Le Nain noir/Visite nocturne

Traduction par Albert Montémont.
Ernest Sambrée (p. 173-184).

CHAPITRE XV

Visite nocturne.


Ils entrèrent dans la sombre caverne, où ils trouvèrent l’homme accablé de tristesse, assis par terre, réfléchissant tristement dans son esprit oppressé.
x(Fairy Queen, ancienne ballade.)
SPENSER.


La personne qui venait troubler miss Vère, dans un moment où elle était en proie à un chagrin si violent, fut M. Ratcliffe. Ellieslaw, dans son agitation, avait oublié de contremander son ordre de le faire venir, en sorte qu’il ouvrit la porte en disant : « Vous m’avez fait appeler, monsieur Vère. » Puis regardant autour de lui : « Miss Vère seule ! à genoux ! et en pleurs !

— Laissez-moi… laissez-moi, monsieur Ratcliffe, dit l’infortunée Isabelle.

— Je ne dois pas vous laisser. J’ai plusieurs fois demandé la permission de vous faire mes adieux, et l’on m’a refusé, jusqu’à ce que votre père lui-même m’ait envoyé cherché. Ne m’en voulez point, si je prends la hardiesse de vous importuner ; j’ai un devoir à remplir qui me servira d’excuse.

— Je ne puis vous écouter… je ne puis vous parler, monsieur Ratcliffe, dit Isabelle ; recevez mes vœux les plus sincères et, pour l’amour de Dieu, laissez-moi

— Dites-moi seulement, répliqua Ratcliffe, s’il est vrai que ce mariage monstrueux doive se faire, et ce soir même ? J’ai entendu les domestiques en parler ouvertement pendant que je montais le grand escalier ; j’ai entendu donner l’ordre de débarrasser la chapelle.

— Épargnez-moi, monsieur Ratcliffe, répliqua la malheureuse fiancée ; et par l’état où vous me voyez, jugez de la cruauté de ces questions.

— Mariée ? à sir Frédéric Langley ? et ce soir ? s’écria Ratcliffe. Cela ne doit pas être… ne peut pas être… et ne sera point.

— Il faut cependant que cela soit, monsieur Ratcliffe, ou mon père est perdu.

— Ah ! j’entends, répliqua M. Ratcliffe ; et vous vous sacrifiez pour sauver celui qui… ; mais que la vertu de la fille serve de réparation pour les fautes du père ; ce n’est pas le moment de les montrer à découvert. Que peut-on faire ? Le temps presse… Je ne connais qu’un moyen… dans l’espace de vingt-quatre heures j’en trouverais plusieurs… Miss Vère, il faut que vous imploriez la protection du seul être humain qui ait le pouvoir d’empêcher le cours des événements qui menacent de vous précipiter dans le malheur.

Et quel est l’être humain qui a ce pouvoir ! demanda miss Vère.

— Ne vous effrayez pas lorsque, je vous le nommerai », répondit Ratcliffe en se rapprochant d’elle ; puis il ajouta à voix basse, mais distincte : « C’est celui qu’on appelle Elshender, le Reclus de Mucklestane-Moor.

— Vous êtes fou, monsieur Ratcliffe, dit Isabelle, ou vous voulez insulter à mon malheur par une plaisanterie déplacée.

— J’ai autant mon bon sens que vous, jeune dame, répliqua son conseiller, je ne plaisante point sur des choses indifférentes, encore moins sur le malheur, et bien moins encore sur le vôtre. Je vous jure que cet être, qui est tout autre que ce qu’il paraît, possède réellement les moyens d’empêcher cet odieux mariage.

— Et d’assurer les jours de mon père ? demanda Isabelle.

— Oui, même cela, répondit Ratcliffe, si vous plaidez sa cause auprès de lui… Mais cependant comment obtenir d’être reçue par le Reclus ?

— Que cela ne vous inquiète pas », dit miss Vère, se rappelant tout à coup l’aventure de la rose ; « je me souviens qu’il m’a engagée à aller réclamer son secours dans mon extrême détresse, et il m’a donné cette fleur pour gage de la sincérité de ses paroles. Avant qu’elle soit fanée, m’a-t-il dit, vous aurez besoin de mon assistance. Est-il possible que ses discours aient été autre chose que le délire d’un esprit en démence ?

— N’en doutez pas… Ne le craignez pas… Mais surtout, dit Ratcliffe, ne perdons pas de temps… Êtes-vous libre ? êtes-vous à l’abri des surveillants ?

