Le Monastère/Chapitre XXXV

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 13p. 410-420).
CHAPITRE XXXV.


halbert et murray.


Lorsqu’il arriva au pont rompu, il détendit son arc et se mit à la nage ; et lorsque ses pieds eurent touché l’herbe naissante, il se mit à courir.
Gilles Morrice.


Nous retournerons maintenant à Halbert Glendinning qui, comme le lecteur doit s’en souvenir, avait pris la grande route d’Édimbourg ; sa conversation avec le prédicateur Warden, qui l’avait chargé d’une lettre au moment de sa fuite, avait été si courte, qu’il ne savait même pas le nom du seigneur à la protection duquel il était recommandé. Quelque chose de semblable à un nom avait été prononcé, à la vérité, mais il l’avait oublié, et tout ce qu’il avait compris et retenu, c’est qu’il devait le rencontrer s’avançant vers le Sud, et marchant comme chef à la tête d’un corps de cavalerie. Un autre écolier que lui aurait achevé de s’instruire en lisant l’adresse de la lettre ; mais Halbert n’avait pas tellement profité des leçons du père Eustache, qu’il fût assez habile pour en déchiffrer l’écriture. Son bon sens naturel lui disait qu’il ne devait pas, dans des temps aussi dangereux, se hâter de demander des renseignements au premier venu ; aussi, lorsqu’après avoir marché pendant toute une longue journée la nuit vint le surprendre près d’un petit hameau, il commença à concevoir de l’inquiétude sur l’issue de son voyage.

L’hospitalité est une vertu plus sacrée dans les pays pauvres que partout ailleurs ; et lorsque Halbert demanda un abri pour la nuit, il ne fit rien qui pût le dégrader ni paraître extraordinaire. La vieille femme à qui il adressa cette demande la lui accorda avec d’autant plus de plaisir qu’elle trouva quelque ressemblance entre Halbert et son fils Saunders, qui avait été tué dans une de ces querelles de parti si fréquentes alors. Il est vrai que Saunders était un garçon de taille courte et carrée, dont les cheveux étaient rouges, le visage couvert de taches de rousseur, et les jambes tant soit peu crochues ; tandis que Halbert avait les cheveux bruns, la taille haute et les proportions d’une beauté remarquable ; mais cela n’empêchait pas que la veuve ne fût convaincue qu’il existait une ressemblance générale entre son jeune hôte et Saunders, et ce fut de bon cœur qu’elle le pressa de prendre part à son repas du soir. Un marchand colporteur, âgé d’environ quarante ans, à qui elle donnait également l’hospitalité, vint se joindre à eux, et pendant le repas il déplora les dangers de sa profession dans un temps de guerre et de trouble.

« On vante beaucoup les chevaliers et les soldats, dit-il ; mais le colporteur qui parcourt tous les pays a besoin de plus de courage qu’eux tous ; il est forcé de faire face à bien plus de dangers. Dieu lui soit en aide ! Je suis venu ici dans cette extrémité, espérant trouver le bon comte de Murray en marche pour les frontières, car il devait aller visiter le baron d’Avenel ; et au lieu de cela, j’apprends qu’il s’est dirigé vers l’Ouest pour quelque difficulté survenue dans le comté d’Ayr. Que faire ? je l’ignore. Si je m’avance du côté du Sud sans une sauve-garde, le premier vaurien que je rencontrerai peut me débarrasser tout à coup de mes sacs et de mes ballots, peut-être même de la vie ; et si j’essaie de traverser les marais, il peut m’arriver tout autant de mal avant d’avoir eu le temps de rejoindre l’armée du bon seigneur Murray. »

Personne n’était plus prompt à saisir une idée qu’Halbert Glendinning. Il annonça aussitôt l’intention où il était de se rendre vers l’Ouest. Le colporteur le regarda d’un air de doute, lorsque la vieille, qui s’imaginait peut-être que son jeune hôte ressemblait à l’important Saunders, non seulement dans les traits et la tournure, mais encore dans un certain penchant aux tours de main, talent que le défunt paraissait avoir possédé, lui fit un signe de l’œil, et assura le colporteur qu’il ne devait point mettre en doute la probité et l’honnêteté de son cousin.

