Le Nain noir/Le maraudeur

Traduction par Albert Montémont.
Ernest Sambrée (p. 71-76).

CHAPITRE VI.

Le Maraudeur


Nous qui sommes les gardes du corps de la nuit, ne permettons pas qu’on nous appelle les voleurs de butin du jour. Soyons les forestiers de Diane, les gentilshommes de l’ombrage, les favoris de la lune.
.....(Henri IV, 1re partie.)
SHAKSPEARE.


Le solitaire avait passé dans l’enclos de son jardin le reste du jour où il avait eu une entrevue avec les jeunes dames. Le soir le trouva assis de nouveau sur sa pierre favorite. Le soleil, qui en se couchant au milieu des flots de nuages roulant les uns sur les autres, avait pris une teinte rouge, jetait un sombre éclat sur le Moor et colorait d’une teinte plus foncée le large contour des montagnes couvertes de bruyères qui entouraient cette affreuse solitude.

Le Nain contemplait les nuages, qui devenaient continuellement plus obscurs par l’effet des masses de vapeurs qui s’amoncelaient les unes sur les autres, et lorsqu’un rayon fort, mais d’un rouge sombre, du soleil qui était près de disparaître, vint tomber d’à-plomb sur la figure sauvage du solitaire, on aurait bien pu le prendre pour le démon de l’orage qui se préparait, ou pour quelque gnome sorti précipitamment des entrailles de la terre, à la vue des signes souterrains qui en annonçaient l’approche. Comme il était dans cette posture, ses regards sombres tournés vers le ciel qui devenait toujours plus obscur et plus orageux, un cavalier arriva au galop près de lui, et s’arrêtant comme pour donner à son cheval le temps de reprendre haleine, fit une sorte de salut à l’anachorète avec un air d’effronterie mêlée de quelque embarras.

Le cavalier était grand, mince, sec, mais singulièrement athlétique, ossu et nerveux, comme quelqu’un qui a passé toute sa vie dans ces exercices violents qui empêchent le corps de prendre une augmentation de volume, tandis qu’ils endurcissent les membres et accroissent la force musculaire. Son visage, dont les traits étaient durs, brûlé par le soleil, tout parsemé de taches de rousseur, avait une expression sinistre de violence, d’audace et de ruse, que l’œil de l’observateur distinguait facilement. Des cheveux d’un roux foncé, des sourcils d’une couleur presque rouge, sous lesquels deux yeux lançaient des regards perçants, complétaient la description du cavalier, dont la présence était toujours de mauvais augure. Il avait des pistolets à ses arçons, et un autre à sa ceinture, malgré le soin qu’il avait pris de les cacher en boutonnant son pourpoint. Il avait sur sa tête un casque d’acier rouillé, et portait une jaquette de peau de buffle taillée un peu à l’antique, des gants dont celui de la main droite était garni de petites écailles de fer, comme l’ancien gantelet ; et enfin un long sabre servait de complément à son équipage.

« Eh bien ! dit le Nain, voilà donc le pillage et le meurtre encore une fois à cheval ?

— À cheval ? répondit le bandit ; oui, sans doute, Elshie ; votre science médicale m’a mis en état de remonter mon bon cheval bai.

— Et toutes ces promesses d’amendement que vous avez faites pendant votre maladie sont donc oubliées ? continua Elshender.

— Tout est parti net, avec les tisanes et la panade, répondit le convalescent éhonté ; vous savez bien, Elshie, car on dit que vous connaissez parfaitement le personnage :

Le diable, atteint de maladie,
De se faire moine eut envie ;
Mais sitôt qu’il se porta bien.
Mais Il n’en fit rien.

— Tu dis vrai, répliqua le solitaire ; il serait tout aussi facile d’enlever au loup sa soif du carnage, ou d’empêcher le corbeau de sentir l’odeur des cadavres, que de te guérir de tes maudits penchants

— Que voulez-vous que j’y fasse ? c’est inné en moi jusque dans la moelle de mes os. Mais, mon brave, tous les garçons de la famille des Westburnflat ont été depuis plus de dix générations des rôdeurs et des pillards ; ils ont tous bu sec et fait bonne vie, tirant une vengeance cruelle d’une légère offense, et ne manquant jamais d’argent, faute d’avoir voulu en gagner.

— Tu as raison, dit le Nain, et tu es bien le Loup le plus achevé que l’on ait jamais vu sauter la nuit dans une bergerie. Pour quelle mission infernale es-tu en route maintenant ?

— Votre science ne saurait-elle vous le faire deviner ?

— Tout ce que je sais, répondit le Nain, c’est que ton dessein est mauvais, que ton action sera pire, et que le résultat sera plus affreux encore.

— Et vous ne m’en aimez que mieux pour cela, n’est-ce pas, père Elshie ? reprit Westburnflat ; vous me l’avez toujours dit d’ailleurs ?

— J’ai des raisons pour aimer tous ceux qui sont des fléaux pour leurs semblables, répliqua le solitaire ; et tu es un de ceux qui se plaisent à répandre le sang !

— Non ! non ! non ! Je ne suis jamais sanguinaire, à moins qu’on n’oppose de la résistance, car cela irrite un homme, vous savez. Après tout, ce n’est pas grand’chose que couper la crête à un jeune coq qui a chanté un peu trop haut et trop fièrement.

