Le Nain noir/Banquet des conspirateurs

Traduction par Albert Montémont.
Ernest Sambrée (p. 147-162).

CHAPITRE XIII

Banquet des conspirateurs.


Pour orner les vêtements de la rébellion de quelque couleur brillante qui puisse plaire aux yeux des sots inconstants et des pauvres mécontents, qui sont bouche béante et se frottant les mains à la nouvelle de quelque changement imaginaire.
Henri IV, (partie II.)
SHAKSPEARE.


On avait fait de grands préparatifs au château d’Ellieslaw pour l’assemblée qui devait avoir lieu dans ce jour important, et à laquelle on attendait non-seulement les gentilshommes de distinction du voisinage, attachés au parti jacobite, mais aussi plusieurs mécontents subordonnés, que le dérangement de leurs affaires, l’amour du changement, le ressentiment contre l’Angleterre, ou quelqu’une des causes nombreuses qui enflammaient à cette époque les passions des hommes, invitaient à prendre part à une entreprise périlleuse. Les personnes distinguées par leur rang ou leur fortune s’y trouvèrent en petit nombre, car presque tous les grands propriétaires se tenaient à l’écart, et la plupart des bons bourgeois et des fermiers professaient la religion presbytérienne, et par conséquent, quoiqu’ils ne fussent pas partisans de l’Union, n’étaient pas disposés à s’engager dans une conspiration jacobite. Mais il y avait quelques riches gentilshommes qui, soit par les principes qu’on leur avait inspirés de bonne heure, soit par des motifs de religion, partageaient les vues ambitieuses d’Ellieslaw, ou avaient donné une sorte d’appui à son plan ; puis quelques jeunes gens d’un caractère bouillant, tels que Mareschal, ambitieux de se signaler en prenant part à une entreprise hardie, dans l’espoir de rétablir l’indépendance de leur patrie. Les autres membres du parti étaient des hommes d’un rang inférieur, qui avaient dissipé leur fortune, et qui étaient prêts à se soulever dans cette partie du royaume, comme ils le firent en 1715, sous Foster de Derwentwater, lorsqu’une troupe commandée par un gentilhomme du Border, appelé Douglas, était presque entièrement composée de flibustiers, parmi lesquels le fameux Luc-in-a-Bag, comme ou le nommait, avait un grade distingué. Nous croyons qu’il est nécessaire de donner ces détails, qui ne s’appliquent qu’à la province où se passe notre histoire, parce que dans d’autres parties de ce royaume le parti jacobite était composé de membres incontestablement plus formidables, plus nombreux, et en même temps plus respectables.

Une longue table s’étendait dans la vaste salle du château d’Ellieslaw, qui était encore à peu près dans le même état que cent ans auparavant, s’étendant, en sombre longueur, sur tout un côté du château voûté en arceaux de pierres de taille, d’où sortaient des figures saillantes qui, sculptées sous toutes les formes bizarres que l’imagination fantastique d’un architecte du temps des Gosses avait pu enfanter, grinçaient les dents, et semblaient menacer les convives. La salle du banquet était éclairée par des fenêtres longues et étroites, garnies en verres de couleur, au travers desquels le soleil ne pouvait faire percer que quelques rayons faibles et décomposés. Une bannière, que la tradition affirmait avoir été prise aux Anglais à la bataille de Sarck, flottait au-dessus du fauteuil dans lequel Ellieslaw siégeait en sa qualité de président, comme pour enflammer le courage des convives, en leur rappelant le souvenir des anciennes victoires remportées sur leurs voisins. Lui-même, avec un maintien plein de dignité, vêtu en cette occasion avec un soin extraordinaire, et avec des traits qui, bien qu’ils eussent une expression farouche et sinistre, pouvaient, néanmoins, être appelés beaux, représentait parfaitement l’ancien baron féodal. Sir Frédéric Langley était à sa droite, et M. Mareschal de Mareschal-Wells à sa gauche. Quelques personnages de considération, avec leurs fils, leurs frères et leurs neveux, occupaient le haut bout de la table, et parmi ceux-ci était placé M. Ratcliffe. Au delà de la salière (pièce massive d’argenterie qui occupait le milieu de la table), étaient assis ce que l’on pouvait appeler sine nomine turba, gens dont la vanité était flattée par l’idée d’être assis à cette noble table, en même temps que, même rejetés avec une distinction marquée à la partie inférieure, leur présence diminuait l’orgueil de leurs supérieurs. On peut juger des individus qui composaient l’extrémité de la table, puisque Willie de Westburnflat se trouvait parmi eux. L’audacieuse effronterie de cet homme, en osant se présenter dans la maison d’une personne à laquelle il venait de faire l’insulte la plus insigne, ne peut s’expliquer qu’en supposant qu’il se croyait bien sûr que la part qu’il avait eue à l’enlèvement de miss Vère était un secret soigneusement renfermé dans le cœur du père et dans celui de la fille.