— Je le crois, dit Isabelle ; mais que voulez-vous que je fasse ?

— Que vous sortiez du château à l’instant, répondit Ratcliffe ; que vous alliez vous jeter aux pieds de cet homme extraordinaire, qui, dans un état qui semble annoncer l’excès de la pauvreté la plus abjecte, a néanmoins une influence presque absolue sur votre destinée. Les convives et les domestiques sont plongés dans la débauche ; les, chefs sont en grande conférence sur leurs plans de trahison ; mon cheval est prêt dans l’écurie ; je vais en seller un autre pour vous, et vous attendrai à la petite porte du jardin. Oh ! qu’aucun doute sur ma prudence et ma fidélité ne vous empêche de faire la seule démarche qui soit en votre pouvoir pour vous soustraire au sort affreux qui ne peut manquer d’accabler l’épouse de sir Frédéric Langley !

— Monsieur Ratcliffe, dit miss Vère, vous avez toujours passé pour un homme d’honneur et de probité, et le malheureux qui se noie est toujours prêt à saisir le plus faible rameau… Je mets en vous toute ma confiance ; je veux suivre vos conseils… je me rendrai à la porte du jardin. »

Elle tira les verroux de la porte extérieure de son appartement aussitôt que M. Ratcliffe l’eut quittée, et descendit dans le jardin par un escalier qui communiquait à son cabinet de toilette. Dans sa marche, elle se sentit portée à rétracter le consentement qu’elle avait si précipitamment donné à une démarche aussi hasardée et aussi extravagante. Mais, dans ce moment où en descendant elle passait devant une porte particulière qui donnait dans la chapelle, elle entendit la voix des servantes occupées à la mettre en état.

« Mariée ! et à un homme aussi détestable ! ah, grand Dieu ! tout au monde plutôt qu’un tel mariage ? »

« Elles disent vrai… elles ont raison, dit miss Vère ; tout au monde plutôt… »

Elle traversa rapidement le jardin. M. Ratcliffe fut exact au rendez-vous ; les chevaux se trouvèrent prêts à la porte du jardin, et quelques minutes après les deux voyageurs se trouvèrent en marche vers la hutte du solitaire.

Tant qu’ils n’eurent qu’une plaine à parcourir, la rapidité de la course leur offrit peu d’occasions de se communiquer leurs idées ; mais lorsqu’un terrain escarpé les obligea à ralentir leur marche, un nouveau motif de crainte vint se présenter à l’esprit de miss Vère.

« Monsieur Ratcliffe », dit-elle en tirant la bride de son cheval, « ne poussons pas plus loin un voyage que rien que l’extrême agitation de mon esprit ne peut me laver du reproche d’avoir entrepris. Je n’ignore pas que cet homme passe, dans le bas peuple, pour être doué d’une puissance surnaturelle, et qui a des liaisons avec les habitants d’un autre monde ; mais je veux que vous sachiez aussi que je ne crains pas de pareilles folies, et que, quand même il en serait ainsi, je n’oserais, avec les sentiments religieux qui m’animent, m’adresser à cet être dans l’état malheureux où je me trouve.

— J’aurais cru, répliqua Ratcliffe, que mon caractère et ma manière de penser vous étaient trop connus pour vous imaginer que j’ajoute foi à de telles absurdités.

— Mais de quelle autre manière, dit Isabelle, un être aussi misérable en apparence peut-il posséder Le pouvoir de me secourir ?

— Miss Vère », répondit Ratcliffe après un moment de silence, « un serment solennel m’empêche de parler ; il faut que, sans autre explication, vous vous contentiez de l’assurance que je vous donne qu’il a ce pouvoir si vous pouvez lui en inspirer la volonté, et c’est ce dont je n’ai pas le moindre doute.

— Monsieur Ratcliffe, vous pouvez vous tromper ; vous exigez de moi une confiance sans bornes.

— Souvenez-vous, miss Vère, que, lorsque, par un sentiment d’humanité, vous me priâtes d’intercéder auprès de votre père en faveur de Hastwell et de sa malheureuse famille ; lorsque vous m’engageâtes à tâcher d’obtenir de lui la chose qui répugnait le plus à son caractère, le pardon d’une offense et la remise du châtiment, je conviens avec vous qu’il ne me serait fait aucune question sur la cause de mon influence. Vous n’eûtes alors aucun motif de me refuser votre confiance ; pourquoi me la refuser aujourd’hui ?

