Le Nain noir/Isabelle Vère

Traduction par Albert Montémont.
Ernest Sambrée (p. 60-70).

CHAPITRE V

Isabelle Vère.


Le rocher le plus glacé dans le désert le plus solitaire éprouve, dans sa stérilité, l’influence du printemps ; et à la rosée d’avril, ou au rayon du soleil de mai, sa mousse et son lichen se raniment et reverdissent : ainsi le cœur le plus complètement mort au plaisir s’attendrit en voyant les pleurs, se réjouit en voyant le sourire d’une femme.
BEAUMONT.


À mesure que la saison s’avançait, et le temps devenant plus doux, on voyait plus souvent le reclus assis sur la large pierre plate qui était au devant de sa hutte. Un jour, vers l’heure de midi, une compagnie de dames et de cavaliers, très-bien montés, et ayant une suite nombreuse, traversa la bruyère à quelque distance de son habitation. Des chiens, des faucons, des chevaux de main, augmentaient la foule, et l’air retentissait des cris des chasseurs et du son des cors. Le solitaire était au moment de rentrer dans sa cabane, à la vue d’une troupe aussi joyeuse, lorsque trois jeunes dames, suivies de leurs domestiques, et qui avaient fait un long circuit, après s’être détachées de la compagnie, afin de satisfaire leur curiosité par la vue du sage hère de Mucklestane-Moor, arrivèrent subitement devant lui avant qu’il eût pu effectuer son dessein. La première poussa un cri, et mit sa main devant les yeux, en voyant un objet d’une difformité aussi extraordinaire. La seconde, avec un ricanement hystérique, sous lequel elle cherchait à déguiser sa frayeur, demanda au Nain s’il voulait lui dire la bonne aventure. La troisième, qui était la mieux montée, la mieux habillée, et sans contredit celle des trois qui avait la meilleure tournure, s’avança, comme pour réparer l’incivilité de ses compagnes.

« Nous avons perdu la bonne voie à travers ces lieux marécageux, et nous sommes restées en arrière de notre compagnie, dit la jeune personne ; vous voyant, mon père, à la porte de votre maison, nous avons tourné de ce côté-ci, pour…

— Chut ! interrompit le Nain ; si jeune, et déjà si artificieuse ! Vous êtes venue, et vous ne le savez que trop, pour jouir du triomphe de votre jeunesse, de votre opulence et de votre beauté, par le contraste de la vieillesse, la pauvreté et la difformité. Cette conduite est digne de la fille de votre père ; mais elle convient bien peu à la fille de votre mère !

— Avez-vous donc connu mes parents, et me connaissez-vous ? demanda la jeune dame.

— Oui, répondit le Nain ; voici la première fois que vous avez frappé mes yeux éveillés, mais je vous ai souvent vue dans mes rêves.

— Dans vos rêves ?

— Oui, Isabelle Vère, répliqua le Nain ; qu’est-ce que toi ou les tiens ont à démêler avec moi quand je veille ?

— Quand vous veillez, monsieur », dit l’une des compagnes de miss Vère avec une sorte de gravité moqueuse, « vos pensées sont fixées sans doute sur la sagesse : la folie ne peut probablement s’introduire chez vous que pendant vos moments de sommeil ?

— Pendant les tiens », répliqua le Nain, d’un ton plus atrabilaire qu’il ne convenait à un philosophe ou à un ermite, « la folie exerce continuellement sur toi un empire illimité, éveillée ou endormie.

— Dieu nous bénisse ! dit la dame, c’est un prophète bien certainement.

— Aussi certainement, continua le Nain, que tu es une femme… Une femme, ai-je dit ! j’aurais dû dire une dame… une belle dame. Vous m’avez demandé de vous dire la bonne aventure ; elle est toute simple. Courir sans cesse, pendant toute votre vie, après des folies qui ne valent pas la peine d’être poursuivies, et qui seront mises de côté à mesure que vous les aurez connues ; mais que l’on continue à poursuivre depuis l’enfance, qui est encore chancelante, jusqu’à la vieillesse, qui ne se soutient qu’au moyen de béquilles. Des joujoux et des amusements folâtres dans l’enfance, l’amour et ses absurdités dans la jeunesse, Spadille et Basto dans la vieillesse, se succéderont comme objets de sérieuse occupation ; des fleurs et des papillons au printemps ; des papillons et du coton de chardon dans l’été ; des feuilles flétries dans l’automne et dans l’hiver ; tout cela poursuivi, tout cela saisi, tout cela jeté loin de soi. Partez maintenant, je vous ai dit la bonne aventure.

