Le Nain noir/L’incendie

Traduction par Albert Montémont.
Ernest Sambrée (p. 77-92).

CHAPITRE VII

L’incendie.


Orgueilleux oiseau de la montagne, tes plumes seront arrachées…………………

Retourne dans ta demeure, désormais solitaire ; retournes-y, car la noirceur des cendres marquera l’endroit où elle était placée, aussi bien que les cris d’une mère au désespoir en voyant ses petits mourants de faim.

Thomas CAMPBELL.


La nuit continua d’être sombre et orageuse, mais le matin se leva comme rafraîchi par La pluie. Le Mucklestane-Moor, avec ses larges monticules d’un terrain stérile, entrecoupés de flaques d’eau marécageuses, semblait prendre un aspect riant sous l’influence d’un ciel serein, de même que la bonne humeur peut répandre un charme inexprimable sur la physionomie la plus ordinaire. La bruyère était très-touffue et richement fleurie. Les abeilles, que le solitaire avait ajoutées à son établissement rural, sorties alors de leurs ruches, voltigeaient aux environs et remplissaient l’air des murmures de leur industrie. Lorsque le vieillard sortit de sa petite hutte, ses deux chèvres vinrent au devant de lui, et lui léchèrent les mains en reconnaissance des herbages qu’il leur fournissait de son jardin.

« Chez vous du moins, dit-il, chez vous il n’y a point de différence de conformation qui puisse altérer vos sentiments de gratitude envers votre bienfaiteur. Pour vous, le corps le mieux proportionné que jamais statuaire ait façonné serait un objet d’indifférence ou d’alarme, s’il se présentait, à la place du tronc informe aux soins duquel vous êtes accoutumées. Lorsque j’étais dans le monde, ai-je jamais reçu de pareilles preuves de gratitude ? Non ; le domestique que j’avais élevé dès son enfance faisait des grimaces tout le temps qu’il se tenait derrière ma chaise ; l’ami que j’avais soutenu de ma fortune, et pour l’amour de qui j’avais même souillé… (il s’arrêta, frémissant d’un mouvement fortement convulsif) celui-là même, pensa que j’étais plus fait pour la société des êtres privés de raison, pour tous les genres de contrainte qu’on n’a pas honte de leur imposer, pour les privations qu’on a la cruauté de leur faire souffrir, que pour aucune communication avec le reste des hommes. Hubert seul…, mais Hubert aussi finira un jour par m’abandonner. Ils sont tous les mêmes, c’est une masse de méchanceté, d’égoïsme et d’ingratitude ; ce sont des misérables, qui sont criminels jusque dans leur dévotion ; et d’une telle dureté de cœur, que ce n’est même pas sans hypocrisie qu’ils remercient Dieu du soleil qui les réchauffe et de l’air pur qu’ils respirent. »

Tandis qu’il était plongé dans ses sombres réflexions, il entendit les pas d’un cheval de l’autre côté de son enclos, et une forte voix de basse-taille, qui chantait avec la gaieté qu’inspire un cœur exempt de soucis :

« Bon Hobbie Elliot, bon Hobbie, écoutez !
Je m’en vais avec vous ; venez vite, et partez. »

Au même instant, un grand lévrier dressé à la chasse du daim sauta par-dessus la barrière de l’ermite. Les chasseurs de ces cantons savent très-bien que la forme et l’odeur des chèvres ressemblent tellement à celles des animaux qui font l’objet ordinaire de leur chasse, que les lévriers les mieux dressés s’élancent quelquefois sur elles. Le chien en question abattit et étrangla en un instant une des chèvres de l’ermite, tandis que Hobbie Elliot qui survint, sauta rapidement à bas de son cheval, mais ne put arracher l’innocent animal de la gueule du lévrier qu’au moment où la victime était près d’expirer. Le Nain regarda pendant quelques instants les convulsions de sa favorite expirante, jusqu’à ce que la pauvre chèvre étendît ses membres, dans les tiraillements et les frissons de ses derniers moments d’agonie. Alors il fut saisi d’un accès de frénésie, et tirant du fourreau un long couteau affilé, ou poignard, qu’il portait sous son habit, il allait le lancer sur le chien, lorsque Hobbie, s’apercevant de son dessein, s’y opposa, lui saisit la main, et s’écria : « Ne touchez pas le chien, brave homme ; ne touchez pas le chien ; non, non ; ce n’est pas non plus de cette manière qu’il faut donner des leçons à Killbuck. »