« Cousin, reprit le colporteur ; il m’a semblé vous avoir entendu dire que ce jeune homme était un étranger ?

— Mal entendu fait mal redire, répondit la vieille : c’est un étranger pour mes yeux, mais il ne s’ensuit pas qu’il me soit étranger par le sang ; et d’ailleurs, voyez sa ressemblance avec mon fils Saunders, pauvre enfant ! »

Les soupçons et les inquiétudes du colporteur ainsi dissipés ou au moins calmés, les deux voyageurs convinrent qu’ils partiraient de compagnie le lendemain au point du jour ; que le colporteur servirait de guide à Glendinning, et ce dernier de défenseur au premier, jusqu’à ce qu’ils rencontrassent le corps de cavalerie de Murray. Il paraît que la vieille n’avait aucun doute sur ce qui devait résulter de ces conventions ; car, ayant pris Glendinning à part, elle lui recommanda de la modération avec le pauvre diable. « Mais à tout événement, lui dit-elle, n’oubliez pas de prendre une pièce de soie noire pour faire un habillement neuf à la pauvre veuve. » Halbert se mit à rire et prit congé d’elle.

Ce ne fut pas sans pâlir d’effroi que le colporteur, lorsqu’ils furent arrivés au milieu d’une plaine aride, entendit son jeune compagnon lui expliquer la nature de la commission dont leur hôtesse l’avait chargé. Il reprit courage cependant, en observant l’air franc et les manières amicales du jeune homme, et il exhala son ressentiment contre l’ingratitude de la vieille traîtresse. « Pas plus tard qu’hier, lui dit-il, je lui ai donné une aune de cette même soie noire pour se faire un couvre-chef ; mais je vois que c’est s’aviser fort mal de montrer au chat le chemin du garde-manger. »

Rassuré ainsi sur les intentions de son compagnon de voyage, le colporteur guida tranquillement Halbert à travers les bois et les marais, les montagnes et les vallées, en suivant le chemin qui pouvait les conduire le plus directement vers la route que suivait le parti de Murray. Ils arrivèrent enfin sur une éminence qui dominait une étendue immense de pays marécageux, de l’aspect le plus sauvage et le plus désolé, et qui n’était varié de temps à autre que par des montagnes arides et des étangs remplis d’une eau verte et stagnante. Une route à peine tracée serpentait au travers de ce désert ; le colporteur s’écria, en la désignant du doigt : « Voici la route d’Édimbourg à Glasgow ; c’est ici que nous devons attendre ; et si Murray et sa suite ne sont pas déjà passés, nous les apercevrons bientôt, à moins que quelque nouveau dessein ne leur ait fait changer de résolution ; car, dans ces temps bienheureux, nul homme, fût-il aussi près du trône que le comte de Murray peut l’être, ne peut dire, lorsque le soir il pose sa tête sur son oreiller, où il la posera le soir suivant. »

Ils s’arrêtèrent donc et s’assirent ; le colporteur ayant la précaution de prendre pour siège la boîte qui renfermait toute sa fortune, et laissant voir adroitement à son compagnon qu’il portait sous son manteau un pistolet placé dans sa ceinture. Il fut pourtant assez poli pour offrir à Halbert de partager avec lui ses provisions. Elles étaient de l’espèce la plus simple, car elles consistaient en pain d’avoine, en gâteaux d’avoine assaisonnés d’eau froide, de quelques oignons et d’un morceau de lard fumé. Mais, quelque frugal que fût ce repas, nul Écossais de cette époque, eût-il été d’un rang bien supérieur à celui de Glendinning, n’eût refusé de le partager, surtout lorsque le colporteur prit d’un air mystérieux une corne de bélier qui était pleine d’un excellent usquebaugh, liqueur absolument étrangère à Halbert ; car les liqueurs fortes connues dans le sud de l’Écosse venaient de la France, et l’on n’en faisait que rarement usage. Le colporteur la lui recommanda en disant qu’il se l’était procurée lors de sa dernière visite dans les montagnes de Donne, où il avait fait quelques opérations mercantiles sous la protection du laird de Buchanan ; et, désirant donner l’exemple à Halbert, il vida sa coupe en s’écriant dévotement : « À la prompte chute de l’antéchrist ! »

Leur repas était à peine terminé, qu’un nuage de poussière s’éleva sur la route qu’ils découvraient, et ils aperçurent confusément une dizaine de cavaliers s’avançant avec rapidité, tandis que l’éclat du soleil qui frappait leurs casques et le fer de leurs lances les rendait éblouissants.

