Le Pèlerin de Sainte Anne/Tome I/Un docteur comme il y en a trop

XII.

UN DOCTEUR COMME IL Y EN A TROP


On est au vingt d’août mil huit cent quarante neuf ; c’est un lundi. Vers deux heures de la relevée, un jeune homme, porteur d’une barbe rousse et chaussé de bottes longues, malgré le soleil, est appuyé nonchalamment sur un de ces énormes poteaux de bois franc autour desquels les matelots enroulent l’amarre des bateaux. Et ce jeune homme regarde le courant qui descend le long des quais en formant mille spirales. De temps en temps il lève la tête, et ses yeux verdâtres semblent interroger le vent qui souffle de l’ouest, et le cap diamant qui ferme le fleuve à quelque distance en amont. Il espère, sans doute, voir quelque chose arriver sur les ailes de la brise ou sortir du promontoire escarpé. Une voile de lin paraît-elle en se balançant comme une aile d’oiseau, il se sert de ses mains fermées en tube, comme d’une longue vue, pour mieux la voir et la reconnaître. Puis il reprend sa posture nonchalante. De temps en temps aussi, il se tourne vers la place du marché toujours déserte, et un air de mécontentement passe sur son visage plein de rousseur. La mer est basse et les quais sont hauts.

Des gamins, les pieds nus, courent sur la grève vaseuse du Cul-de-Sac, à l’endroit même où s’élève aujourd’hui la halle Champlain, ce monument insignifiant qui a peut-être fait la fortune d’un homme ; mais qui ne fait pas à coup sûr, beaucoup d’honneur à notre bonne vieille cité. Des canots, des chaloupes, des bateaux de toutes sortes gisent là, pèle-mèle comme les arbres abattus gisent dans la forêt.

Deux hommes vêtus de toile grise et coiffés de chapeaux de paille, poussent à l’eau une embarcation légère, sautent dedans, prennent les avirons et se dirigent vers le large. Le courant fait dériver l’embarcation jusqu’au coin du quai se trouve le jeune homme à barbiche enflammée.

— Bonne chance ! crie ce dernier aux deux canotiers.

— Merci, docteur ! répondent-ils en riant.

— La cage est-elle arrivée ? reprend celui qu’on appelle docteur.

— Oui, elle est au Cap Rouge.

— Soyez prudents !

— Nous sommes vieux dans le métier.

— Si vous rencontrez les bateaux, dites leur que je les attends avec impatience, et avec beaucoup de drogue.

Le canot s’éloigne. Comme il faut crier un peu fort, canotiers et docteur jugent prudent de se taire. Seulement ils se font un signe de la main. Au même instant un petit bateau, portant voile carrée, apparut rasant les quais, vis-à-vis la citadelle. Le docteur se dit avec une vive satisfaction et en se dressant de toute sa hauteur : Tiens ! en voici un… Lequel est-ce ? Celui de Lotbinière, je crois… Non ! le bateau de Lotbinière est plus gros. N’importe ! il y a des têtes à bord. C’est le bateau de Sainte-Croix ! Les gens sont naïfs, là ; je vais vendre des médicaments.

Le bateau arrivait : la voile fut pliée. Il décrivit une courbe et vint s’échouer sur la grève du Cul-de-Sac.

Alors on voit sortir de l’auberge de l’Oiseau de proie un vieillard presque aussi laid que Quasimodo. Il marche en se traînant un pied ; et ce pied est tellement tordu que le talon se trouve droit devant. Il a les doigts de la main gauche tout-à-fait disloqués. Il paraît souffrir horriblement, et sa face pâle fait pitié à voir. Les premiers qui l’aperçoivent le montrent aux autres, et tous bientôt se répandent en lamentations sur le sort du malheureux. Le vieux disloqué se traîne vers le bateau.

— Qu’avez-vous donc, père ? vous paraissez bien affligé, dit le plus hardi des passagers. C’est Deguirre, que les gens du canton appellent le philosophe, parcequ’il croit tout savoir, et veut tout expliquer, sans cependant rien connaître.

— L’infirme, poussant un profond soupir et s’adossant, pour se reposer, à une chaloupe penchée sur le flanc, répond : Mes chers messieurs, que je souffre ! que je souffre !… Et il pousse un cri qui ressemble au hurlement d’un chien égaré — Je suis tombé, il y a quelques jours du toit de cette maison que vous voyez là, — il montre l’auberge de la Labourique, — et les docteurs m’ont dit que je n’ai rien de brisé… Ils m’ont laissé souffrir !… Vous voyez, messieurs, vous voyez ma jambe !… Est-ce que ce n’est pas démanché cela ? Ils disent que c’est la fièvre qui cause ce dérangement des jointures… et que cela va se passer.

