Le Nain noir/La fiancée par contrainte

Traduction par Albert Montémont.
Ernest Sambrée (p. 163-172).

CHAPITRE XIV

La fiancée par contrainte.


Il amène le comte Osmond pour recevoir mas vœux. Ô changement épouvantable ! à la place de Tancrède, l’orgueilleux Osmond !
TANCREDE ET SIGISMONDE.


M. Vère, à qui une longue pratique dans l’art de la dissimulation avait donné le pouvoir de composer son air, ses manières et jusqu’à sa démarche, pour favoriser ses projets de déception, s’avança le long de la galerie de pierre et monta la première rampe de l’escalier qui conduisait à l’appartement d’Isabelle, du pas alerte, ferme et décidé de l’homme qui est occupé d’une affaire importante, à la vérité, mais dont il ne doute nullement qu’il ne vienne à bout. Mais, lorsqu’il fut hors de portée d’être entendu des personnes qu’il venait de quitter, sa marche devint plus lente et plus irrésolue, comme étant en harmonie avec ses incertitudes et ses craintes. À la fin, il s’arrêta dans une antichambre, pour recueillir ses idées et former son plan de raisonnement avant de se présenter chez sa fille.

« Vit-on jamais un père infortuné se trouver dans une alternative plus affreuse et plus embarrassante ! « Telles furent ses premières réflexions. « Si nos projets échouent par suite de notre désunion, il n’est point douteux que le gouvernement ne me sacrifie comme le premier moteur de l’insurrection. Ou bien, en supposant que je puisse m’abaisser jusqu’à sauver ma vie par une prompte soumission, ne suis-je pas, même alors, complètement ruiné ? J’ai rompu avec Ratcliffe d’une manière irréconciliable, et de ce côté-là je ne puis attendre qu’insulte et persécution. Il me faudra donc errer, pauvre et déshonoré, sans aucun moyen d’existence, et encore moins sans avoir une fortune, suffisante pour contrebalancer l’infamie que mes compatriotes, ainsi que ceux dont j’aurai épousé et détesté le parti, attacheront au nom du renégat politique. Cette idée n’est pas supportable. Et, cependant, quel choix me reste-t-il entre cette destinée et la honte de l’échafaud ? Rien ne peut me sauver qu’une réconciliation avec ces deux hommes ; et, pour l’effectuer, j’ai promis à Langley qu’Isabelle l’épouserait avant minuit, et à Mareschal que ce serait sans contrainte. Je n’ai plus qu’une porte de salut ; c’est qu’elle consente à recevoir la main d’un homme qui lui déplaît, et dans un laps de temps qu’elle trouverait déjà trop court, quand même il serait amant favorisé. Mais je dois compter sur la générosité romanesque de son caractère, et, de quelques vives couleurs que je lui peigne la nécessité de son obéissance, elles seront au-dessous de la réalité. »

Après avoir terminé cette suite mélancolique de réflexions sur sa position périlleuse, il entra dans l’appartement de sa fille, chaque nerf tendu pour le soutien du raisonnement qu’il avait à lui faire. Quoique faux et ambitieux, il n’était pas tellement dépourvu de tendresse paternelle qu’il n’éprouvât quelques remords en réfléchissant au rôle qu’il allait jouer, en abusant des sentiments d’une fille tendre et soumise ; mais en se rappelant que, s’il réussissait, le résultat de sa ruse serait au moins d’avoir procuré à sa fille un mariage avantageux, tandis que, dans le cas contraire, il était un homme perdu, tous ses scrupules s’évanouirent.

Il trouva miss Vère assise près de la fenêtre de son cabinet de toilette, la tête appuyée sur une main ; ou elle sommeillait, ou était tellement plongée dans la méditation, qu’elle n’entendit point le bruit qu’il fit en entrant. Il s’approcha en donnant à ses traits une expression profonde de chagrin et de sympathie, et, s’asseyant auprès d’elle, appela son attention en lui prenant doucement la main, mouvement qu’il ne manqua pas d’accompagner d’un profond soupir.

« Mon père ! » dit Isabelle avec une sorte de tressaillement qui exprimait autant de frayeur que de joie et de tendresse.

— Oui, Isabelle, votre malheureux père qui, plein de repentir, vient demander pardon à sa fille d’une offense dont il s’est rendu coupable envers elle par excès de tendresse, et lui faire ses adieux pour toujours.

— Mon père ! une offense envers moi ? Faire vos adieux pour toujours ! Que signifie tout ceci ?

— Oui, Isabelle, je parle sérieusement ; mais, avant tout, je vous demanderai si vous ne soupçonnez pas que j’étais dans le secret de l’aventure qui vous est arrivée hier matin ?