— Tout cela saisi, cependant », répliqua en riant la jeune personne, qui était une cousine de miss Vère, c’est encore quelque chose. Nancy », continua-t-elle en se tournant vers la timide personne qui s’était approchée la première du Nain, « voulez-vous vous faire dire la bonne fortune.

— Non pas pour tout au monde », répondit-elle en se reculant ; ce qui a été dit me suffit.

— Eh bien donc ! » dit miss Ilderson en présentant de l’argent au Nain, « je veux payer ma bonne aventure comme si c’était un oracle qui eût parlé à une princesse.

— La vérité, dit le devin, ne saurait ni se vendre ni s’acheter », et il repoussa son offrande d’un air bourru et dédaigneux.

« Eh bien ! en ce cas, dit la dame, je garderai mon argent pour m’aider dans la course que j’ai à faire.

— Vous en aurez besoin, répondit le cynique. Sans argent, il est peu de personnes qui suivent un plan avec succès ; il en est encore moins qui soient suivies… Arrêtez », dit-il à miss Vère au moment où ses compagnes s’en allaient, « j’ai quelque chose de plus à vous dire. Vous avez ce que vos compagnes désiraient posséder, ou du moins ce que l’on croit qu’elles possèdent, beauté, richesse, rang, talents.

— Permettez-moi de suivre mes compagnes, bon père, dit Miss Vère, je suis à l’épreuve de la flatterie et de la bonne aventure.

— Un instant », continua le Nain en saisissant la bride du cheval ; « je ne suis ni un devin ordinaire ni un flatteur. Tous les avantages que je viens de vous détailler, tous, et chacun d’eux, ont des maux qui leur correspondent : un amour malheureux, des affections contrariées, la sombre tristesse d’un couvent ou un mariage odieux. Moi, qui souhaite du mal à tout le genre humain en général, je ne puis vous en désirer davantage, tant le cours de votre vie est assiégé de malheurs.

— Eh bien, mon père, dit miss Vère, laissez-moi jouir de la prospérité qui est à ma portée, comme d’un adoucissement à l’adversité dont vous me menacez. Vous êtes vieux, vous êtes pauvre ; votre habitation est loin de tout secours humain, dans le cas où vous seriez malade ou dans le besoin ; votre situation vous expose, sous plusieurs rapports, aux soupçons du vulgaire, qui n’est que trop disposé à se porter à des actes de brutalité. Laissez-moi le plaisir de penser que j’ai adouci le sort d’une créature humaine. Acceptez le secours qu’il est en mon pouvoir de vous offrir ; acceptez-le pour l’amour de moi, si ce n’est pas pour l’amour de vous-même, afin que, lorsque j’aurai à endurer les maux que vous ne m’annoncez peut-être que d’une manière trop certaine, je n’aie pas la douleur de réfléchir que les heures d’un temps plus propice auront été tout à fait perdues. »

Le vieillard répondit d’une voix entrecoupée, et presque sans s’adresser à la jeune dame :

« Oui, c’est ainsi que tu devrais penser… c’est ainsi que tu devrais parler, si jamais les discours des hommes étaient d’accord avec leurs pensées. Ils ne le sont pas… non, ils ne le sont pas… Hélas ! ils ne peuvent pas l’être. Et cependant… Attendez ici un instant… ne bougez pas jusqu’à mon retour. » Il alla à son petit jardin, et revint avec une rose à moitié épanouie.