Ce fut devant cette compagnie nombreuse et mêlée que l’on servit un dîner composé, non pas, à la vérité, des délicatesses de la saison, suivant l’expression des journaux, mais d’énormes pièces de viande, dont le poids faisait gémir la table. La gaieté ne fut pas proportionnée à la bonne chère. Les convives du bas bout furent, pendant quelque temps, glacés par la contrainte et le respect qu’ils éprouvaient en se voyant membres d’une assemblée aussi auguste, et étaient saisis du même sentiment de crainte que P. P., clerc de la paroisse, avoue avoir ressenti la première fois qu’il entonna l’air du psaume devant ces très-honorables personnages, M. le juge Freeman, la bonne lady Jones, et le grand sir Thomas Truby. Cette glace cérémonieuse se fondit cependant bientôt à la chaleur des excitants à la joie, qui furent libéralement servis et aussi libéralement consommés par les convives de la classe inférieure : leur gaieté devint causeuse, bruyante et même tumultueuse.

Mais il n’était pas au pouvoir du vin ni de l’eau-de vie, d’échauffer les esprits die ceux qui occupaient des places plus distinguées au banquet. Ils éprouvaient ce froid glacial dont on est souvent saisi lorsque l’on est forcé de prendre une résolution désespérée, après s’être mis en une, position dans laquelle il est aussi difficile d’avancer que de reculer. Le précipice leur paraissait plus profond et plus dangereux à mesure qu’ils s’approchaient du bord, et chacun attendait avec un sentiment de crainte et d’hésitation que l’un ou l’autre des confédérés donnât l’exemple en s’y précipitant lui-même. Ce sentiment intérieur agissait différemment, selon les diverses habitudes et les divers caractères des membres de l’assemblée : l’un état grave et sérieux, l’autre sot et désappointé ; un troisième jetait des regards inquiets sur les places restées vides au haut bout de la table, qui avaient été réservées pour des membres de la conspiration dont la prudence l’avait emporté sur le zèle politique, et qui s’étaient absentés de l’assemblée dans ce moment. Quelques-uns paraissaient même chercher à établir dans leur esprit une comparaison entre le rang et les intérêts des membres absents et de ceux présents. Sir Frédéric Langley était froid, bourru et mécontent. Ellieslaw, de son côté, faisait des efforts tellement pénibles pour animer ses convives, que l’on voyait clairement qu’il était lui-même découragé. Ratcliffe examinait l’ensemble de cette scène avec le sang-froid d’un spectateur attentif mais désintéressé. Mareschal seul, fidèle à son caractère de vivacité et d’étourderie, mangeait et buvait, riait et plaisantait, et paraissait s’amuser de l’embarras de la compagnie.

« Qui donc a pu abattre notre noble courage ? leur dit-il ; on nous croirait à un enterrement, où ceux qui mènent le deuil ne doivent parler qu’à voix basse, tandis que les muets et les vedettes funéraires (en indiquant des yeux l’autre bout de la table) font bombance là-bas. Ellieslaw, quand commencerez-vous à mettre le convoi en marche ? votre esprit sommeille ; qui a pu refroidir les hautes espérances du chevalier de Langley-Dale ?

— Vous parlez comme un fou, dit Ellieslaw ; ne voyez-vous pas combien de membres sont absents ?

— Eh bien, après ? dit Mareschal ; ne saviez-vous pas d’avance qu’une moitié du genre humain parle mieux qu’elle n’agit ? Quant à moi, je me sens beaucoup encouragé en voyant que les deux tiers au moins de nos amis ont été exacts au rendez-vous, quoique je soupçonne fort qu’une moitié est venue pour, au pis aller, s’assurer au moins d’un dîner.