— Vous, monsieur ! » dit en bégayant Isabelle, partagée entre la conviction qu’il avait justement deviné sa pensée, et la honte, aussi bien que la crainte, qui lui défendaient d’avouer un soupçon aussi humiliant et aussi peu naturel.

« Oui, continua-t-il, votre hésitation est un aveu tacite que vous aviez cette pensée, et j’ai maintenant la tâche pénible de reconnaître que vos soupçons n’étaient point mal fondés. Mais, écoutez mes raisons. Dans un moment malheureux, j’encourageai la recherche que sir Frédéric Langley faisait de votre main, ne concevant pas qu’il fût possible que vous eussiez aucune objection valable à me faire contre un mariage dans lequel tous les avantages étaient, pour ainsi dire, de votre côté. Dans un moment plus malheureux encore, je pris avec lui des mesures propres à rétablir notre monarque banni sur son trône et à rendre à ma patrie son indépendance. Il a profité de mon imprudente confiance, et maintenant ma vie est entre ses mains.

— Votre vie, monsieur ! » dit Isabelle d’une voix faible.

« Oui, Isabelle, la vie de votre père. Dès que je prévis les excès dans lesquels sa passion impétueuse pouvait le jeter (car je lui rends la justice de croire que sa conduite peu raisonnable vient de son grand attachement pour vous), je cherchai, sous le prétexte plausible de votre absence pendant quelques semaines, à m’affranchir de l’alternative dans laquelle je me trouve placé ; à cet effet, je me proposais, dans le cas où vous continueriez à avoir une répugnance insurmontable pour ce mariage, de vous envoyer secrètement passer quelques mois au couvent de votre tante maternelle, à Paris. Un concours d’erreurs vous a tirée du lieu sûr et secret que je vous avais destiné comme asile temporaire. Le sort m’a enlevé ma dernière chance de salut, et il ne me reste plus maintenant qu’à vous donner ma bénédiction et à vous faire sortir du château, avec M. Ratcliffe, qui se dispose à le quitter ; mon sort sera bientôt décidé.

— Juste ciel, monsieur ! est-il possible ? s’écria Isabelle. Oh ! pourquoi ai-je été délivrée de la retraite dans laquelle vous m’aviez placée ? ou pourquoi ne m’avez-vous pas fait connaître vos intentions ?

— Réfléchissez un instant, Isabelle, répondit M. Vère. Vouliez-vous que je cherchasse à nuire dans votre esprit à l’ami que je désirais le plus vivement servir, en vous faisant connaître l’ardeur opiniâtre avec laquelle il poursuivait ses projets ? Pouvais-je le faire avec honneur, après lui avoir promis de l’appuyer ? Mais tout est fini. Mareschal et moi nous sommes décidés à mourir avec courage ; il ne me reste plus qu’à vous faire partir sous bonne escorte.

— Puissances du ciel ! n’y a-t-il donc aucun moyen ? » dit la jeune fille tout épouvantée.

« Aucun, mon enfant », répondit M. Vère avec douceur, « à l’exception d’un seul, que vous ne voudriez pas conseiller à votre père d’employer, celui d’être le premier à trahir ses amis.

— Oh ! non, non ! » répliqua-t-elle avec horreur, et cependant avec précipitation, comme pour repousser la tentation que l’alternative lui présentait. « Mais n’y a-t-il pas d’autre espoir, la fuite, la médiation, les prières ? J’irai me jeter aux genoux de sir Frédéric.

— Ce serait une humiliation inutile, répondit M. Vère ; il est déterminé à suivre la route qu’il s’est tracée, et je suis également résolu à courir les hasards de mon sort ; à une condition seule il renoncerait à ses projets, et cette condition, vous ne l’entendrez jamais de ma bouche.

— Faites-la-moi connaître ; je vous en conjure, mon cher père ! s’écria Isabelle ; que peut-il demander que nous ne devions accorder, pour prévenir la malheureuse catastrophe dont vous êtes menacé ?

— C’est ce que vous ne saurez, Isabelle », dit M. Vère d’un ton solennel, « que lorsque la tête de votre père aura roulé sur l’échafaud ; alors, vous apprendrez qu’il y avait effectivement un sacrifice qui pouvait le sauver.

— Et pourquoi ne pas le dire à présent ? Craignez-vous que j’hésite, à faire le sacrifice de ma fortune pour vous sauver ? Ou bien voulez-vous me léguer l’affreux héritage d’un remords éternel, toutes les fois que je songerais que vous avez péri, tandis qu’il y avait moyen de prévenir le malheur épouvantable qui est prêt à fondre sur vous.