— Tu m’as fait verser une larme, la première qui ait mouillé ma paupière depuis bien des années. Reçois ce gage de ma reconnaissance pour un tel bienfait. Ce n’est qu’une rose ordinaire ; conserve-la cependant, et ne t’en sépare point ! Viens me trouver à l’heure de l’adversité. Montre-moi cette rose, ou même une seule feuille ; fût-elle aussi flétrie que mon cœur… fût-ce dans les accès les plus violents et les plus terribles de ma rage contre un monde que j’abhorre, elle fera renaître dans mon sein des pensées plus douces, et dans le tien peut-être l’espoir d’un avenir plus heureux. Mais point de message… point d’intermédiaire. Viens toi-même, et mon cœur et ma porte, qui sont fermés pour tout autre humain, s’ouvriront pour toi et tes chagrins. Maintenant tu peux partir. »

Il lâcha la bride, et la jeune dame s’éloigna, après avoir témoigné ses remercîments à cet être singulier, autant que put le lui permettre la surprise que lui avait causée un discours aussi extraordinaire, se tournant fréquemment pour regarder le Nain, qui restait toujours à la porte de son habitation, et observait sa course à travers le Moor vers le château de son père Ellieslaw, jusqu’à ce que le revers de la colline la dérobât à ses yeux ainsi que toute la compagnie.

Cependant les dames se mirent à plaisanter avec miss Vère sur l’étrange entrevue qu’elles venaient d’avoir avec le très-renommé sorcier de Mucklestane-Moor. Le bonheur est pour Isabelle seule partout où elle se trouve ; son faucon abat le coq noir de la bruyère ; ses yeux blessent le cœur de l’amant ; il ne reste plus aucune chance pour ses compagnes et ses cousines ; le magicien lui-même n’a pu résister au pouvoir entraînant de ses charmes. Par pitié, ma chère Isabelle, vous devriez cesser d’accaparer à ce point-là, ou du moins établir un magasin et vendre à l’une et à l’autre tout ce que vous n’avez pas l’intention de garder pour votre propre compte.

« Je vous céderai tout, répliqua miss Vère, et le magicien avec, à très-bon marché.

— Non, Nancy aura le magicien, dit miss Ilderson, pour suppléer au déficit ; elle n’est pas tout à fait sorcière elle-même, vous savez bien.

— Ah ! bon Dieu, ma sœur, dit la jeune miss Ilderson, que ferais-je d’un monstre aussi effroyable ? J’ai fermé les yeux, après lui avoir jeté un seul regard, et je vous proteste qu’il me semblait que je le voyais encore, bien que je tinsse mes paupières aussi serrées que je le pouvais.

— C’est dommage, répondit sa sœur ; souvenez-vous toujours, Nancy, de choisir un admirateur dont les défauts disparaissent en fermant les yeux dessus. Eh bien ! dans ce cas, je m’imagine qu’il faut que je le prenne moi-même, et que je le mette dans le cabinet où maman tient ses curiosités du Japon, afin de montrer que l’Écosse peut produire un specimen d’argile mortelle, façonnée de manière à lui donner une forme dix mille fois plus affreuse que celles que les imaginations de Canton et de Pékin, toutes fertiles qu’elles sont en représentations de monstres, ont immortalisées sur la porcelaine.

— Il y a quelque chose de si triste dans la situation de cet homme, dit miss Vère, que je ne puis, ma chère Lucy, partager votre gaieté aussi volontiers que de coutume. S’il est sans ressources, comment pourra-t-il subsister dans ce vaste désert, éloigné comme il l’est de tout secours humain ? Et s’il parvient à s’en procurer quelques-uns accidentellement, le seul soupçon qu’il a ces moyens ne l’exposera-t-il pas à être pillé et assassiné par quelqu’un des brigands qui sont dans le voisinage ?

— Mais vous oubliez que l’on dit que c’est un sorcier, dit Nancy Ilderson.

— Et si sa magie diabolique venait à lui manquer, répliqua sa sœur, je lui conseillerais de se fier à sa magie naturelle, et de présenter subitement son énorme tête et son visage hors de nature en dehors de la fenêtre, justement en vue des assaillants. Je doute que le plus hardi voleur voulût se hasarder à lui jeter un second coup d’œil. Quant à moi, je voudrais avoir à ma disposition cette tête de Gorgone, seulement pendant une demi-heure.

— Pourquoi faire, Lucy ? demanda miss Vère.