« C’est sans doute, dit le colporteur, l’avant-garde de Murray ; cachons-nous dans les taillis, et mettons-nous hors de vue.

— Pourquoi cela, dit Halbert ; allons plutôt au devant d’eux et faisons-leur un signe.

— Que Dieu vous en préserve ! reprit le colporteur ; connaissez-vous si mal les coutumes de la nation écossaise ? Ce peloton de lances qui marchent à grands pas sera commandé par quelque parent farouche de Morton, ou par quelque audacieux qui ne craint ni Dieu ni les hommes. Leur affaire se borne à chercher querelle aux ennemis qu’ils peuvent rencontrer, et à en débarrasser le chemin ; quant au chef, il ne sait rien de ce qui arrive ; il s’avance accompagné de partisans et d’amis plus sages et plus modérés ; peut-être n’est-il plus maintenant qu’à un mille d’ici. Quand bien même nous irions à la rencontre de ces vauriens qui portent des ceinturons de laird, votre lettre ne nous servirait pas à grand’chose, et mon ballot pourrait me jouer un mauvais tour. Ils nous arracheraient nos vêtements pièce à pièce, nous attacheraient des pierres aux talons, et nous jetteraient dans l’un de ces étangs aussi nus qu’au moment où nous sommes venus en ce séjour de trouble et de corruption. Ni Murray ni d’autres n’en entendraient jamais parler. Et quand il viendrait à le savoir, qu’en arriverait-il ? Une telle action serait considérée comme une pure méprise : voilà les regrets qui nous seraient accordés, croyez-moi, jeune homme, lorsque les hommes lèvent le fer l’un contre l’autre, dans leur propre pays, ils ne sont pas disposés à punir rigoureusement les fautes de ceux dont l’épée peut leur être utile. »

Ils laissèrent donc passer ce qui pouvait être appelé alors l’avant-garde du comte de Murray ; et peu de temps après un nuage de poussière beaucoup plus épais s’éleva du côté du nord.

« Maintenant, dit le colporteur, hâtons-nous de descendre la montagne ; car pour parler vrai, dit-il en entraînant Halbert, l’armée d’un Écossais ressemble à un serpent. Sa tête est garnie de dents, et sa queue a un dard ; le seul point que l’on puisse toucher sans danger est le corps.

— J’irai aussi vite que vous voudrez, répondit le jeune homme ; mais expliquez-moi pourquoi l’arrière-garde de cette armée serait aussi dangereuse que l’avant-garde.

— Parce que, si l’avant-garde se compose de coquins fieffés, de gens farouches et déterminés à faire le mal, ne craignant ni Dieu ni leurs semblables, et se croyant obligés d’écarter de leur chemin tout ce qui leur déplaît ou les offusque, de même, l’arrière-garde se compose de valets orgueilleux et plats qui, ayant la garde des bagages, prennent soin de réparer par leurs exactions sur les marchands voyageurs et autres leurs vols et leurs pillages sur ce qui appartient à leur maître. Vous avez entendu à l’avant-garde ceux que les Français nomment enfants perdus (et qui sont réellement des enfants de perdition), chanter des chansons obscènes, des ballades de prostituées. Vous reconnaîtrez le centre aux cantiques et aux psaumes que chantent les seigneurs réformés, la noblesse et les prédicateurs qui les accompagnent. Vient en dernier lieu l’arrière-garde : ce n’est qu’une légion nombreuse de laquais, de palefreniers impies, qui ne parlent que de jeu, de vin et de femmes de mauvaise vie. »