— Nous n’avons point de nouvelles de la côte que l’on puisse regarder comme dormant la certitude de l’arrivée du roi », dit quelqu’un de la compagnie de ce ton équivoque et faible qui indique un manque de résolution.

— Pas un mot de la part du comte de D…, ni d’un seul gentilhomme de la partie méridionale du Bouder, dit un troisième.

— Quel est celui qui désire avoir un plus grand nombre d’hommes, de l’Angleterre ? » s’écria Mareschal avec le ton théâtral d’un héroïsme affecté :

Mon cousin Ellieslaw ? Non, malgré ton soupir,
xxxxSi le destin nous condamne à mourir.

— Pour l’amour de Dieu, Mareschal ! dit Ellieslaw, faites-nous grâce de vos folies en ce moment.

— Eh bien donc, dit son cousin, je vais vous donner ma sagesse, telle qu’elle est. Puisque nous nous sommes avancés comme des fous, nous ne pouvons pas reculer comme des lâches. Nous avons assez fait pour attirer sur nous les soupçons et la vengeance du gouvernement, ne discontinuons pas jusqu’à ce que nous ayons fait quelque chose pour la mériter… Quoi ! personne ne parle ? Alors je franchirai le pas le premier. » Aussitôt il se leva, prit un verre à bière, qu’il remplit entièrement de vin de Bordeaux, et, faisant signe de la main, commanda que tout le monde se levât et suivît son exemple. Tous obéirent, les grands personnages d’une manière à peu près passive, et les autres avec enthousiasme. « Eh bien, mes amis ! dit-il, je vais vous donner le toast du jour : À l’indépendance de l’Écosse, et à la santé de notre légitime souverain, le roi Jacques VIII, maintenant débarqué dans le Lothian, et sans doute en pleine possession de son ancienne capitale ! »

Il vida son verre et Le jeta par-dessus sa tête.

« Au moins il ne sera jamais profané par une santé moins précieuse », ajouta-t-il.

Tous suivirent son exemple, et au milieu du choc des verres et des applaudissements de la compagnie, prirent l’engagement de rester fidèles aux principes et aux intérêts que le toast avait exprimés.

« Vous avez sauté le fossé, ma foi ! » dit Ellieslaw à part à Mareschal ; « mais je crois que tout est pour le mieux ; dans tous les cas, nous pouvons maintenant renoncer à notre entreprise. Un seul homme », ajouta-t-il en regardant Ratcliffe, « a refusé de porter la santé ; nous en parlerons plus tard. »

Alors se levant, il adressa à la compagnie un discours plein de virulentes invectives contre le gouvernement et contre ses mesures, mais particulièrement contre l’Union, traité par lequel, assurait-il, l’Écosse avait été indignement dépouillée de son indépendance, de son commerce et de son honneur, et abattue, comme une esclave enchaînée, aux pieds de sa rivale, contre laquelle, pendant une si longue suite de siècles, à travers un si grand nombre de dangers, et par la perte de tant de sang, elle avait si honorablement défendu ses droits. C’était toucher un sujet qui trouva une corde correspondante dans le sein de chaque membre présent.

« Notre commerce est détruit », cria le vieux John Newcastle, contrebandier de Jedburgh, qui était assis au bas bout de la table.

« Notre agriculture est ruinée », dit le laird de Brokert-Girth Flow, « territoire qui, depuis Adam, n’avait jamais produit que de la bruyère et de l’airelle.

« Notre religion est entièrement bouleversée », dit le pasteur, au nez bourgeonné, de la chapelle épiscopale de Nirkwhistle.

« Nous n’oserons bientôt plus tuer un daim, ni embrasser une jeune fille, dit Mareschal-Wells, sans un certificat du presbytère et du marguillier.

— Ou faire un jéroboam d’eau-de-vie dans une matinée d’hiver, sans une licence du commis de l’excise, dit le contrebandier.