— Eh bien ! mon enfant, dit M. Vère, puisque vous voulez absolument connaître une chose que j’aimerais mille fois mieux que vous ignorassiez, je dois vous informer qu’il ne veut accepter d’autre, rançon que la possession de votre main, ce soir même, avant minuit.

— Ce soir, monsieur ? » dit la jeune personne saisie d’horreur, en entendant une pareille proposition ; « et à un homme comme celui-là ! À un homme, ai-je dit ! à un monstre qui voudrait obtenir la fille en menaçant la vie du père ! c’est impossible.

— Vous avez raison, mon enfant, répondit son père, cela, est effectivement impossible, et je n’ai ni le droit, ni le désir d’exiger de vous un pareil sacrifice. Il est dans l’ordre de la nature que les vieillards meurent et soient oubliés, et que les enfants vivent et soient heureux.

— Mon père mourrait, et sa fille aurait pu le sauver ! dit Isabelle. Mais non… non, mon cher père, pardon, c’est impossible ; vous ne cherchez qu’à m’amener à vos vues ; je sais que vous avez pour but ce mariage que vous croyez devoir faire mon bonheur, et vous ne m’avez fait cet épouvantable récit que pour influencer ma conduite et vaincre ma répugnance.

— Ma fille », répliqua Ellieslaw d’un ton de voix dans lequel l’autorité blessée semblait devoir être aux prises avec la tendresse paternelle, « ma fille me soupçonne d’inventer une fable pour influencer ses sentiments ! Mais il faut que je souffre encore ceci ; et il faut que je descende jusqu’à me laver de cet indigne soupçon. Vous connaissez l’honneur sans tache de votre cousin Mareschal. Remarquez bien ce que je vais lui écrire, et vous jugerez, d’après sa réponse, si le danger dans lequel je me trouve n’est pas réel, et si je n’ai pas fait usage de tous les moyens possibles pour le détourner. »

Il s’assit, écrivit à la hâte quelques lignes qu’il présenta à Isabelle, qui, après plusieurs efforts pénibles, parvint à sécher ses larmes et à calmer son agitation à un degré suffisant qui lui permit de lire ce qui suit :

« Mon cher cousin, je trouve que ma fille est, comme je m’y étais attendu, dans le plus grand désespoir en voyant la précipitation extraordinaire de sir Frédéric Langley. Elle ne peut même concevoir le péril dans lequel nous sommes et jusqu’à quel point nous sommes liés envers lui. Pour l’amour de Dieu, faites usage de toute votre influence sur lui, afin de l’engager à modifier des propositions que je ne peux ni ne veux presser ma fille d’accepter, contre ses propres sentiments, et au mépris de ceux de la délicatesse et des convenances. Vous obligerez votre affectionné cousin.

R. V. »

Dans l’état d’agitation où elle était en ce moment, ses yeux baignés de pleurs et sa tête tout étourdie, pouvant à peine comprendre le sens de ce qu’elle lisait, il n’est pas étonnant que miss Vère ne se soit pas aperçue que cette lettre semblait donner à entendre que sa répugnance au mariage proposé portait plutôt sur la manière et sur le temps, que sur une haine décidée pour l’époux qu’on lui présentait. M. Vère sonna et donna la lettre à un domestique, avec ordre de la remettre à M. Mareschal ; puis se levant, il continua à se promener dans l’appartement, en gardant le silence, et l’esprit en proie à la plus vive agitation, jusqu’à l’arrivée de la réponse. Il jeta un coup d’œil sur son contenu, et pressa fortement la main de sa fille en lui donnant la lettre, qui était ainsi conçue :

« Mon cher parent, j’ai déjà parlé au chevalier dans les termes les plus pressants de l’objet en question, mais je le trouve aussi inébranlable que Cyeviot, je suis réellement peiné de voir que l’on presse ma belle cousine de renoncer à ses privilèges de demoiselle. Sir Frédéric consent néanmoins à quitter le château avec moi à l’instant où la cérémonie sera achevée ; puis nous réunirons nos partisans, et nous commencerons la danse. Ainsi, il y a grand espoir que sir Frédéric fiancé aura la tête cassée avant qu’il se retrouve avec sa fiancée. Ainsi Bell court une grande chance d’être lady Langley à très-bon marché. Au reste, tout ce que je puis dire, c’est que si elle peut seulement se déterminer à cette alliance, ce n’est pas le moment de se laisser arrêter par des scrupules de délicatesse ; il faut que ma jolie cousine consente à se marier à la hâte, ou bien nous nous en repentirons tous à loisir, ou plutôt nous n’aurons guère le loisir de nous en repentir. C’est tout ce que peut vous dire pour le moment votre affectionné parent.
R. M. »

« P. S. Dites à Isabelle que j’aimerais mieux, après tout, couper la gorge au chevalier, et terminer ainsi le différend, que de la voir contrainte à l’épouser malgré elle. »

Lorsque Isabelle eut lu cette lettre, elle la laissa tomber de sa main, et serait tombée elle-même, si elle n’eût été soutenue par son père.