— Oh ! je ferais fuir du château ce sombre, raide et pompeux sir Frédéric Langley, qui est si fort dans les bonnes grâces de votre père, et si peu dans les vôtres. Je vous proteste que je serai toute ma vie reconnaissante envers le sorcier, seulement pour la demi-heure pendant laquelle nous avons été débarrassées de la compagnie de cet homme, en nous écartant de la route pour aller rendre visite à Elshie.

— Que diriez-vous donc ? » dit miss Vère à voix basse, et de manière à ne pas être entendue de la plus jeune sœur, qui marchait en avant, le sentier étant trop étroit pour admettre trois personnes de front, « que diriez-vous, ma chère Lucy, si l’on vous proposait de joindre sa compagnie à la vôtre pour la vie ?

— Ce que je dirais ? répondit-elle ; je dirais : Non, non, non, trois fois non, et chaque fois plus haut que la précédente, jusqu’à ce qu’on m’ait entendue à Carlisle.

— Et sir Frédéric dirait alors que dix-neuf refus sont un demi-consentement, dit miss Vère.

— Cela dépend entièrement, répliqua miss Lucy, de la manière dont ces refus sont exprimés. Je vous déclare que les miens seraient absolument péremptoires.

— Mais, reprit miss Vère, si votre père vous disait : Consentez, ou… ?

— Je courrais le risque de toutes les conséquences de son ou, fût-il le père le plus cruel dont les légendes fassent mention, pour remplir le blanc de l’alternative », répondit-elle sur le champ.

« Mais », dit miss Vère en insistant, « s’il vous menaçait d’une tante catholique, d’une abbesse et d’un cloître ?

— Alors, répondit miss Ilderson, je le menacerais d’un gendre protestant et serais charmée de trouver quelque occasion de lui désobéir en acquit de ma conscience. Et maintenant que Nancy est hors de portée de nous entendre, je vous dirai sérieusement que je pense que vous seriez excusable devant Dieu et devant les hommes, si vous refusiez de donner votre consentement à un mariage aussi absurde par tous les moyens en votre pouvoir. Un homme orgueilleux, caché, ambitieux, cabalant contre l’État, infâme par son avarice et sa cruauté, mauvais fils, mauvais frère, dur et inhumain envers ses parents… Ma chère Isabelle, plutôt la mort que de l’épouser !

— Faites en sorte que mon père ne sache pas que vous me donnez un semblable conseil, dit miss Vère, ou bien, ma chère Lucy, il faudrait dire adieu au château d’Ellieslaw.

— Je dirais adieu au château d’Ellieslaw de bon cœur, dit son amie, si je vous en voyais une fois dehors et placée sous l’égide d’un protecteur plus tendre et plus rempli de bonté que celui que la nature vous a donné. Ah ! si mon pauvre père jouissait de son ancienne santé, avec quel plaisir il vous aurait reçue et vous aurait donné un asile, jusqu’à ce que cette ridicule et cruelle persécution eût entièrement cessé.

— Ah ! plût à Dieu que cela fût, répondit Isabelle ; mais je crains que votre père, avec sa santé si faible, ne soit absolument hors d’état de me protéger contre les moyens que l’on emploiera tout de suite pour ramener la pauvre fugitive.

— Je le crains, en effet, répliqua miss Ilderson ; mais nous réfléchirons là-dessus et nous aviserons à quelque moyen. Maintenant que votre père et ses hôtes paraissent sérieusement occupés de quelque complot mystérieux, à en juger par le nombre des messagers qui vont et viennent, et par les figures étrangères qui paraissent et disparaissent sans être annoncées sous aucun nom, par l’empressement que l’on met à rassembler et à nettoyer des armes, par l’air d’inquiétude et de tumulte qui semble agiter tout ce qu’il y a d’hommes dans le château, il n’y aurait pas d’impossibilité à ce que nous aussi, en supposant toujours que l’on poussât les choses à l’extrémité, nous en vinssions à organiser une petite conspiration, pour servir de supplément à la leur. J’espère que ces messieurs ne se sont pas réservé toute la science de la politique, et il y a un associé que je serais bien aise d’admettre dans notre conseil.