— Ou faire une promenade à cheval dans une nuit obscure, dit Westburnflat, sans en avoir obtenu la permission du jeune Earnscliff ou de quelque juge de paix devenu Anglais ; c’était le bon temps sur la frontière, lorsqu’il n’était question ni de paix, ni de justice !

— Souvenons-nous des injures que nous avons souffertes, à Darien et à Gleneve, continua Ellieslaw, et prenons les armes pour défendre nos droits, nos propriétés, nos vies et nos familles.

— Songez à la pure et vénérable ordination épiscopale, sans laquelle il ne peut y avoir de clergé légitime, dit l’homme d’église.

— Songez aux pirateries commises sur notre commerce des Indes Orientales par Green et les corsaires anglais », dit William Willieson, propriétaire pour une moitié et seul armateur d’un brick, qui faisait annuellement quatre voyages entre Cockpool et Whitchawn.

« Souvenez-vous de vos libertés », reprit Mareschal, qui semblait prendre un malin plaisir à précipiter les mouvements de l’enthousiasme qu’il avait excité, comme un jeune espiègle, qui, ayant levé l’écluse de l’abée d’un moulin, jouit du plaisir d’entendre le bruit des roues qu’il a mises en mouvement, sans songer au mal qu’il peut avoir occasionné : « souvenez-vous de vos libertés, s’écria-t-il, et que le diable confonde taxes, presse et presbytérianisme, ainsi que la mémoire du vieux Willie, qui nous les apporta le premier !

— Au diable le jaugeur ! » cria à son tour le vieux Newcastle ; « je l’exterminerai de ma propre main.

— Et que maudits soient le garde-champêtre et le constable ! répéta Westburnflat ; je leur ferai passer une couple de balles à travers le corps avant demain matin.

— Il est donc convenu », dit Ellieslaw, lorsque le calme fut un peu rétabli, « que nous ne voulons pas souffrir plus longtemps cet état de choses ?

— Convenu ; nous sommes tous d’accord jusqu’au dernier, répondirent les convives.

— Il n’en est pas tout à fait ainsi, dit M. Ratcliffe ; car, quoique je ne puisse espérer de calmer ces violents transports qui semblent s’être emparés si subitement des membres de cette assemblée, cependant, autant que peut avoir de poids l’opinion d’un seul, je vous prie de remarquer que je ne partage pas entièrement vos avis sur rénumération des abus dont vous venez de vous plaindre, et que je proteste de la manière la plus formelle contre les mesures insensées que vous paraissez disposés à adopter pour en obtenir la réforme. Je puis aisément supposer qu’une grande partie de ce qui a été dit était l’effet de la chaleur du moment, ou peut-être avec l’intention d’en faire une plaisanterie. Mais il y a des plaisanteries qui sont de nature à avoir des conséquences au dehors, et vous devez vous rappeler, messieurs, que les murs ont des oreilles.

— Les murs peuvent avoir des oreilles ? » répliqua Ellieslaw en le regardant d’un, air de malignité triomphante ; « mais les espions domestiques, monsieur Ratcliffe, se trouveront bientôt sans en avoir, si quelqu’un d’eux ose continuer plus longtemps son séjour dans une famille, où son arrivée a été une intrusion non autorisée, sa conduite celle, d’un homme présomptueux qui se mêle de ce qui ne le regarde pas, et d’où sa sortie sera celle d’un varlet désappointé, s’il ne sait point profiter de l’avertissement qu’on lui donne.

— Monsieur Vère », répondit Ratcliffe avec un sang-froid dédaigneux, « je sais parfaitement que, du moment que ma présence vous sera inutile, ce qui doit nécessairement arriver par suite de la démarche imprudente que vous vous proposez de faire, elle deviendra aussi dangereuse pour moi qu’elle a toujours été odieuse pour vous. Mais j’ai une protection, et elle est puissante ; et vous ne seriez sans doute pas bien aise de m’entendre détailler devant ces messieurs, devant des hommes d’honneur, les circonstances particulières qui furent le principe de nos liaisons. Au reste, je suis charmé d’en voir la fin ; et comme je pense que M. Mareschal et quelques autres messieurs voudront bien me garantir pour cette nuit surtout mes oreilles et ma gorge, pour laquelle j’ai plus de raison de craindre, je ne quitterai votre château que demain matin.