— Mais son genre de vie extraordinaire, dit miss Vère, sa retraite, sa figure, cette sombre misanthropie, que l’on dit qu’il exprime dans son langage !… Monsieur Ratcliffe, que dois-je penser de lui, s’il possède réellement le pouvoir que vous lui attribuez ?

— Cet homme, miss, a été élevé dans la religion, catholique, secte qui fournit mille exemples de personnes qui ont renoncé à une vie de luxe et de société, pour se condamner à des privations plus cruelles que celles qu’il s’est imposées.

— Mais il n’allègue aucun motif religieux.

— Non, le dégoût du monde a été la cause de sa retraite, sans la couvrir du voile de la superstition. Tout ce que je puis vous dire, c’est qu’il était né avec une grande fortune que son père et sa mère se proposaient d’augmenter en lui faisant épouser une parente que, dans ce dessein, ils élevaient sous leurs yeux. Vous connaissez sa figure ; jugez ce que devait penser la jeune personne du sort qu’on lui destinait. Néanmoins, habituée à le voir, elle ne montrait aucune répugnance, et les amis de… de la personne dont je parle ne doutaient point que l’excès de son attachement, la culture variée de son esprit, les nombreuses et aimables qualités de son cœur, n’eussent surmonté l’horreur naturelle qu’un extérieur aussi repoussant devait lui inspirer.

— Et se trompaient-ils dans leur jugement ? demanda Isabelle.

— Vous allez l’apprendre, continua Ratcliffe. Lui, du moins, connaissait parfaitement ses défauts corporels, et cette idée le poursuivait comme un fantôme… Je suis, c’est ainsi qu’il s’exprimait en me parlant… (je veux dire à la personne qui possédait sa confiance…) je suis, malgré tout ce que vous pourriez me dire, un pauvre misérable proscrit, qu’il aurait mieux valu étouffer au berceau que le laisser vivre pour épouvanter le monde dans lequel je rampe. La personne à laquelle il parlait s’efforçait, mais en vain, de lui inspirer cette indifférence pour les formes extérieures, qui est le résultat naturel de la philosophie, ou de l’engager à considérer que les qualités de l’esprit sont bien supérieures à celles qui sont plus attrayantes sans doute, mais qui sont purement personnelles. Je vous entends, disait-il ; vous parlez le langage d’un froid stoïque, ou du moins celui d’une partiale amitié. Mais voyez tous les livres que nous avons lus, à l’exception de ceux qui traitent de cette philosophie abstraite qui ne saurait se faire entendre de nos sentiments naturels. L’extérieur de la personne, tel au moins que l’on puisse le voir sans horreur et sans dégoût, n’est-il pas toujours représenté comme partie essentielle de l’idée que nous nous faisons d’un ami, à plus forte raison d’un amant ? Un monstre difforme tel que moi n’est-il pas exclu, par la volonté même de la nature, des plus belles jouissances qu’elle nous offre ? Qu’y a-t-il, excepté mes richesses, qui empêche tout le monde, peut-être même Letitia, ou vous, de me fuir, comme un être étranger à votre nature, inspirant même l’horreur par cette informe ressemblance avec l’humanité que nous observons dans les tribus d’animaux qui sont insupportables aux yeux de l’homme, parce qu’ils semblent en être la caricature ?

— Ce sont là les discours d’un insensé, dit miss Vère.

— Non, répliqua Ratcliffe, à moins qu’on ne puisse regarder comme démence une sensibilité aussi grande. Je ne nierai pas cependant que ce sentiment et cette crainte qui le dominent ne l’aient entraîné à des écarts qui annonçaient une imagination dérangée. Il paraissait croire qu’il était nécessaire qu’il cherchât, par des actes extraordinaires, et quelquefois peu réfléchis, de générosité et même de profusion, à se rattacher au genre humain, duquel il se regardait comme naturellement séparé. Les bienfaits qu’il répandit, par suite de son caractère extraordinairement philanthropique, étaient exagérés par l’effet de la réflexion poignante qu’il était nécessaire qu’il fît plus que les autres, en sorte qu’il prodiguait ses trésors comme un moyen de corruption propre à engager les hommes à l’admettre parmi eux. Il est presque inutile de dire que sa générosité, qui avait une source aussi capricieuse, fut souvent trompée, et que sa confiance fut plus d’une fois trahie. Ces désappointements, qui arrivent plus au moins à tout le monde, et surtout à ceux qui répandent leurs faveurs sans discernement, son imagination malade les attribuait à la haine et au mépris inspirés par sa difformité corporelle… Mais je vous fatigue, miss Vère ?