— Comme c’est venu, je suppose ! ajoute le philosophe Deguirre.

— Plusieurs trouvent le mot drôle, et se permettent de rire. Le vieux écloppé repart en secouant la tête : Ah ! si vous enduriez mon mal, vous ne ririez pas, vous autres.

— La femme de Nazaire Filteau observe avec justesse : Il ne faut pas avoir de cœur pour rire devant un homme qui pâtit comme ça !

— Qu’avez-vous donc, brave citoyen ? demande à son tour, au vieillard, un jeune étranger qui semble passer là par hazard.

Ce jeune homme, c’est le docteur que nous avons vu, il y a un instant, sur le quai. Le vieillard répète ce qu’il vient de dire aux habitants de la berge, ajoutant quelques remarques fort peu agréables à l’adresse des docteurs.

— Doucement ! père, réplique le nouveau venu d’un ton un peu contrarié. N’insultez pas tout le monde de la science médicale, à cause de l’ignorance de certaines gens… Il y a des docteurs qui ne méritent pas même d’être appelés médecins, mais il y a des médecins qui ne sont pas docteurs et qui devraient l’être.

— Pardon ! mon cher ami, si j’ai dit quelque chose qui vous ait déplu… Je n’ai pas eu l’intention de vous blesser… Mais je souffre tant ! je souffre tant ! Et le vieillard grimace à faire rire une figure de bois.

— Je crois, reprend le jeune homme, que l’on peut vous remettre aussi bien que vous étiez à l’âge de vingt cinq ans.

— Vous ?

— Oui, moi.

— Êtes vous docteur ?

— Oui.

— Ah ! pardon ! si j’ai mal parlé de ces messieurs ! Mais, je souffre tant.

— Il va le guérir !… c’est un docteur !… murmurent entre elles les femmes du bateau.

Et chacun pousse son voisin du coude et de l’épaule pour se faire place auprès des pavois, afin de bien voir ce qui va se passer.

— Montrez-moi votre main, dit le docteur à barbe rouge.

Le vieillard tend sa main décharnée. Les doigts ne paraissent tenir à cette main que par l’épiderme. L’un de ceux qui sont sur le bateau, le maître d’école, fait remarquer à ses voisins que la main n’est pas enflée.

— C’est vrai ! répliquent les voisins ; mais tout de même, il est aisé de se convaincre que cette main n’est pas comme l’autre.

Le docteur prend la main du blessé, la palpe, l’examine de près, fait jouer tous les doigts, les tire, repousse et plie de cent manières, en pressant les jointures. Le vieux malade crie comme un forcené et se tord comme une anguille dans le sel. Les habitants sont dans l’admiration. Le docteur avait une fiole pleine d’une liqueur rouge. L’intérêt redouble. Il verse sur les doigts de l’infirme une partie du contenu. Ensuite, il s’empare de la jambe détordue. Le vieillard résiste d’abord : Vous me faites trop souffrir, jeune homme, dit-il, je ne suis pas capable d’endurer plus longtemps.

— Allons ! le père, il faut avoir plus de courage que cela : dans un quart d’heure vous serez alerte comme moi. Qu’est-ce que c’est que dix minutes de souffrances ?… Tout en parlant, il saisit le genou du malade dans son poignet d’acier, et la jambe revient en décrivant un demi-cercle, prendre sa position naturelle. Le vieillard hurlait. Sur la berge il y avait des femmes qui pleuraient. Une jeune, entre autres, se détournait pour ne pas voir, tant cela lui faisait mal. Cette femme au cœur tendre, c’était Geneviève Bergeron. La liqueur merveilleuse fut appliquée sur le genou, et le charlatan attendit avec confiance. Tous les yeux étaient fixés sur lui, ou sur le vieillard.

— Sentez-vous encore du mal ? demande le docteur à son patient.

— Oui mais pas autant.

Au bout de cinq minutes, le docteur réitère sa demande, et le patient, sa réponse. Au bout d’un quart d’heure, même demande encore.

— Je ne sens plus de mal, dit le vieillard.

— Alors venez avec moi, marchez, ne craignez rien.