— Soit, monsieur, répliqua M. Vère ; vous êtes parfaitement en sûreté, parce que vous êtes au-dessous de mon ressentiment, et non parce que je crains que vous ne révéliez quelque secret de famille, quoique je vous engage pour-votre propre intérêt à avoir grand soin de n’en rien faire. Vos soins et votre intervention ne sauraient, être d’une grande importance pour un homme qui a tout à perdre ou à gagner, suivant que le droit légitime ou l’usurpation injuste l’emportera dans la lutte qui va s’engager. Adieu. »

M. Ratcliffe se leva, lança sur lui un regard que Vère parut avoir beaucoup de peine à soutenir, et saluant les personnes qui étaient autour de lui, quitta l’appartement.

Cette conversation fit sur plusieurs membres de la compagnie une impression qu’Ellieslaw s’empressa de détruire en renouvelant la conférence sur les affaires du jour. Le résultat de leurs délibérations précipitées fut qu’il fallait organiser sur-le-champ une insurrection. Ellieslaw, Mareschal et sir Frédéric Langley en furent nommés les chefs, avec pouvoir de diriger les mesures ultérieures. On fixa un lieu de rendez-vous, auquel tous promirent de se trouver le lendemain de bonne heure, avec les amis et les partisans de la cause que chacun de son côté aurait pu réunir.

Plusieurs des convives se retirèrent pour faire les préparatifs nécessaires et Ellieslaw s’excusa auprès des autres qui, avec Westburnflat et le vieux contrebandier, continuaient à faire circuler rondement la bouteille, de ce qu’il quittait la présidence de la table, attendu qu’il fallait nécessairement qu’il eût une conférence sérieuse et séparée avec les collègues qu’on lui avait donnés dans le commandement. Cette excuse fut acceptée d’autant plus volontiers qu’Ellieslaw les invita en même temps à continuer à user des rafraîchissements que les caves du château pourraient leur fournir. Leur retraite fut suivie de bruyantes acclamations ; et les noms de Vère, de Langley et surtout de Mareschal furent proclamés en chorus et leurs santés arrosées de copieuses libations pendant le reste de la soirée.

Lorsque les principaux conspirateurs se furent retirés dans un appartement séparé, ils se regardèrent un instant avec une sorte d’embarras, qui donnait aux traits sombres de sir Frédéric l’expression d’un violent mécontentement. Mareschal fut le premier qui rompit le silence, en disant, avec un éclat de rire : « Eh bien ! messieurs, nous voilà décidément embarqués… vogue la galère !

— C’est vous que nous devons remercier, dit Ellieslaw.

— Oui, mais je ne sais jusqu’à quel point vous m’aurez obligation, répondit Mareschal, lorsque je vous montrerai cette lettre que j’ai reçue précisément au moment où nous allions nous mettre à table. Mon domestique m’a dit l’avoir reçue d’un homme qu’il n’avait jamais vu auparavant et qui était reparti au grand galop, après lui avoir recommandé de me la remettre en mains propres. »

Ellieslaw ouvrit la lettre avec un air d’impatience et lut à haute voix :

Édimbourg.

xxxxMon très-honoré Monsieur,

« Ayant des obligations à votre famille, dont je ne vous donnerai point le détail, et apprenant que vous faites partie de la compagnie d’aventuriers qui font des affaires pour la maison de Jacques et compagnie, ci-devant négociants à Londres, et maintenant à Dunkerque, je crois devoir vous informer promptement et secrètement que las navires que vous attendiez ont été repoussés de la côte sans pouvoir débarquer la moindre partie de leurs cargaisons, et que les associés du pays de l’ouest ont résolu de retirer leurs noms de la société, attendu que l’entreprise ne présente que de la perte. Dans l’espoir que vous profiterez de cet avis et que vous prendrez les mesures nécessaires pour mettre vos intérêts à couvert.

Je suis votre très-humble serviteur,

Nihil NAMELESS[1].

À Ralph Mareschal, de Mareschal-Wells, avec soin et promptitude. »


Le visage de sir Frédéric s’allongea, et sa figure devint sombre à mesure qu’il entendait la lecture de la lettre et quand Ellieslaw s’écria : « Eh quoi ! si la flotte française, ayant le roi à bord, a été repoussée par les Anglais, comme ce maudit griffonnage semble le donner à entendre, ceci détruit le but principal de notre entreprise ; et où en sommes-nous maintenant ?

