Le Nain noir/Miss Vère rendue à son père

Traduction par Albert Montémont.
Ernest Sambrée (p. 138-146).

CHAPITRE XII

Miss Vère rendue à son père.


Les uns d’un côté, les autres d’un autre… Savez-vous dans quel endroit nous pouvons la rencontrer ?
ANONYME.


Les tentatives pour retrouver miss Vère (peut-être était-ce pour sauver les apparences) furent renouvelées le lendemain, mais avec aussi peu de succès, et dans la soirée on se mit en route pour Ellieslaw.

« Il est singulier, dit Mareschal à Ratcliffe, que quatre cavaliers et une femme prisonnière aient passé dans le pays sans laisser la plus légère trace de leur passage. On dirait qu’ils ont traversé les airs, ou qu’ils se sont enfoncés en terre.

— On peut souvent, répondit Ratcliffe, arriver à la connaissance de ce qui est par la découverte de ce qui n’est pas. Nous avons maintenant parcouru tous les chemins, toutes les routes, tous les sentiers qui, partant du château, se dirigent vers tous les points de l’horizon, à l’exception seulement du passage difficile et dangereux qui conduit, à travers les marais, à Westburnflat.

— Et pourquoi n’avons-nous pas examiné celui-là ? demanda Mareschal.

— Oh ! M. Vère peut répondre à cette question beaucoup mieux que moi », répliqua son compagnon, d’un ton sec.

« Alors, je vais le lui demander de suite », dit Mareschal ; puis s’adressant à M. Vère : « Je suis informé, monsieur, que nous n’avons pas examiné la route qui conduit à Westburnflat.

— Oh ! » dit sir Frédéric en riant, « nous connaissons fort bien le propriétaire de Westburnflat ; un franc étourdi, qui fait peu de différence entre la propriété d’autrui et la sienne, mais qui, malgré tout, a des principes ; il ne toucherait à rien de ce qui appartient à Ellieslaw.

— D’ailleurs », dit M. Vère en souriant d’un air de mystère, « sa quenouille était chargée d’une autre espèce d’étoupe hier soir. N’avez-vous pas appris que le jeune Elliot de Heugh-Foot a eu sa maison incendiée et ses troupeaux enlevés, parce qu’il a refusé de livrer ses armes à quelques braves gens qui se proposent de faire un mouvement en faveur du roi ? »

Toute la compagnie sourit en apprenant un exploit qui entrait si bien dans leurs vues.

« Et cependant, reprit Mareschal, je crois que nous devons aussi aller de ce côté-là ; sans quoi on nous accuserait de négligence. »

On ne pouvait faire aucune objection raisonnable à cette proposition, et on tourna bride pour aller à Westburnflat.

Ils venaient à peine de se diriger de ce côté, qu’ils entendirent le bruit des pas de chevaux et aperçurent une petite troupe de cavaliers qui venaient vers eux.

« Voilà Earnscliff, dit Mareschal ; je reconnais son beau cheval bai, avec une étoile sur le front.

— Et ma fille est avec lui ! » s’écria Vère d’un ton furieux. « Qui dira maintenant que mes soupçons étaient faux et injurieux ? Messieurs, mes amis, prêtez-moi le secours de vos épées pour m’aider à délivrer mon enfant. »

Il tira son épée ; sir Frédéric et plusieurs autres en firent autant, et se préparèrent à charger ceux qui s’avançaient vers eux ; mais le plus grand nombre hésita.

« Ils viennent à nous paisiblement et en parfaite sécurité, dit Mareschal-Wells ; écoutons d’abord ce qu’ils nous diront de cette affaire mystérieuse. Si miss Vère a souffert la moindre insulte ou la moindre injure de la part d’Earnscliff, je serai le premier à en tirer vengeance ; mais sachons avant ce qu’il en est.

— Vos soupçons me font tort, Mareschal, continua Vère : vous êtes le dernier de qui je me serais attendu à les entendre.

— Vous vous faites tort à vous-même, Ellieslaw, par votre violence, quoique la cause puisse vous servir d’excuse », répliqua Mareschal.

