Le Pèlerin de Sainte Anne/Tome I/Sur le fenil

X.

SUR LE FENIL.


Le petit Joseph a profité du moment où sa tante trait les vaches réunies dans le coin du champ, pour entrer dans la laiterie, faire son dernier souper au lait et à la crême, et remplir de provisions un petit sac qu’il fourre sous le plancher. Dès qu’il est rassasié il revient dans la maison, se dirige vers la chambre à coucher de ses tuteurs, soulève le lit de plume, plonge son bras droit dans la paillasse pleine de paille fraîche, et retire, joyeux et tremblant, la bourse précieuse de sa tante : Merci ma bonne tante ! dit-il, par moquerie. Jamais je n’oublierai tant de bonté. Adieu, mon oncle ! Ne vous laissez pas mourir de chagrin, si je ne reviens plus ici me faire bâtonner. Léger, il enjambe le perron de la porte de derrière, avec son petit sac de provisions et se dirige vers la grange où il se cache en attendant la nuit. Peu soucieux de l’avenir, car il ne risque rien en s’éloignant de cette maison de malheur, il monte sur le fenil et disparaît dans le foin. Il s’endort.

— Si je le trouve, le misérable ! il me le paiera !…

— Mon argent ! c’est mon argent que je regrette !… Pour lui que le diable l’emporte ! qu’il ne revienne jamais, où…

— Il faut qu’on le trouve ! il faut qu’on le fouette une bonne fois à notre goût !

Joseph, dans son nid de foin, entend ces paroles de menace. Il ne sait s’il rêve ou s’il est éveillé. Cela lui donne le frisson. Il se frotte les yeux, s’éveille mieux et comprend vite qu’il ne fait point un rêve, car au même instant, la voix de sa tante Eusèbe perce les lambris de la grange.

— Il est ici, dit-elle, il est ici !… sur le fenil ! je viens d’entendre remuer le foin !

Joseph ne bouge plus ; la peur le paralyse. Il a pourtant quelqu’espoir, car il s’est, par prudence, enfoncé loin sous les bottes de foin, et il connaît parfaitement les êtres de la bâtisse. S’il se voit découvert, il peut, alerte et vif, se glisser le long de la couverture ou sous les poutrelles, par les nombreux dédales qu’il a percés dans le foin avec ses compagnons de jeux. Asselin monte sur le grenier de l’étable. Il écoute : Nul bruit ne se fait entendre, sauf le ruminement continuel des bêtes à cornes pensives dans leurs parcs étroits, et le piétinement des chevaux. Il se ravise et dit à sa femme : Va chercher les voisins, je vais faire le guet ; il ne nous échappera pas.

La position devient périlleuse pour l’enfant. La femme sort. Il se fait un grand silence sous le toit de la grange. L’homme songe au châtiment qu’il infligera à l’enfant, l’enfant songe comment il pourra éviter le châtiment. Quelques voisins arrivent avec madame Eusèbe. Ils sont suivis de plusieurs petits garçons, les compagnons d’enfance de Joseph. Ces gamins semblent heureux de sacrifier leur ami au plaisir de passer pour les plus fins limiers. Le plus ardent de tous est le mauvais Ferron. Ils grimpent sur le fenil, et, comme des rats, ils s’enfoncent dans les chemins connus. Joseph a presque envie de pleurer : il est tenté de se livrer à son oncle et d’implorer son pardon. Cependant le souvenir de toutes ses souffrances passées, et la vue des supplices qui l’attendent, l’empêchent de prendre ce parti. Il résout de lutter de ruses avec ses ennemis.

— L’as-tu trouvé ?

— Est-il ici ?

— Est-il là ? demande-t-on de toute part.

Et chacun court sur le fenil, soulevant et retassant les bottes de foin.

— Il est pourtant là, dit Asselin.

— Oui, il y est ! repart sa femme. J’ai entendu crier le foin, tout à l’heure.

— Il y était, mais il n’y est plus. À la faveur du bruit, Joseph se glisse dans la batterie, (l’aire) entre dans le trou à balle, ouvre doucement la porte qui communique à l’écurie. Au même moment un cri formidable le fait frissonner de la tête aux pieds.

— Le voici ! le voici !

Tout le monde se précipite vers celui qui pousse le cri de triomphe.

— Où ? où ? Tiens-le ! tiens-le !

— Je ne le tiens pas, mais je tiens son sac de provisions… il ne doit pas être loin…

Madame Eusèbe demande d’une voix anxieuse : Ma bourse n’y est pas ? regardez donc comme il faut.

— Pas de bourse !

L’enfant se remet vite de sa peur quand il reconnaît que c’est son petit sac de vivres qui cause, cet émoi. Il reprend courage, passe derrière les vaches étonnées de ce vacarme, et sort par le guichet où l’on jette le fumier. Dans les moments critiques, l’on ne choisit pas les chemins, et l’on préfère le chemin étroit et malpropre qui nous sauve, au chemin large et parfumé qui nous perd.

Le petit Joseph courut longtemps à travers les champs. Il ne se reposa plus de la nuit. Le lendemain matin il était à la côte à Gaspard, dans Sainte Croix. Le succès lui avait rendu l’énergie et la malice ; la course lui rendit l’appétit. Il avisa une laiterie, regarda si on le voyait, entra bravement, but du lait et mit un croûton dans sa poche.

Le deuxième jour il était à Québec, flânant sur les quais et les marchés, dormant dans les auberges, entre les draps de flanelle, payant sans y regarder, et se félicitant de son émancipation. Chaque jour, cependant, il se souvenait de sa mère, et se mettant à genoux, il récitait l’Ave, Maria. Son insouciante gaité ne fut pas de longue durée ; car c’est lui, comme bien on le pense, qui fut soulagé de sa bourse par Picounoc, au moment où il achetait, d’une revendeuse, des petits chevaux en pâte sucrée.

Eusèbe Asselin, sa femme et les voisins fouillèrent en vain toute la grange. Ils ne retournèrent à la maison qu’au lever du jour et de guerre lasse. Madame Eusèbe regrettait plus ses piastres que le marmot. Asselin regrettait de ne pouvoir fustiger l’enfant comme il s’était promis de le faire.

La petite Marie-Louise, la sœur de Joseph, paya pour son frère. Elle avait alors trois ans. Madame Asselin la prenait sur ses genoux comme pour la caresser, et lui pinçait les bras ou les jambes de ses doigts nerveux et mauvais. L’enfant pleurait. Pour la faire taire, on la mettait à genoux au milieu de la place, les bras en croix. Elle aurait dû avoir le regard vague et l’air hébété ; chose étonnante, le martyre ne l’abrutissait point. Son œil jetait souvent des éclats radieux et sa petite tête prenait encore, parfois, l’expression de gaité mutine des papillons qui dansent dans les rayons du soleil. Elle grandissait, et sa beauté faisait paraître plus laides ses petites cousines. La mère s’apercevait de cela, et la comparaison qu’elle faisait entre ses enfants et cette pupille détestée ne contribuait pas légèrement à l’aigrir. Elle devinait bien que les voisines aimaient mieux caresser la petite Marie-Louise que ses enfants. Elle enrageait. Tôt ou tard, se disait-elle en pensant à l’orpheline, je me débarrasserai de toi !