Le Nain tourna sa rage contre le jeune fermier, et par un effort soudain, beaucoup plus vigoureux que Hobbie ne l’aurait attendu d’un aussi petit corps, dégagea son poignet, et dirigea son poignard vers le cœur d’Elliot. Tout ceci se passa dans un clin d’œil, et le solitaire irrité aurait pu compléter sa vengeance, en plongeant le fer dans le sein de Hobbie, s’il n’eût pas été retenu par un sentiment intérieur qui lui fit jeter le poignard loin de lui.

« Non », s’écria-t-il en se privant ainsi volontairement des moyens d’assouvir sa rage, « non pas deux fois, non pas deux fois ».

Hobbie recula d’un ou deux pas, tout surpris, tout décomposé et tout confus du danger dam lequel l’avait mis un être en apparence aussi méprisable.

« Il a le diable au corps pour la force et la méchanceté », furent les premiers mots qui lui échappèrent et qui furent suivis des excuses qu’il fit sur l’accident qui avait donné lieu à leur querelle. « Je ne prétends pas non plus justifier tout à fait Killbuck, dit-il, et je vous assure Elshie, que je suis tout aussi fâché que vous du malheur qui est arrivé ; mais je veux vous envoyer deux chèvres et deux brebis de deux ou trois ans, mon brave, pour réparer tout cela. Un homme censé comme vous ne devrait pas en vouloir à un pauvre animal privé de la parole et de la raison ; vous voyez bien que la chèvre est comme la cousine germaine du daim, en sorte qu’il n’a fait que suivre l’instinct de la nature après tout. Si c’eût été un petit agneau, il y aurait eu bien plus à dire. Vous devriez avoir des brebis, Elshie, et non des chèvres, dans un endroit où il y a tant de chiens employés à la chasse au daim. Mais, je vous enverrai les unes et les autres.

— Misérable ! dit l’ermite, ta cruauté a détruit une des seules créatures vivantes qui voulussent me regarder avec bonté.

— Cher Elshie, répondit Hobbie, je suis désolé que vous ayez un motif pour me parler ainsi, et je vous assure que c’est bien contre ma volonté qu’un pareil malheur est arrivé. Cependant il est bien vrai que j’aurais dû faire attention à vos chèvres et garder mes chiens. Je vous proteste que j’aurais préféré qu’ils eussent mis en pièces le plus beau belier de mes troupeaux. Allons, mon brave, oubli et pardon… je suis tout aussi fâché que vous. Mais je vais me marier, voyez-vous, et cela m’ôte toute autre idée de la tête, je crois. Voilà mes deux frères qui amènent le repas de noces, ou une bonne partie, sur un traîneau par la route de River’s Slack, trois chevreuils comme on n’en a jamais vu courir dans la plaine de Dallomlia, comme dit la chanson ; ils n’ont pas pu venir directement à cause du mauvais chemin. Je vous enverrais bien un morceau de venaison, mais vous n’en voudriez peut-être pas, car c’est Killbuck qui l’a chassée. »

Pendant ce long discours, par lequel le bon Borderer s’efforçait, par tous les raisonnements imaginables, d’apaiser le Nain offensé, celui-ci resta quelque temps les yeux baissés, comme plongé dans la plus profonde méditation. Enfin Hobbie l’entendit s’écrier : « La nature ? oui, c’est effectivement la marche ordinaire de la nature. Le fort saisit et étrangle le faible ; le riche opprime et dépouille le pauvre ; celui qui est heureux, ou celui qui est assez sot pour le croire insulte à la misère de l’infortuné et lui enlève une partie de ses consolations. Va-t’en, toi qui as trouvé moyen de mettre le comble à l’affliction du plus misérable des mortels ; toi qui m’as privé de ce que je regardais presque comme une source de consolation. Retire-toi, et va jouir du bonheur dont tu comptes jouir chez toi !

— Je veux ne point sortir d’ici, dit Hobbie, à moins de vous emmener avec moi, ou qu’au moins vous me disiez que vous auriez du plaisir à assister à la noce lundi prochain. Il y aura une centaine de bons et vigoureux Elliot pour courir la brouze[1]. On n’aura jamais rien vu de pareil depuis le temps du vieux Martin de Preakin-Tower ; je pourrais vous envoyer le traîneau avec un joli poney.