— Non, pas du tout, répondit-elle, car je vous écoute avec une religieuse attention ; continuez, je vous prie.

— À la fin, poursuivit Ratcliffe, il devint l’être le plus ingénieux à se tourmenter dont j’aie jamais entendu parler ; les railleries de la haute classe, et le ris moqueur du vulgaire encore plus brutal de son naturel, étaient pour lui ce qu’éprouve un criminel agonisant sur la roue. Il regardait les moqueries du bas peuple lorsqu’il était dans la rue, et, le rire contraint, ou ce qui était plus cruel encore, la terreur des jeunes personnes auprès desquelles il se trouvait en compagnie, comme autant de preuves que le monde le considérait réellement comme un monstre nullement fait pour être admis dans la société, et comme autant de motifs qui justifiaient le projet qu’il avait de s’en séparer. Il n’y avait que deux personnes sur la bonne foi et la sincérité desquelles il paraissait compter sans réserve ; la jeune personne qui lui était promise en mariage, et un ami, doué d’éminentes qualités personnelles, qui paraissait lui être sincèrement attaché, et qui l’était probablement ; il le devait du moins, car il l’avait sans cesse comblé de bienfaits. Les parents de l’infortuné héros de mon histoire moururent à peu d’intervalle l’un de l’autre. Leur mort fit différer le mariage, dont le jour avait été fixé. La jeune personne ne parut pas très-affligée de ce délai… peut-être ne devait-on pas trop s’y attendre ; mais elle ne témoigna aucun changement d’intention, lorsqu’après un laps de temps convenable on indiqua un autre jour pour la célébration. L’ami dont je vous ai parlé résidait alors constamment dans la maison. Un jour, il eut le malheur de céder aux instances que lui fit cet ami de l’accompagner à un lieu de rendez-vous où se trouvèrent des personnes de diverses opinions politiques, et où l’on but largement. Une querelle survint ; l’ami du reclus tira l’épée comme les autres, et fut renversé et désarmé par un antagoniste plus vigoureux. Dans la lutte, ils tombèrent tous deux aux pieds du reclus, qui, tout estropié qu’il le paraît, a néanmoins une grande force, aussi bien que des passions violentes. Il ramassa une épée, et perça le cœur de l’antagoniste de son ami. On lui fit son procès, et ce ne fut pas sans peine qu’on obtint qu’il ne fût condamné qu’à un an d’emprisonnement, comme coupable d’homicide sans préméditation. Cet événement l’affecta vivement, et d’autant plus que la personne qu’il avait tuée jouissait d’une excellente réputation, et avait été grossièrement insultée et provoquée avant de tirer l’épée. Je crus remarquer dès ce moment… pardon… Depuis ce moment, les accès de cette cruelle sensibilité, qui avait fait le tourment de cet homme malheureux, furent rendus plus pénibles par le remords, sentiment auquel de tous les hommes du monde il était le moins capable de s’exposer, ou qu’il avait le moins la force de supporter, lorsque son malheureux destin le condamna à l’éprouver. On ne put empêcher que sa future ne fût instruite de ces paroxysmes de douleur, et il faut avouer qu’ils étaient d’une nature extrêmement alarmante. Il se consolait en pensant qu’à l’expiration de son année d’emprisonnement il pourrait former avec son épouse et son ami une société dans laquelle il se renfermerait comme dans un cercle, hors duquel il pourrait se dispenser d’étendre ses communications avec le monde. Il se trompait ; avant que ce terme fût écoulé, son ami et sa fiancée étaient devenus mari et femme. Les effets d’un coup aussi terrible sur un tempérament aussi ardent, sur un caractère déjà aigri par l’amertume du remords, et détaché du reste des hommes par son abandon aux folles bizarreries d’une sombre imagination, ne sauraient se décrire. C’était comme si le câble de la dernière des ancres sur lesquelles son navire était affourché se fût rompu, et l’eût abandonné à toute la fureur de la tempête. Il fut placé dans une maison rigoureusement surveillée par le médecin. Comme mesure temporaire, cette sorte de détention pouvait être justifiée ; mais son barbare ami, qui, par son mariage, était devenu son plus proche allié, prolongea sa détention pour conserver la jouissance de son immense fortune. Il y avait un homme qui devait tout à cette victime infortunée, ami peu important, mais reconnaissant et fidèle. À force de démarches, à force d’invoquer la justice, il réussit enfin à obtenir la liberté de son bienfaiteur, et à le rétablir dans la possession de ses propriétés, auxquelles se joignirent bientôt celles de la personne qu’il avait dû épouser, parce qu’étant morte sans enfants mâles, ses biens lui revenaient par droit de substitution. Mais ni la liberté, ni la fortune, ne purent rétablir l’équilibre de son esprit ; son chagrin le rendait indifférent pour la première, et la dernière n’avait de prix à ses yeux qu’autant qu’elle lui fournissait les moyens de satisfaire les étranges et bizarres caprices de son imagination. Il avait renoncé à la religion catholique ; mais peut-être quelques-unes de ses doctrines continuaient-elles à exercer leur influence sur son esprit, qui paraissait en même temps dominé presque despotiquement par le remords et la misanthropie. Sa vie a depuis lors été alternativement celle d’un pèlerin et d’un ermite, s’imposant les plus sévères privations, non par principe d’exercice ascétique, mais d’horreur pour le genre humain. Cependant jamais homme n’a présenté une aussi grande différence entre sa manière de parler et d’agir, et jamais misérable hypocrite n’a été plus ingénieux à assigner les meilleurs motifs à ses actions les plus viles que ne l’est cet être infortuné à attribuer à ses principes abstraits de misanthropie une conduite qui prend la source dans sa générosité naturelle et dans ses sentiments de bienveillance.