— Exactement où nous en étions ce matin, je pense », dit Mareschal toujours en riant.

« Pardon, monsieur Mareschal, et trêve, je vous prie, à votre gaieté déplacée ; ce matin nous ne nous étions pas publiquement compromis, comme nous l’avons fait depuis, grâce à votre acte d’incompétence, surtout lorsque vous aviez dans votre poche une lettre qui vous avertissait que votre entreprise était désespérée.

— Oui, oui, je savais que vous me diriez cela, répondit Mareschal ; mais, d’abord, mon ami, Nihil Nameless et sa lettre, tout cela peut fort bien n’être qu’un conte, et d’un autre côté je suis bien aise que vous sachiez que je suis las d’un parti qui ne fait autre chose que prendre le soir des résolutions hardies, et qui les oublie en cuvant son vin pendant la nuit. Dans ce moment, le gouvernement est dépourvu d’hommes et de munitions, en quelques semaines il aura abondamment tout ce qui lui sera nécessaire. Présentement, il a tout le pays contre lui, dans quelques semaines, soit intérêt personnel, soit crainte, soit timide indifférence, cette première ferveur sera aussi froide que Noël ; ainsi, comme j’étais bien déterminé à faire le saut périlleux, j’ai eu soin de vous entraîner dans ma chute. Vous voilà complètement enfoncés dans le bourbier, et il faudra bien que vous cherchiez à en sortir.

— Vous vous trompez à l’égard de l’un de nous, monsieur Mareschal », dit sir Frédéric ; puis tirant le cordon de la sonnette, il pria la personne qui entra de dire à ses gens de se tenir prêts à partir avec les chevaux.

— Il ne faut pas que vous nous quittiez, sir Frédéric, dit Ellieslaw, nous avons notre revue à passer.

— Je partirai ce soir, monsieur Vère, dit sir Frédéric, et je vous écrirai mes intentions lorsque je serai arrivé chez moi.

— Oui, dit Mareschal ; et vous les enverrez à Carlisle par un escadron de cavalerie pour nous faire prisonniers ? Écoutez, sir Frédéric, pour ma part, je ne veux être ni abandonné ni trahi, et si vous quittez le château d’Ellieslaw ce soir, ce ne sera qu’en passant sur mon cadavre.

— Allons donc, Mareschal, dit M. Vère, pourquoi être aussi facile à donner une fausse interprétation aux sentiments de mon ami ? Je suis sûr que sir Frédéric n’a fait que plaisanter ; car, en supposant qu’il fût assez peu homme d’honneur pour songer à déserter notre cause, il ne saurait oublier que nous avons des preuves évidentes de son adhésion, et de l’activité avec laquelle il a favorisé nos projets. Il ne peut non plus se dissimuler que la première information sera accueillie avec avidité par le gouvernement, et que, s’il s’agit de savoir qui sera le premier à la donner, nous pouvons facilement gagner quelques heures sur lui. — Vous auriez dû dire moi et non pas nous, lorsque vous parlez de priorité dans une pareille trahison ; quant à moi, je ne ferai pas enregistrer mon cheval pour chercher à gagner le prix », dit Mareschal ; puis il ajouta entre ses dents : « Un joli coup d’amis, vraiment, pour lui donner sa tête à garder !

— On ne m’intimidera, jamais au point de m’empêcher d’agir selon que je le jugerai convenable, dit sir Frédéric Langley, et la première chose que je ferai sera de quitter Ellieslaw. Je n’ai pas de motif », ajouta-t-il en regardant M. Vère, « qui m’engage à tenir ma parole envers celui qui ne m’a pas tenu la sienne.

— En quoi », dit Ellieslaw, en imposant silence par un geste à son impétueux cousin, « en quoi vous ai-je manqué de parole, sir Frédéric ?