Alors il s’avança un peu à la tête de la troupe, et dit à haute voix : « Arrêtez, monsieur Earnscliff, ou bien, vous et miss Vère, avancez seuls à notre rencontre. On vous accuse d’avoir enlevé cette demoiselle de la maison de son père, et nous sommes ici en armes prêts à verser notre sang le plus pur pour la délivrer, et pour faire punir suivant les lois ceux qui l’ont insultée.

— Et qui le ferait plus volontiers que moi, monsieur Mareschal », répondit Earnscliff d’un ton de hauteur ; « moi, qui ai eu, ce matin, la satisfaction de la délivrer du donjon où je l’ai trouvée enfermée, et qui l’escorte maintenant jusqu’au château d’Ellieslaw.

— La chose s’est-elle passée ainsi, miss Vère ? dit Mareschal.

— Oui », répondit vivement Isabelle. « Pour l’amour de Dieu ! remettez vos épées dans le fourreau. Je jure, par tout ce qu’il y a de plus sacré, que j’ai été enlevée par des brigands, dont les personnes et les projets m’étaient également inconnus, et que je suis maintenant rendue à la liberté par l’intervention de ce brave gentilhomme.

— Par qui, et à quel dessein cet attentat a-t-il pu être commis ? N’avez-vous aucune connaissance du lieu où vous avez été conduite ? Earnscliff, où avez-vous trouvé miss Vère ? »

Mais avant que l’on pût répondre à l’une ou à l’autre de ces questions, Ellieslaw s’avança, et remettant son épée dans le fourreau, mit fin à la conférence.

« Lorsque je saurai exactement, dit-il, jusqu’où peuvent s’étendre mes obligations envers M. Earnscliff, il peut compter sur une reconnaissance proportionnée de ma part ; en attendant », ajouta-t-il, en prenant la bride du cheval de miss Vère, « je le remercie d’avoir remis ma fille entre les mains de son protecteur naturel. »

Earnscliff répondit, avec une égale hauteur, par une légère inclination de tête ; et Ellieslaw, reprenant avec sa fille le chemin du château, parut engagé avec elle dans une conférence si sérieuse, que le reste de la compagnie jugea qu’il serait inconvenant de les gêner en s’approchant d’eux. Pendant ce temps-là, Earnscliff, en prenant congé des autres personnes qui composaient la troupe d’Ellieslaw, dit à haute voix : « Quoique je sois intimement convaincu qu’il n’y a rien dans ma conduite qui puisse autoriser ce soupçon, je ne puis m’empêcher de remarquer que M. Vère paraît croire que j’ai eu quelque part à la violence atroce qui a été faite à sa fille. Je vous prie, messieurs, de prendre note de la dénégation formelle que je fais d’une accusation aussi déshonorante, et que, bien que je puisse pardonner l’égarement d’un père dans un tel moment, néanmoins, si quelque autre d’entre vous, messieurs (il fixa vivement les yeux sur sir Frédéric Langley), pense que ma parole et celle de miss Vère, avec le témoignage des amis qui m’accompagnent, ne sufisent pas pour ma justification, je serai charmé, très-charmé, de repousser l’accusation, comme il convient à un homme à qui l’honneur est plus cher que la vie.

— Et je lui servirai de second, dit Simon de Hackburn, et je me battrai contre deux d’entre vous, quels qu’ils soient, nobles ou roturiers, lairds ou paysans, c’est tout un pour Simon.

— Quel est ce bourru ? dit sir Frédéric Langley, et qu’a-t-il à voir aux querelles de gentilshommes ?

— Je suis un garçon du haut Teviot, dit Simon ; et je me querelle avec qui il me plaît, hors le roi et le laird sous lequel je vis.