— Comment, c’est à moi que vous proposez de retourner dans la société du commun des hommes ! » dit le reclus, de l’air du plus profond dédain.

« Commun ! répliqua Hobbie ; pas si commun que vous voulez bien le dire. Les Elliot sont depuis longtemps connus pour être une bonne famille.

— Va-t’en ! retire-toi ! répéta le Nain ; et puisses-tu trouver chez toi autant de mal que tu en as fait ici. Si je ne vais pas moi-même avec toi, vois si tu peux échapper à ce que mes compagnons, le courroux et la misère, auront apporté sur le seuil de ta porte avant ton arrivée.

— Ne parlez donc pas ainsi, Elshie. Vous savez vous-même que personne n’a trop bonne opinion de votre bonté ; je n’ai plus qu’un mot à vous dire. Vous me faites entendre par vos discours que vous me souhaitez du mal, ainsi qu’aux miens ; maintenant, s’il arrivait quelque malheur à Grâce (ce qu’à Dieu ne plaise ! ou à moi, ou à mon pauvre chien) ; ou bien si je ne suis en sûreté, ou si j’éprouve quelque préjudice en ma personne, mes propriétés ou mon argent, je n’oublierai point à qui j’en serai redevable.

— Va-t’en, rustaud ! s’écria le Nain ; va-t’en chez toi, dans ta demeure, et songe à moi, lorsque tu verras ce qui est arrivé.

— Allons, allons », dit Hobbie en remontant à cheval ; « on ne gagne rien à discuter avec des gens contrefaits ; ils sont toujours tels que la nature les a faits ; mais j’ai à vous dire, voisin, que si les choses se passent autrement que bien à l’égard de Grâce Armstrong, je vous ferai une bonne peur, si seulement l’on peut trouver un baril goudronné dans les cinq paroisses ».

Il avait à peine prononcé ces paroles, qu’il s’éloigna. Elshie, après l’avoir regardé avec un sourire de mépris et d’indignation, prit une bêche et une pioche, et s’occupa à creuser une fosse pour enterrer sa chèvre favorite.

Un léger coup de sifflet et les mots : « Hist, Elshie, hist ! » vinrent l’interrompre dans cette triste occupation. Il leva les yeux et vit devant lui le bandit rouge de Westburnflat. Comme le meurtrier de Bangur, il y avait du sang sur son visage, aussi bien qu’aux molettes de ses éperons et aux flancs de son cheval.

— Eh bien ! brigand, demanda le Nain, ton affaire est-elle faite ?

— Oui, oui, n’en doutez pas, répondit le flibustier ; lorsque je monte à cheval, mes ennemis peuvent se lamenter d’avance. Ils ont eu plus de lumière que de plaisir, ce matin, à Heugh-Foot. Il y a là maintenant une grande étable à vaches vide, et des lamentations, et des cris, au sujet de la jolie fiancée.

— La fiancée ? demanda le Nain.

— Oui, répondit-il ; Charlie Cheat the-Woodic[2], comme nous l’appelons, c’est-à-dire Charlie Foster, de Tinning Beck, a promis de la garder dans le Cumberland jusqu’à ce que l’orage soit dissipé. Elle m’a vu et m’a reconnu dans la bagarre, car mon masque est tombé un moment. Je pense que ma personne ne serait plus en sûreté, si elle revenait ici, car les Elliot sont nombreux, et qu’ils aient tort ou raison, ils se soutiennent si bien ! Maintenant le but principal de ma visite est de vous demander comment je puis la mettre en sûreté.

— Voudrais-tu donc l’assassiner ? demanda le Nain.

— Oh non, non, répondit Westburnflat, je ne le voudrais pas, si je pouvais faire autrement… Mais on dit que l’on peut quelquefois envoyer fort joliment des gens aux colonies, en les embarquant dans un de nos ports, et qu’il y a même quelque chose de bon pour ceux qui amènent de jolies filles. Le bétail femelle manque au delà des mers, tandis qu’ici il n’est pas rare. Je songe à faire mieux pour elle. Il y a une dame qui, à moins qu’elle ne devienne meilleure, doit, bon gré mal gré, être envoyée dans les pays étrangers ; j’aurais envie de lui donner Grâce pour suivante… c’est une bonne fille, Hobbie va avoir une matinée bien gaie lorsqu’il rentrera chez lui, et qu’il ne trouvera ni fiancée ni propriété !