— Grand Dieu, mon enfant se meurt ! » s’écria M. Vère, les sentiments de la nature l’emportant, même dans son cœur, sur ceux d’une politique égoïste : « regardez-moi, Isabelle, regardez-moi, mon enfant ; quoi qu’il puisse arriver, vous ne serez point sacrifiée. Je périrai moi-même, avec la certitude que vous êtes heureuse. Ma fille pourra pleurer sur ma tombe ; mais, du moins… mais, dans cette occasion… elle ne maudira point ma mémoire. » Il appela un domestique. « Allez dire à Ratcliffe de venir ici sur-le-champ. » »

Pendant cet intervalle, le visage de miss Vère se couvrit d’une pâleur mortelle ; elle serrait les mains, les pressait fortement l’une contre l’autre, fermait les yeux, et comprimait ses lèvres, comme si la dure contrainte qu’elle imposait à ses sentiments intérieurs s’étendait même à son organisation musculaire. Puis, levant la tête, et retenant fortement sa respiration avant de parler, elle dit avec fermeté : « Mon père, je consens à ce mariage.

— Non, ce ne sera pas… non, mon enfant… mon cher enfant, vous ne vous plongerez pas dans un malheur certain, pour vouloir me tirer d’un danger que l’on peut éviter. »

Telles étaient les exclamations d’Ellieslaw ; et, étranges et inconséquentes créatures que nous sommes ! il exprimait les sentiments réels, quoique instantanés, de son cœur.

« Mon père, répéta Isabelle, je consens à ce mariage.

— Non, mon enfant, non… non, pas à présent du moins, nous nous humilierons devant lui pour obtenir un délai ; et cependant, Isabelle, si vous pouviez vaincre une répugnance, qui n’a pas de fondement réel, vous sauriez reconnaître que ce mariage vous présente, sous d’autres rapports, la richesse, le rang et l’importance.

— Mon père, répéta Isabelle, j’ai consenti. »

On aurait dit qu’elle avait perdu tout pouvoir d’articuler d’autres paroles, ou même de varier une phrase qu’elle n’avait réussi à prononcer qu’après un si grand effort.

« Que le ciel te bénisse, mon enfant ! dit M. Vère ; que le ciel te bénisse ! Et il te bénira en te comblant de richesses, de plaisirs et d’honneurs. »

Miss Vère demanda, d’une voix faible, qu’on la laissât seule pendant le reste de la soirée.

« Mais ne voulez-vous pas voir sir Frédéric ? » demanda son père avec inquiétude.

« Je le verrai, répondit-elle, je le verrai…, quand il le faudra et où il faudra ; mais épargnez-moi maintenant.

— Soit, ma chère enfant ; vous n’éprouverez aucune contrariété qu’il soit en mon pouvoir d’empêcher. Ne jugez pas trop sévèrement la conduite de sir Frédéric par ce qu’il fait à présent, c’est l’excès de sa passion qui l’y entraîne. »

Isabelle fit avec la main un signe d’impatience.

« Pardon, Isabelle, dit M. Vère, je te laisse. Que le ciel te bénisse ! Si vous ne me faites pas appeler plus tôt, à onze heures je viendrai vous prendre. »

Lorsqu’il fut parti, elle se jeta à genoux. « Que le ciel, dit-elle, me donne la force d’exécuter la résolution que je viens de prendre ! Le ciel peut seul me la donner… Ô pauvre Earnscliff ! qui le consolera ? Et avec quel mépris ne prononcera-t-il pas le nom de celle qui ce matin l’écoutait encore, et qui se donne à un autre ce soir ? Mais qu’il me méprise… encore vaut-il mieux qu’il en soit ainsi que de lui découvrir la vérité. Qu’il me méprise ; si son mépris peut apaiser son chagrin, je me sentirai consolée de la perte de son estime. »

Elle pleura amèrement, essayant de temps en temps, mais en vain, de commencer la prière qu’elle avait eu l’intention de faire en se mettant à genoux : mais elle ne put calmer suffisamment ses esprits pour s’occuper d’actes de dévotion. Tandis qu’elle était plongée dans cet état de désespoir, la porte de sa chambre s’ouvrit lentement.