Le vieillard suit son sauveur. Il marche bien. Un cri d’enthousiasme s’élève du bateau. Le guéri saute au cou du docteur rouge et l’embrasse.

— Comment pourrai-je vous payer ? je suis pauvre ! je n’ai rien ! dit-il en pleurant.

— Bah ! je soigne les pauvres pour l’amour de Dieu, et les riches, pour de l’argent. Se tournant vers les habitants qui descendent du bateau : — Messieurs, si jamais vous avez besoin de mes services, venez à l’hôtel de l’Oiseau de proie, rue Champlain.

— J’y vais de suite ! pense le maître d’école. Et, se tournant vers Geneviève : viens, ma chère. Geneviève suivit le maître d’école. Plusieurs habitants, alléchés par la guérison merveilleuse dont ils venaient d’être témoins, se rendirent à l’auberge de l’Oiseau de proie. Ils en sortirent souriants et heureux, tenant dans leurs mains de petites bouteilles remplies jusqu’au goulot, d’une eau colorée qui pouvait guérir de tout maux, même de la soif, et qu’ils avaient, du reste, grassement payées.

Quand les habitants furent sortis, le maître d’école s’approcha du vendeur de drogues et lui dit quelques mots à l’oreille. La réponse fut entendue de Geneviève qui rougit et baissa la tête.

— On essaiera ! disait le charlatan, on essaiera !

— Vous serez bien payé, reprit le maître d’école.

— On ne parle point de cela… Je suis votre débiteur : vous m’offrez une heureuse occasion de m’acquitter.

— Vous, mon débiteur ? je ne comprends pas…

— J’ai bon cœur et bonne mémoire, répartit le docteur. Vous m’avez bien traité jadis, eh bien ! à mon tour ! Quoi de plus naturel ?

— Diable ! vous m’intriguez : qui êtes-vous donc ?

— Qui je suis ?… Devinez ! Si vous ne trouvez pas, tant mieux ! Moi je sais que vous vous appelez Racette, et que vous êtes maître d’école. Je sais aussi que Mademoiselle (il montrait Geneviève) se nomme Geneviève Bergeron. Et… je sais beaucoup d’autres choses…

— Diable ! qui êtes-vous ? disait le maître d’école. Et de ses yeux il dévisageait le marchand de drogues, et il mettait sa mémoire à la torture pour retrouver, dans le passé, quelqu’un qui ressemblât à cette barbe rousse jetée en broussaille sur cette figure de fouine. Soudain il pousse un cri : — Ha ! coquin ! je te reconnais ! Et il lance un nom à la face du marchand de drogues qui rit.

— Eh ! oui, vous l’avez ! C’est cela ! c’est lui ! c’est moi !… On gagne sa vie comme l’on peut.

— Les affaires ont l’air de bien aller ?

— Pas mal. Au reste, j’ai plusieurs cordes à mon arc. Mais j’ai des associés de fortune, et d’infortune…

— Je comprends !… Je comprends !…

— Que venez vous faire à Québec, vous ? Êtes-vous en vacance.

— Non ! je ne fais plus l’école. Cela ne paie point et ma santé s’en va.

— Qu’allez-vous faire ?

— N’importe quoi.

— Avez-vous de l’argent ?

— Un peu.

— Voulez-vous entrer dans nos rangs ?

— Pourquoi pas ?

— À tout risque ?

— À tout risque.

— C’est bien. Allez placer madame quelque part, et revenez ici ce soir, avec votre argent.

Le maître d’école sortit avec Geneviève. Ils montèrent tous deux l’escalier de la petite rue Champlain, prirent par la côte de la Montagne, la rue Buade, la rue de la Fabrique et la rue St. Jean. Geneviève s’arrêtait volontiers devant les vitrines où s’étalent ces objets de luxe qui font le désespoir des hommes et le bonheur des femmes. Racette songeait à la rencontre qu’il venait de faire, et à la vie nouvelle et un peu remplie de mystères qu’il allait commencer. Ils se rendirent au faubourg St. Jean, descendirent la rue St. George jusqu’à l’ancienne rue St. Joseph — aujourd’hui bien nommée Madeleine, mais Madeleine pécheresse. Ils entrèrent dans une maison à deux étages occupée par deux personnes de réputation louche. L’une de ces personnes était Mademoiselle Paméla Racette, la sœur du maître d’école. C’est avec cette dernière, dans cette maison de mauvaise apparence et dans cette rue infâme que devait rester désormais la malheureuse Geneviève Bergeron.