— Et n’en as-tu pas pitié ? dit le Nain.

— Aurait-il pitié de moi s’il me voyait monter la colline du château[3] à Jeddart ? répondit le brigand. Cependant je suis un peu fâché pour la jeune fille ; mais il en trouvera une autre, et il n’y aura pas grand mal de fait ; l’une est aussi bonne que l’autre. À présent, vous qui aimez qu’on vous raconte des exploits, en avez-vous jamais entendu un qui vaille celui que j’ai fait ce matin ?

— L’air, l’océan, le feu », dit le Nain en se parlant à lui-même, « le tremblement de terre, la tempête, le volcan, tout est doux et modéré en comparaison du courroux de l’homme. Et qu’est-ce que ce scélérat, sinon un homme plus habile que les autres à remplir le but de son existence ! Écoute, misérable ! va de nouveau où je t’ai envoyé auparavant.

— Chez l’intendant ? » demanda Westburnflat.

« Oui ; et dis-lui qu’Elshender le reclus lui ordonne de te donner de l’or. Mais, écoute-moi bien ; que la fille soit mise en liberté, et sans qu’il lui ait été fait aucune insulte ; rends-la à sa famille, et fais-lui jurer de ne pas dévoiler ta scélératesse.

— Jurer ! dit Westburnflat ; et si elle manque à son serment ? Les femmes ne sont pas réputées pour tenir leurs promesses. Un homme sage comme vous doit savoir cela. Et sans avoir été insultée ? Qui sait ce qui peut arriver si on la laisse longtemps à Tinning-Beck ? Charlie Cheat-the-Woodic est un fier homme. Cependant si l’or qu’on doit me donner peut monter à vingt pièces, je crois pouvoir assurer qu’elle sera rendue à sa famille dans les vingt-quatre heures. »

Le Nain tira ses tablettes de sa poche, y traça une ligne, et en détacha la feuille. « Tiens », dit-il en la donnant au voleur ; « mais fais-y bien attention ; tu sais qu’il n’y a pas à te moquer de moi avec ta perfidie ; si tu oses désobéir à mes ordres, sois sûr que ta misérable vie m’en répondra.

— Je connais », dit le brigand en baissant les yeux, « toute l’étendue de votre pouvoir sur cette terre, de quelque part qu’il vous soit venu ; vous pouvez faire ce qu’aucun autre homme ne peut, soit par vos connaissances en médecine, soit pas votre faculté de deviner ; et l’or pleut chez vous à votre commandement, aussi abondamment que j’ai vu tomber les feuilles du frêne, dans une froide matinée d’octobre. Je n’ai point l’intention de vous désobéir.

— Disparais donc, dit le Nain, et délivre-moi de ton odieuse présence. »

Le voleur donna de l’éperon à son cheval et partit sans faire la moindre réplique.

Pendant ce temps-là, Hobbie Elliot avait continué rapidement sa route, l’esprit harassé de cette crainte vague mais accablante, que l’on appelle ordinairement un pressentiment de malheur. Avant d’arriver au sommet de la hauteur d’où il pouvait voir son habitation, il rencontra sa nourrice, personnage qui était alors d’une grande importance dans toutes les familles d’Écosse, tant dans la haute classe que dans la moyenne. L’union qui s’établissait entre elle et l’enfant qu’elle nourrissait était regardée comme un lien trop tendre et trop intime pour être rompu, et il arrivait assez ordinairement qu’au bout de quelques années la nourrice résidait définitivement dans la famille de son nourrisson, prêtant son secours dans les soins domestiques, et recevant en échange des chefs toutes sortes d’égards et d’attentions.