— Allons, dit Mareschal, n’ayons pas de disputes. Monsieur Earnscliff, quoique nous ne pensions pas de la même manière sur quelques points, je me flatte néanmoins que nous pouvons être antagonistes, ou même ennemis, si la fortune le veut ainsi, sans perdre néanmoins les égards que nous devons à la naissance, à l’égalité d’avantages, et à nous-mêmes l’un envers l’autre. Je vous crois tout aussi innocent dans cette affaire que je le suis moi-même, et je vous garantis que mon cousin Ellieslaw, aussitôt que l’état d’inquiétude qui accompagne ces événements inattendus lui aura laissé sa liberté d’esprit et de réflexion, saura reconnaître dignement l’important service que vous lui avez rendu aujourd’hui.

— Le plaisir d’avoir été utile à votre cousin est par lui-même une récompense suffisante. Bonsoir, messieurs, continua Earnscliff ; je vois que la majeure partie de votre troupe est déjà en marche pour Ellieslaw. »

Alors, saluant Mareschal avec politesse, et les autres avec indifférence, Earnscliff tourna la bride de son cheval, et se mit en route pour Heugh-Foot, afin de concerter avec Hobbie les mesures à prendre pour continuer les recherches de sa fiancée, dont il ignorait encore le retour dans sa famille.

« Le voilà ! dit Mareschal ; sur mon âme, c’est un brave et aimable garçon ; et néanmoins, j’aimerais à échanger une botte ou deux avec lui sur Le vert gazon. J’étais regardé au collège comme à peu près de sa force au fleuret, et je serais bien aise de m’essayer avec lui à l’épée.

— Suivant moi, répondit sir Frédéric Langley, nous avons mal fait de le laisser passer, lui et les hommes qui l’accompagnaient, sans nous emparer de leurs armes ; car les Whigs pourraient bien former un parti, sous la conduite d’un jeune homme plein d’ardeur comme celui-là.

— Fi donc, sir Frédéric ! s’écria Mareschal ; pensez-vous qu’Ellieslaw aurait pu, en honneur, souffrir qu’il fût fait aucune violence à Earnscliff, lorsqu’il n’était entré sur ses terres que pour lui ramener sa fille ? Et, en supposant qu’il eût été de votre opinion, pensez-vous que le reste de ces messieurs et moi nous nous fussions déshonorés en nous prêtant à une pareille action ? Non, non ; égalité d’avantages et la vieille Écosse pour toujours ! Lorsque l’épée sera tirée, je serai aussi disposé à m’en servir que qui que ce soit ; mais tant qu’elle est dans le fourreau, conduisons-nous en gentilshommes et en bons voisins. »

Peu après ce colloque ils arrivèrent au château, où Ellieslaw était entré depuis quelques minutes, et les attendait dans la salle.

« Comment se trouve miss Vère ? Avez-vous appris la cause de son enlèvement ? » demanda vivement Mareschal.

« Elle s’est retirée dans son appartement, extrêmement fatiguée, répondit Ellieslaw, et je ne puis pas m’attendre à avoir d’elle beaucoup de renseignements sur son aventure, jusqu’à ce que son esprit soit un peu plus calme. Nous n’en sommes pas moins reconnaissants envers vous et mes autres amis, monsieur Mareschal, de l’intérêt que vous voulez bien nous témoigner. Mais je dois faire taire, pour quelques moments, les sentiments du père pour me livrer à ceux du patriote. Vous savez que c’est aujourd’hui que nous devons prendre une décision définitive… Le temps presse… Voilà nos amis qui arrivent, et j’ai fait maison ouverte, non-seulement pour la noblesse et la bourgeoisie, mais encore pour les gens de classe inférieure que nous devons nécessairement employer. Nous n’avons que fort peu de temps pour nous préparer à les recevoir : jetez un coup d’œil sur ces listes, Marchie (nom abrégé, sous lequel Mareschal-Wells était connu parmi ses amis), et vous, sir Frédéric, lisez ces lettres que j’ai reçues du Lothian et des cantons de l’Ouest ; tous les blés sont mûrs et n’attendent que la faucille ; il ne reste plus qu’à réunir des moissonneurs.

— De tout mon cœur, dit Mareschal ; plus il y aura de mal, plus nous nous amuserons. »

Sir Frédéric prit un air grave et déconcerté.