— Ce ne serait pas par hasard au jeune Earnscliff ? » demanda le solitaire avec quelque émotion.

« Au jeune Earnscliff ? répondit-il ; non, pas encore au jeune Earnscliff ; mais son tour pourra venir, s’il ne veut pas se tenir pour averti, et s’en retourner à la ville de son canton, où il serait mieux à sa place, que de courir le pays et de détruire le peu de daims qui nous restent ; il prétend agir comme magistrat, et écrit des lettres aux grands personnages d’Auld-Reckie[1], sur l’état de trouble du canton ; qu’il prenne garde à lui !

— Alors ce doit être Hobbie de Heugh-Foot, dit Elshie ; quel mal ce garçon-là t’a-t-il fait ?

— Quel mal ? oh ! pas grand mal. Mais j’ai appris qu’il disait que je m’étais absenté du jeu le soir du mardi-gras, parce que j’avais peur de lui ; tandis que c’était seulement du garde-paix, car il y avait un mandat d’arrêt contre moi. Je tiendrai tête à l’inimitié d’Hobbie et de tous ceux de son clan. Mais ce n’est pas tant pour cela que pour lui donner une leçon et lui apprendre à ne pas parler trop légèrement de ceux qui valent mieux que lui. Je vous assure qu’il aura perdu la meilleure plume de son aile avant demain matin. Adieu, Elshie ; j’ai quelques bons enfants qui m’attendent dans les bois, là-bas. Je vous verrai en revenant et vous régalerai d’un beau récit, en retour de vos ordonnances. »

Avant que le Nain eût eu le temps de réfléchir à la réponse qu’il allait faire, le bandit de Westburnflat donna de l’éperon à son cheval. L’animal, faisant un écart à la vue d’une des pierres qui étaient éparses de tous côtés, s’éloigna du sentier. Le cavalier le piqua sans modération et sans pitié. Le cheval furieux, se dressa, rua, plongea et sauta comme un daim, avec ses quatre pieds en même temps au-dessus terre. Ce fut en vain ; le cavalier impitoyable resta sur la selle, comme s’il eût fait partie du cheval qu’il montait, et après une lutte courte, mais violente, força l’animal dompté à avancer dans le sentier et à le parcourir d’une vitesse qui le déroba bientôt à la vue du solitaire.

« Ce brigand, dit le Nain, ce scélérat, froid, endurci, impitoyable ; ce misérable, qui ne songe qu’à commettre des crimes, a des muscles, des nerfs, des membres, et assez de force et d’activité pour contraindre un animal plus noble que lui à le conduire à l’endroit où il va exécuter son coupable projet ; tandis que moi, si j’avais la faiblesse de désirer de mettre sa malheureuse victime sur ses gardes, et de sauver une famille dénuée de secours, je me verrais frustré dans mes bonnes intentions par la décrépitude qui m’enchaîne dans ce lieu ! Eh ! pourquoi désirerais-je qu’il en fût autrement ? Qu’ont à voir ma voix de chat-huant, ma taille hideuse, et mes traits difformes avec les plus beaux ouvrages de la nature ? Ne reçoit-on pas même mes bienfaits avec des sentiments mal déguisés d’horreur et de dégoût ? Et pourquoi m’intéresserais-je à une race qui me regarde comme un monstre et un être proscrit, et qui m’a traité comme tel ? Non ; par toute l’ingratitude que j’ai recueillie, par toutes les injures que j’ai souffertes, par l’emprisonnement que j’ai subi, les coups que j’ai reçus et les chaînes dont j’ai été chargé, j’étoufferai les sentiments d’humanité qui s’élèvent malgré moi dans mon cœur. Je ne veux plus être assez insensé pour m’écarter de mes principes, comme cela m’arrivait toutes les fois qu’on faisait un appel à mes sentiments ; comme si moi, pour qui personne n’a le plus faible degré de compassion, je devais en avoir pour qui que ce fût ! Que le destin fasse rouler son char armé de faux à travers la masse désolée et tremblante de l’humanité, et je ne serai pas assez sot pour aller jeter ce corps décrépit, cette masse informe de mortalité, sous les roues de son char, pour qu, e le Nain, le sorcier, le bossu, puisse sauver du danger quelque être plus beau et plus actif, et que tout le monde applaudisse à cet échange ? Non, jamais… Et cependant cet Elliot… Ce pauvre Hobbie, si jeune, si brave, si franc, si… je ne veux plus y penser. Je ne pourrais le secourir quand même je le voudrais, et je suis résolu… fermement résolu à ne pas le secourir, quand même le désir que j’en formerais serait le gage de sa sûreté. »

Ayant ainsi terminé son soliloque, il rentra dans sa cabane pour se mettre à l’abri de l’orage qui s’approchait rapidement, et de la pluie qui s’annonçait par de lourdes et larges gouttes. Les derniers rayons du soleil disparurent entièrement, deux ou trois coups de tonnerre se firent entendre au loin, se succédant à de courts intervalles, et en faisant retentir les montagnes du voisinage, comme le bruit de quelque bataille qui aurait eu lieu dans le lointain.





  1. Auld reckie, « la vieille enfumée », pour désigner Édimbourg. A. M.