Aussitôt que Hobbie eut reconnu la figure d’Annaple, avec sa mante rouge et son chapeau noir, il ne put s’empêcher de se dire à lui-même : « Quel malheur peut avoir amené la vieille nourrice si loin de la maison, elle qui ne s’éloigne ordinairement de la porte que d’une portée de fusil ? Oh ! ce sera sans doute pour cueillir des airelles, des mûres ou autre chose de cette espèce pour faire ses pâtés et ses tartes pour la fête de lundi… Mais je ne puis chasser de ma tête les paroles de ce vieux maudit estropié de sorcier ; la moindre chose me fait craindre quelque mauvaise nouvelle. Ô Killbuck, mon garçon ! n’y avait-il donc pas assez d’autres daims et de chèvres dans le pays, sans aller justement déchirer la favorite d’Elshie, de préférence à celle d’un autre ? »

Cependant Annaple, avec un visage aussi triste qu’un recueil de tragédie, s’était traînée jusqu’à lui et avait saisi son cheval par la bride. Le désespoir était si bien peint dans ses regards qu’il ôta tout pouvoir de lui en demander la cause. « Ô mon enfant, s’écria-t-elle, ne va pas plus loin ; ne va pas plus loin, c’est un spectacle à faire mourir, non pas seulement pour toi, mais pour qui que ce soit !

— Au nom de Dieu ! Annaple, qu’est-ce qu’il y a donc ? » demanda le cavalier stupéfait, et cherchant à dégager la bride de la main de la vieille femme ; « pour l’amour du ciel laissez-moi aller voir ce qu’il y a.

— Hélas ! dit-elle, faut-il que j’aie été témoin d’un jour comme celui-ci ! La ferme est à bas ; la jolie bergerie n’est plus qu’un monceau de cendres, et tout le troupeau a été emmené. Mais ne va pas plus loin ; ton jeune cœur se briserait, mon enfant, si tu voyais ce que mes pauvres yeux ont vu ce matin.

— Et qui a osé faire cela ? Lâche la bride, Annaple ; où est ma grand’mère ? où sont mes sœurs ? où est Grâce Armstrong ? Ciel ! les paroles du sorcier retentissent encore à mon oreille. »

Il sauta à bas de son cheval pour se débarrasser de l’obstacle que lui imposait Annaple, et, montant rapidement la colline, il se trouva bientôt en présence du spectacle dont elle l’avait menacé. C’en était un en effet bien capable de briser le cœur. L’habitation qu’à son départ il avait laissée dans son lieu primitif d’isolement, près du ruisseau qui descendait de la montagne, entourée de toutes les marques d’une abondance produite par la culture, n’était plus qu’un monceau de ruines noircies par l’incendie. On voyait encore la fumée qui sortait du milieu des décombres entourés de quelques débris de murailles. La grange à fourrages, celle à grains, les étables où il renfermait ses nombreux troupeaux, tout ce qui composait la richesse d’un cultivateur d’alors avait été dévasté ou enlevé dans une seule nuit. Il resta un instant immobile, puis il s’écria : « Je suis ruiné, entièrement ruiné ! Que maudites soient les richesses du monde ! Encore si ce n’eût pas été la semaine avant mon mariage ! Mais je ne veux pas faire l’enfant et rester là à pleurer sur mon malheur ; si je puis seulement être assez heureux pour trouver Grâce, ma grand’mère, et mes sœurs ! eh bien ! je puis aller servir dans les guerres de Flandre, comme fit mon grand’père, sous la bannière de Bellendem, avec le vieux Buccleuch. Mais il faut que je soutienne mon courage, car autrement elles perdraient tout à fait le leur. »

Hobbie, s’armant de fermeté, descendit la colline, bien résolu à cacher son propre désespoir et à porter à sa famille des consolations dont il avait le plus grand besoin lui-même. Les habitants du voisinage, dans la vallée, ceux surtout qui portaient son nom, s’y étaient déjà rassemblés. Lee plus jeunes étaient en armes et demandaient hautement vengeance, bien qu’ils ignorassent sur qui elle devait tomber ; Les plus âgés prenaient des mesures pour secourir la famille malheureuse. La chaumière d’Annaple, située plus bas, au bord du même ruisseau, et à quelque distance de la scène de désolation, avait été mise à la hâte en état de servir temporairement de refuge à la grand’mère et à ses filles, au moyen de quelques objets que les voisins avaient fournis, car on n’avait pu sauver que bien peu de chose de la fureur des flammes.

« Eh bien ! allons-nous donc rester ici toute la journée, dit un grand jeune homme, occupés à regarder les débris presque consumés de la maison de notre parent ? Chacun de ces débris est une honte pour nous. Montons à cheval et mettons-nous à la poursuite des auteurs de ce désastre. Quel est l’endroit le plus près où nous trouverons un limier.