— Encore une fois, dit Isabelle, encore une fois, vous me détaillez les absurdités d’un être dépourvu de raison.

— Nullement, répliqua Ratcliffe. Que l’imagination de cet homme soit un peu en désordre, c’est ce que je ne prétends pas disputer ; je vous ai déjà dit qu’elle a parfois éprouvé des crises qui indiquaient une sorte d’aliénation mentale ; mais c’est de l’état habituel de son esprit que je parle ; il est irrégulier, mais non pas dérangé ; les teintes en sont aussi graduellement distinctes, que celles qui divisent la lumière de midi d’avec celle de minuit. Le courtisan qui sacrifie toute sa fortune pour obtenir un titre qui ne lui rapporte rien, ou un pouvoir dont il ne peut faire un usage qui lui procure honneur et crédit, l’avare qui entasse des trésors qui lui sont inutiles, et le prodigue qui les dissipe, sont tous entachés d’une légère teinte de démence. La même observation s’applique aux criminels qui se rendent coupables d’énormes forfaits, tandis qu’aux yeux d’un homme qui est dans son bon sens, la tentation n’est nullement proportionnée à l’horreur du crime, ou à la probabilité de la découverte et du châtiment ; et toute passion violente, aussi bien que la colère, peut être appelée une courte démence.

— Tout cela peut fort bien être de la bonne philosophie, monsieur Ratcliffe ; mais pardon, je vous prie, elle ne me donne pas le courage de visiter, à une heure comme celle-ci, une personne dont vous ne pouvez vous-même que pallier l’extravagance.

— Eh bien donc ! dit Ratcliffe, recevez plutôt l’assurance solennelle que je vous donne que vous ne courez pas le moindre danger. Mais ce que jusqu’à présent je n’ai point voulu vous dire, dans la crainte de vous alarmer, c’est que maintenant que nous approchons de sa retraite, car je la découvre à la faveur de la lumière du crépuscule, je ne puis pas vous accompagner plus loin ; il faut que vous avanciez seule.

— Seule ! jamais je n’oserais.

— Il le faut, je resterai ici, et je vous attendrai.

— Vous ne bougerez donc pas, dit miss Vère, et cependant la distance est si grande, vous ne pourriez m’entendre si j’appelais au secours.

— Ne craignez rien, lui dit son guide, ou du moins ayez le plus grand soin de réprimer tout sentiment de timidité. Souvenez-vous que la crainte cruelle qui le domine provient de la connaissance qu’il a de la forme hideuse de son extérieur. Suivez le sentier qui conduit tout droit à côté de ce saule à demi renversé : prenez à gauche, le marais est à droite. Adieu pour quelques instants. Souvenez-vous du malheur dont vous êtes menacée, et que ce souvenir l’emporte et sur vos craintes et sur vos scrupules.

— Adieu, monsieur Ratcliffe, dit Isabelle ; si vous avez trompé une personne aussi malheureuse que moi, vous aurez pour jamais perdu tout droit à votre caractère de probité et d’honneur auquel je me suis confiée.

— Sur ma vie… sur mon âme », continua Ratcliffe en élevant la voix à mesure qu’Isabelle s’éloignait, « vous n’avez rien, absolument rien à craindre. »