« Venez avec moi, mon bon ami », dit Ellieslaw au sombre baronnet ; « j’ai à vous annoncer en particulier quelque chose qui vous fera plaisir, j’en suis sûr. »

Ils entrèrent dans la maison, laissant ensemble Ratcliffe et Mareschal dans la cour.

« Ainsi donc, dit Ratcliffe, ceux qui partagent vos opinions politiques regardent la chute du gouvernement comme tellement certaine, qu’ils dédaignent même de jeter le voile du mystère sur les machinations de leur parti.

— Ma foi, monsieur Ratcliffe, répondit Mareschal, il est possible que les actions et les sentiments de vos amis aient besoin d’être voilés ; moi, j’aime mieux que les nôtres se montrent à découvert.

— Mais se peut-il, continua Ratcliffe, que vous, qui, malgré votre étourderie et l’ardeur de votre caractère… je vous demande pardon, monsieur Mareschal, mais je suis un homme franc… que vous, qui, malgré ces défauts qui tiennent à votre constitution, possédez néanmoins un bon sens naturel et des connaissances acquises, vous vous laissiez infatuer au point de vous mêler à des entreprises aussi désespérées ? Comment se trouve votre tête lorsque vous êtes engagé dans ces conférences dangereuses ?

— Pas aussi assurée sur mes épaules, répondit Mareschal, que si je parlais de chasse. Je ne suis pas d’un naturel aussi indifférent que mon cousin Ellieslaw, qui parle de trahison comme un bambin de ses contes de nourrice, et qui perd et retrouve sa douce et charmante fille avec beaucoup moins d’émotion, dans l’un et dans l’autre cas, que je n’en éprouverais si j’avais perdu et retrouvé un de mes jeunes lévriers. Mon caractère n’est pas assez roide, et ma haine pour le gouvernement n’est pas assez invétérée pour m’aveugler sur le danger de l’entreprise.

— Alors, pourquoi vous y exposer ? dit Ratcliffe.

— Que voulez-vous que je vous dise ? J’aime de tout mon cœur ce roi exilé, dit Mareschal ; mon père était un des vieux guerriers de Killiecrankie, et il me tarde de voir quelque vengeance exercée contre ces courtisans de l’Union, qui ont acheté et vendu la vieille Écosse dont la couronne a été si longtemps indépendante.

— Et c’est pour courir après de telles chimères, dit Ratcliffe, que vous allez plonger votre pays dans la guerre, et vous-même dans l’embarras ?

— Moi ! dit Mareschal ; pas du tout ; mais embarras pour embarras, j’aime autant que ce soit demain que dans un mois que le moment arrive, puisqu’il doit arriver ; comme disent nos gens de campagne, il vaut mieux plus tôt que plus tard ; je ne serai jamais plus jeune ; et quant à être pendu, comme dit sir John Falstaff, je figurerai à la potence tout aussi bien qu’un autre. Vous connaissez la dernière

strophe de la vieille ballade :

Notre homme s’en fut si gaiement,
En répétant une cadence,
Qu’il fit encore avec aisance
Un entrechat en arrivant
xxAu pied de la potence.

— Monsieur Mareschal, j’en suis fâché pour vous, dit son grave conseiller.

— Je vous en suis reconnaissant, monsieur Ratcliffe ; mais je ne voudrais pas vous voir juger de notre entreprise par la manière dont je cherche à la justifier ; il y a des têtes plus sages que la mienne qui s’en occupent.

— Des têtes plus sages que la vôtre peuvent descendre aussi bas ? » reprit Ratcliffe d’un ton qui semblait dire : Prenez garde !

« C’est possible, dit Mareschal ; mais non avec une plus grande gaieté de cœur ; et pour éviter d’être trop pris de tristesse en écoutant vos remontrances, je prendrai congé de vous, monsieur Ratcliffe, jusqu’à l’heure du dîner, où vous verrez que mes craintes ne m’ont point ôté l’appétit. »