— Chez Earnscliff, répondit un autre ; mais il y a déjà longtemps qu’il est parti avec six cavaliers pour voir s’il ne pourra pas découvrir La trace des brigands.

— Suivons-le donc, reprit le premier, et soulevons tout le pays ; à mesure que nous avancerons, nous grossirons notre troupe, et alors nous marcherons contre les brigands du Cumberland. Pillons, brûlons, tuons ; les plus voisins souffriront les premiers.

— Chut ! taisez-vous, jeune étourdi, dit un vieillard ; vous ne savez ce, que vous dites. Quoi ! voudriez-vous allumer la guerre entre deux pays qui sont en paix ?

— Et à quoi bon nous retracer si souvent les exploits de nos pères, répliqua le jeune homme, si nous devons rester là et voir de sang-froid incendier les maisons de nos amis, sans lever le bras pour nous venger ? nos pères n’en agissaient pas ainsi ?

— Je ne dis pas du tout qu’il ne faille pas tirer vengeance de l’injure faite à Hobbie et à sa famille, le pauvre garçon ! mais, mon ami Simon, il faut, avant tout, avoir la loi pour nous dans ce temps-ci », dit le vieillard plus prudent.

« Et d’ailleurs, dit un autre vieillard, je ne crois pas qu’il existe maintenant un seul homme qui connaisse le moyen légal de donner suite à une querelle au delà de la frontière. Tam de Nhittram aurait pu seul nous le dire, mais il est mort dans le grand hiver.

— Oui, dit un troisième ; il était de la grande expédition qui se porta, jusqu’à Thirlevall, l’année après le combat de Philiphaugh.

— Bah ! » dit un autre de ces conseillers de discorde, « il n’est pas besoin d’être si savant pour cela. Il ne s’agit que de mettre une motte de tourbe enflammée au bout d’une pique, d’une fourche, ou d’une faux, puis de donner du cor, et de faire entendre le cri de guerre, et alors il est permis de suivre sa propriété en Angleterre et de la recouvrer de vive force, ou bien de prendre une partie de la propriété d’un Anglais, pourvu qu’elle ne soit pas plus considérable que celle qu’on a perdue. Voilà l’ancienne loi du Border, faite à Dundrennan, du temps de Douglas le Noir. Il n’y a pas à en douter, c’est clair comme le jour.

— Allons donc, mes enfants, s’écria Simon, à cheval ; nous prendrons avec nous le vieux Cuddie, le chef des domestiques. Il connaît la valeur des troupeaux et des meubles qui ont été perdus ; les étables et les granges de Hobbie seront pleines de nouveau avant la nuit, et si nous ne pouvons rebâtir la vieille maison aussi vite, nous rendrons celle de quelque Anglais aussi plate que Heugh-Foot, ce sont là d’ailleurs de justes représailles dans tous les pays du monde. »

Cette proposition animée fut reçue avec de grands applaudissements par les jeunes gens qui faisaient partie de l’assemblée, lorsqu’on entendit murmurer : Voici Hobbie lui-même, pauvre garçon, laissons-nous guider par lui. »

La principale victime du désastre, Hobbie, étant parvenu au bas de la colline, s’avança à travers la foule, sans pouvoir, à cause du tumulte de ses sentiments, faire autre chose que de recevoir et rendre les serrements de main par lesquels ses voisins et ses parents lui exprimaient, par un langage muet, la part qu’ils prenaient à son malheur. Quand il pressa la main de Simon de Hackburn, son anxiété lui permit enfin de prononcer quelques paroles : « Grand merci, Simon ! grand merci, voisins, je sais ce que vous voudriez tous me dire. Mais où sont-elles ? où sont… ? » Il s’arrêta, comme s’il eût craint de nommer les objets de son inquiétude ; et, avec le même sentiment, et sans lui répondre, ses parents lui indiquèrent la chaumière, dans laquelle il se précipita de l’air désespéré d’un homme qui veut connaître tout de suite l’étendue de son malheur. Une expression générale et profonde de compassion l’accompagna : « Ah ! pauvre garçon ! pauvre Hobbie !

— Il va apprendre maintenant ce qu’il y a de pire pour lui, disait l’un.

— Mais j’espère qu’Earnscliff sera assez heureux pour recueillir quelques renseignements sur la pauvre fille », disait un autre.