— Surtout que ce ne soit pas Nancy, dit miss Vère.

— Oh ! non, répondit miss Ilderson ; Nancy, quoique excellente fille et tendrement attachée à vos intérêts, serait un insipide conspirateur, aussi insipide que Renault avec ses conjurés subalternes dans Venise sauvée. Non, celui-ci est un Jaffier, ou un Pierre, si vous préférez son rôle ; et cependant, quoique je sache que je vous ferai plaisir, je n’ose vous dire son nom, de crainte de vous contrarier en même temps. Ne sauriez-vous deviner ? quelque chose qui a rapport à aigle et à rocher ; il ne commence pas par aigle en anglais, mais par quelque chose qui y ressemble beaucoup en écossais[1].

— Ce ne peut être le jeune Earnscliff, que vous voulez désigner, Lucy », dit miss Vère dont le visage se couvrit d’une forte rougeur.

« Qui donc voudrais-je dire ? répliqua Lucy ; les Jaffier et les Pierre sont rares dans ce pays-ci, quoiqu’il devienne facile d’y trouver un assez bon nombre de Renault et de Bedamar.

— Comment pouvez-vous parler d’une manière aussi folle, Lucy ? Vos pièces de théâtre et vos romans vous ont positivement tourné la tête. Vous ne connaissez pas d’ailleurs les inclinations de M. Earnscliff ni les miennes ; vos conjectures et vos idées bizarres ont pu seules les suggérer ; et mon père, sans le consentement duquel je ne voudrais pas me marier, ne consentirait jamais… indépendamment de tout cela, il y a la fatale querelle.

— Lorsque son père fut tué ? répliqua Lucy. Mais il y a très-longtemps de cela, et j’espère que nous ne vivons plus dans ces temps d’animosités féroces, où une querelle entre deux familles se transmettait de père en fils, comme une partie d’échecs en Espagne, et où il se commettait un meurtre ou deux à chaque génération, seulement pour empêcher l’affaire de s’assoupir. À l’égard de nos querelles nous en agissons de même maintenant que pour nos vêtements ; nous les taillons à notre mode, et les usons de notre temps ; et nous ne songeons pas plus à venger les querelles de nos pères qu’à porter leurs pourpoints et leurs hauts-de-chausses tailladés.

— Vous traitez ceci beaucoup trop légèrement, Lucy, dit miss Vère.

— Pas du tout, ma chère Isabelle. Considérez que, bien que votre père fût présent à cette malheureuse affaire, on n’a jamais cru que ce fût lui qui porta le coup fatal. D’ailleurs, dans les anciens temps, lorsqu’il survenait des massacres entre les clans, les alliances subséquentes étaient si loin d’être impossibles, que la main d’une fille ou d’une sœur était souvent le gage d’une réconciliation. Vous riez de mon érudition en fait de romans ; mais je vous assure que, si votre histoire était écrite, comme celle de plus d’une héroïne moins malheureuse et moins digne d’être célébrée, le lecteur judicieux vous déclarerait la dame et l’amante d’Earnscliff, d’après l’obstacle même que vous regardez comme insurmontable.

— Mais nous ne sommes plus au temps des romans, dit miss Vère, mais bien à celui des tristes réalités, car voilà le château d’Ellieslaw.

— Et voilà sir Frédéric Langley à la porte, ajouta miss Ilderson, tout prêt à aider aux dames à descendre de leurs palefrois. J’aimerais autant toucher un crapaud, mais je veux le désappointer et prendre le vieux Horsington, le valet d’écurie, pour mon grand écuyer. »

En parlant ainsi, l’enjouée jeune dame donna un coup de houssine à son cheval, fit en passant un salut familier à sir Frédéric, qui se disposait à le saisir par la bride, continua à aller au petit galop et sauta dans les bras du vieux palefrenier. Isabelle en aurait bien fait autant si elle eût osé ; mais son père était là, et un sombre mécontentement se manifestait déjà sur une figure particulièrement propre à exprimer des passions plus acerbes ; elle se vit donc forcée de recevoir les soins de son odieux adorateur.





  1. L’interlocutrice joue ici sur le mot Earnscliff, qui a été expliqué plus haut. A. M.