, un par un, deux par deux, si vous le voulez, et je vous sors tous par la fenêtre !…

Personne ne bouge plus ; personne ne dit rien. Celui qui a reçu le coup de poing se relève tout abasourdi. Faisant contre fortune bon cœur, il dit à Joseph : Pourquoi, me maltraites-tu de la sorte ? pourquoi m’insultes-tu ? je ne t’ai jamais fait de mal.

— Jamais fait de mal, dis-tu ? voleur de bourse !

— Voleur de bourse, moi ?

— Voleur de bourse ? répètent les autres.

— Oui ! continue Joseph… Te souviens-tu, il y a huit ans de cela, tu payas le dîner et le rhum à tes amis, ici même, aux dépens d’un malheureux enfant que tu avais débarrassé de sa bourse ?

— Ah ! oui ! repart l’un des jeunes gens, pendant que cet enfant achetait, d’une revendeuse, des petits chevaux sucrés ?

— Ah ! fait le battu qui retrouve ses souvenirs !

— Eh bien ! reprend Joseph… c’est moi qui étais le volé, c’est toi qui étais le voleur… comprends tu ?

Plusieurs se mettent à rire, Picounoc le premier.

— Alors faisons la paix, propose Fourgon, et prenons un coup ensemble.

— C’est bon ! dit Joseph, je ne demande pas mieux, maintenant je suis satisfait.

— Batiscan ! tu tapes dur !…

— Tous donnent la main à Joseph, et luttent de politesse à son égard : Où vas-tu ? Que fais-tu ?… Les questions pleuvent.

— Monte donc avec nous dans les chantiers de M. Mackintosh. Nous partons ce soir, dit Picounoc.

Autant vaut aller là qu’ailleurs, répond Joseph, partons !

En devenant le beau-frère d’Asselin, le maître d’école, José Racette, n’en était devenu que plus détestable et plus détesté. Les enfants se plaignaient disant qu’il les battait pour rien ; les parents se plaignaient disant que leurs enfants n’apprenaient point. L’un des principaux habitants de l’arrondissement alla trouver ses voisins. Il leur parla si bien, que tous promirent de le supporter dans la lutte qu’il voulait entreprendre contre le maître d’école. Celui-ci, comme son beau-frère régnait plus par la peur que par l’amour. Il était intrigant et habile : il savait se mettre dans la manche des commissaires ; et chaque année, ces messieurs le réengageaient, sans se soucier de son savoir ou de ses mœurs. Mais enfin une ligue se forma. Jean Poudrier en était le chef. Le maître le sut, et les enfants des ligueurs en souffrirent.

L’élection des commissaires eut lieu. La nouvelle ligue du bien public l’emporta, et la majorité des commissaires élus sut lire. Le maître d’école se sentit perdu. Il alla voir plusieurs de ces hommes importants qui tenaient, dans leurs mains, la balance de ses destinées ; mais deux seulement lui firent bon accueil. Alors il se décida de ne plus faire l’école. Il écrivit en conséquence, au président des commissaires une lettre pleine de fautes, qu’il signa Rasette, et, quelques jours après, il quitta, la paroisse.

Dans le même temps une jeune fille disparaissait. Les commérages allèrent leur train.

— Ah ! — disait Rosalie Dumais, qui travaillait au métier chez la Paul Durand, où il y avait réunion de voisines, — cela ne me surprend pas !… cela ne me surprend pas !… Il y avait quelque chose, je le savais bien…

— Qui a bu boira ! eh bien ! ça c’est pareil ! observait d’un ton judicieux la mère Lozet.

Une autre, la veuve Bernier, reprenait : Si cette pauvre Tellier n’était pas morte, cette fille-là ne serait pas retombée.

— Tu crois ? ah ! va ! c’est malaisé à dire, glapissait une voix grêle : je pense comme la mère Lozet : qui a bu boira ! qui a…

— Encore, si c’était un bel homme ! mais il n’est pas si drôle ce maître d’école, risqua, à son tour, une jeune fileuse qui tournait le rouet d’un pied fiévreux…

Et quand même, reprit la mère Lozet, quand même cet homme aurait toute la beauté d’un ange, et toutes les qualités du monde, tu sais bien que des chrétiens ne devraient pas connaître ces choses-là.

— C’est bien dit, ça, la mère Lozet ; c’est ce que M. le curé nous répète souvent. Ah ! si la pauvre fille était venue plus régulièrement à la messe et au catéchisme ! Mais que voulez-vous ? Laissée à elle-même, avec une mère qui ne vaut guère mieux… Je ne médis pas, vous la connaissez comme moi…

— Oui, oui, on la connaît la Bergeron !… dirent toutes les autres à la fois…

— La malheureuse enfant, je la plains.

— Elle est bien à plaindre.

— Et qui sait ? il l’épousera peut-être.

— Se marier avec elle ? l’épouser ?… Ah ! c’est alors que l’amitié sera finie, et que le châtiment commencera.

— Des mariages de même, on en a vu, et vous savez quel enfer c’était.

— La paix et le bonheur ne peuvent exister dans le ménage qu’à une condition, c’est que la vertu y règne d’abord.

— C’est cela, la mère Lozet, vous avez raison. L’amour qui n’est pas appuyé sur la vertu est bien capricieux. Il peut disparaître en un jour comme il est venu. C’est la marguerite qui fleurit dans les champs, un jour de soleil, et qui tombe sous les pieds du passant.