Telles furent les exclamations de ces gens qui, n’ayant point de chef reconnu pour diriger leurs mouvements, attendirent patiemment le retour de Hobbie et résolurent de se laisser guider par ses instructions.

L’entrevue de Hobbie avec sa famille fut extrêmement attendrissante. Ses sœurs se précipitèrent dans ses bras et l’étouffèrent pour ainsi dire de leurs caresses, comme si elles eussent voulu l’empêcher de regarder autour de lui et de s’apercevoir de l’absence de celle qui lui était encore plus chère.

« Que Dieu te bénisse, mon fils ! Il peut nous secourir, quand le secours du monde est un roseau brisé. » Tel fut l’accueil que fit la pauvre vieille à son infortuné petit-fils. Il jeta autour de lui ses regards inquiets, tenant deux de ses sœurs chacune par une main, tandis que la troisième était suspendue à son cou. « Je vous vois, dit-il, je vous compte ; ma grand’mère, Lilias, Jeanne et Annot ; mais où est… (il hésita, puis comme s’il eût fait un effort, il continua) où est Grâce ? sûrement ce n’est pas le moment de se cacher, ni de plaisanter.

— Ô mon frère » ! notre pauvre Grâce ! » Ce fut la seule réponse qu’il put obtenir à toutes ses questions, jusqu’à ce que sa grand’mère se levât, et le dégageant doucement des bras de ses sœurs qui fondaient en larmes, le fit asseoir, et avec la pathétique sérénité qu’une piété sincère, comme l’huile que l’on jette sur les vagues irritées, peut répandre sur les douleurs les plus vives, elle lui dit : « Mon enfant, lorsque ton grand-père fut tué à la guerre, et me laissa, avec six orphelins autour de moi, et à peine du pain à manger, ou un toit, pour nous abriter, j’eus la force, non pas une force puisée en moi-même, mais j’eus le courage de dire : « Que la volonté du Seigneur soit faite ! mon fils, notre paisible habitation fut, hier au soir, enfoncée par des maraudeurs armés et masqués ; ils ont tout pris et tout détruit, et ont enlevé notre pauvre Grâce. Priez Dieu de vous donner la force de dire : Que sa volonté soit faite !

— Ma mère ! ma mère ! dit Hobbie, ne me pressez point… je ne saurais… non pas à présent… je suis un pécheur, un pécheur endurci !… Masqués… ! armés… ! Grâce enlevée ! Donnez-moi mon épée et le havresac de mon père. Je veux en tirer vengeance, dussé-je aller la chercher dans l’abîme de ténèbres.

— Ô mon enfant, mon enfant ! dit la grand’mère, sois patient sous la verge qui te châtie. Qui sait quand il plaira à Dieu de retirer sa main de dessus nous ? Le jeune Earnscliff, que le ciel le bénisse ! s’est mis à la poursuite des brigands avec Davie de Stenhouse et ceux qui se sont présentés les premiers. Je criai de laisser brûler la maison et les meubles et de courir après les brigands pour ravoir Grâce, et trois heures après l’incendie, Earnscliff et ses compagnons avaient déjà passé le Fell. Que le bon Dieu le bénisse ! c’est un véritable Earnscliff ; c’est le digne fils de son père, un loyal ami.

— Oui un véritable ami en effet, que Dieu le bénisse ! s’écria Hobbie. Allons, partons, suivons-le dans sa poursuite.

— Ô mon fils ! avant de te jeter dans le danger, Laisse-moi t’entendre dire : Que sa volonté soit faite !

— Ne me pressez pas, mère… pas à présent. » Il allait sortir de la maison, lorsque, tournant la tête, il aperçut sa grand’mère dans une attitude de muette affliction. Il revint aussitôt, se jeta dans ses bras, et dit : « Oui, ma mère, que sa volonté soit faite, puisque cela peut vous consoler.

— Puisse-t-il te précéder, mon enfant ! Oh ! puisse-t-il te mettre à même de dire à ton tour : Que son nom soit glorifié !

— Adieu, ma mère ! adieu mes chères sœurs ! » s’écria Elliot ; et il sortit en toute hâte de la chaumière.





  1. Course à cheval qui a lieu dans une noce écossaise. A. M.
  2. Charles-nargue-le-gibet. A. M.
  3. Lien d’exécution des criminels. A. M.