— En ce que j’avais de plus cher et de plus tendre, répondit sir Frédéric. Vous m’avez joué pour cette alliance projetée qui, comme vous le savez fort bien, était le gage de notre liaison politique. Cet enlèvement, et ce retour de miss Vère ; l’accueil glacé qu’elle m’a fait, et les excuses dont vous avez voulu le couvrir, tout cela n’est que pure évasion, un prétexte pour conserver vous-même la possession des biens qui lui appartiennent de droit, et pendant ce temps-là, faire de moi un instrument pour votre entreprise sans ressources, en me donnant des espérances que vous êtes bien résolu à ne jamais réaliser.

— Sir Frédéric, dit Ellieslaw, je vous proteste partout ce qu’il y a de plus sacré…

— Je n’écoute plus de protestations ; j’en ai été trop longtemps la dupe.

— Si vous nous abandonnez, dit Ellieslaw, vous savez fort bien que votre ruine est aussi sûre que la nôtre ; l’union fait notre force.

— Laissez-moi le soin de pourvoir à ma propre sûreté, répondit Frédéric ; mais quand même ce que vous dites serait vrai, j’aimerais mieux périr que d’être votre jouet plus longtemps.

— N’y a-t-il rien… n’y a-t-il aucune sûreté que je puisse vous donner pour vous convaincre de ma sincérité ? » dit Ellieslaw d’un air inquiet. « Ce matin j’aurais repoussé vos injustes soupçons comme une insulte ; mais dans la position où nous nous trouvons à présent…

— Vous sentez la nécessité d’être sincère, répliqua sir Frédéric. Si vous voulez que je croie que vous l’êtes, il n’est qu’un seul moyen de m’en convaincre ; que votre fille m’accorde sa main dès ce soir.

— Si promptement… impossible, répondit Vère ; songez à l’alarme qu’elle vient d’éprouver, songez à notre entreprise actuelle.

— Je ne veux rien écouter, rien que son consentement donné à l’autel, dit sir Frédéric. Vous avez une chapelle dans le château ; le docteur Hobbler est au nombre de vos hôtes ; donnez-moi cette preuve de votre bonne foi, ce soir même, et nous voilà de nouveau liés, cœurs et bras. Si vous me refusez aujourd’hui que vous avez le plus grand intérêt à consentir, comment pourrai-je me fier à vous demain, lorsque je serai compromis dans votre entreprise, et par conséquent dans l’impossibilité de reculer ?

— Et puis-je compter que, si je vous fais mon gendre ce soir, notre amitié sera solidement renouée ? demanda Ellieslaw.

— Sans aucun doute, et de la manière la plus inviolable, répondit sir Frédéric.

— Eh bien, quoique ce que vous demandez soit prématuré, peu délicat, et injurieux à mon caractère, sir Frédéric, donnez-moi la main ; ma fille sera votre épouse.

— Ce soir ?

— Ce soir même, avant minuit sonné.

— De son propre consentement, j’espère, dit Mareschal ; car je puis vous assurer, messieurs, que je ne resterai pas paisible spectateur de la violence que l’on exercerait sur la volonté de ma jolie parente.

— Autre peste que cette tête chaude ! » dit tout bas Ellieslaw. Puis, élevant la voix : « De son propre consentement ? Pour qui me prenez-vous, Mareschal, pour penser que votre intervention soit nécessaire pour protéger ma fille contre son père ? Soyez sûr qu’elle n’a aucune répugnance à épouser sir Frédéric Langley.

— Ou plutôt à être appelée lady Langley, dit Mareschal ; ma foi, c’est assez probable. Il y a bien des femmes qui penseraient comme elle, et je vous demande pardon ; mais ces demandes ! et ces concessions précipitées m’avaient un peu alarmé sur son compte.

— Il n’y a qu’une seule chose qui m’embarrasse, dit Ellieslaw, c’est d’avoir à lui faire une proposition qui demande un assentiment aussi prompt ; mais peut-être que, si elle se montre intraitable, sir Frédéric aura égard…

— Je n’aurai égard à rien, monsieur Vère ; ou la main de votre fille ce soir, ou je pars, quand ce serait à minuit ; voilà mon ultimatum.

— Je l’accepte, répliqua Ellieslaw, et je vous laisse tous deux causer de nos dispositions militaires, tandis que je vais préparer ma fille à un changement aussi subit. »

En disant ces mots, il quitta la compagnie.





  1. C’est-à-dire Rien sans nom. A. M.