Comme le colporteur achevait ces mots, il se trouvèrent sur la route, et ils aperçurent le corps principal de l’armée de Murray, qui se composait d’environ trois cents cavaliers, marchant avec le plus grand ordre et en corps très-serré. Quelques-uns des soldats portaient les couleurs de leur chef ; mais ils étaient en petit nombre ; le plus grand nombre portait les couleurs diverses que le hasard leur avait dévolues. La majorité était revêtue d’uniformes bleus ; tous étaient armés de cuirasses de platine noir, avec des manches de mailles et des gantelets ; et bien que les uns eussent des bottes et les autres des chaussures de mailles, ils paraissaient au total vêtus de la même manière. La plupart des chefs portaient une armure complète, et les autres un costume semi-guerrier, que nul homme de qualité ne pouvait alors abandonner sans danger.

Les plus avancés du corps d’armée ayant aperçu le colporteur et Halbert Glendinning accoururent à eux sur-le-champ et leur demandèrent qui ils étaient. Le premier raconta son histoire, le jeune Glendinning montra sa lettre, qu’un gentilhomme porta à Murray. Un moment après, le mot halte ! courut de rang en rang, et le pas pesant et régulier des soldats cessa de se faire entendre. L’ordre fut donné de s’arrêter là pendant une heure, afin de se rafraîchir et de laisser reposer les chevaux. Le colporteur reçut la promesse d’obtenir protection, et on lui donna un cheval de bagage ; mais en même temps il reçut l’ordre de se retirer à l’arrière-garde. Il n’y obéit qu’avec répugnance ; et ce ne fut pas sans avoir serré la main d’Halbert d’une manière pathétique et expressive qu’il se sépara de lui.

Le jeune héritier de Glendearg fut conduit à un endroit où le terrain, beaucoup plus élevé, était par conséquent plus sec que le reste du marais. On avait étendu sur la terre un tapis pour servir de nappe, et les chefs assis autour partageaient entre eux un repas d’une simplicité tout aussi grossière que celui de Glendinning venait de faire. Murray lui-même se leva en le voyant s’avancer ; et fit quelques pas à sa rencontre. Cet homme célèbre possédait, au physique comme au moral, une grande partie des avantages et des qualités de Jacques V, son père. Si son illustre naissance n’eût pas été entachée d’illégitimité, il aurait occupé le trône d’Écosse avec autant d’honneur qu’aucun des princes de la maison des Stuarts ; mais l’histoire, tout en rendant justice à ses grands talents et à une foule de qualités qui étaient réellement celles d’un prince et d’un roi, ne peut oublier que l’ambition l’entraîna plus loin que ne l’exigeaient l’honneur et la loyauté. Brave parmi les plus braves, grand et généreux, habile à traiter les affaires les plus embarrassantes et les plus difficiles, à s’attacher ceux qui étaient méfiants et soupçonneux, à déconcerter et à terrasser, par la promptitude et l’intrépidité de ses entreprises, ceux qui étaient le plus déterminés à résister : il atteignit au but où son mérite personnel lui permettait certainement de parvenir, et il obtint la première place du royaume. Mais entraîné par une trop violente tentation, il abusa des occasions que lui offraient les malheurs et les imprudences de sa sœur Marie. Il supplanta sa souveraine et sa bienfaitrice ; et l’histoire de sa vie présente un de ces caractères mixtes susceptibles de sacrifier souvent les principes à la politique, vice qui nous force à condamner l’homme d’état, tout en accordant de la pitié et des regrets à l’individu. Plusieurs particularités de sa vie prouvent qu’il visa à la couronne ; et il n’est que trop vrai qu’il contribua de tout son pouvoir à établir dans le conseil d’Écosse l’influence étrangère et hostile de l’Angleterre. Sa mort peut être regardée comme une expiation de ses fautes, et peut servir à convaincre que le rôle d’un vrai patriote est à la fois plus noble et plus sûr que celui d’un chef de faction, qui est toujours responsable des fautes du moindre de ses partisans.

Lorsque Murray s’approcha, le jeune villageois fut naturellement interdit de la dignité de son maintien. Sa taille imposante, l’air de gravité que l’attitude de pensées importantes et élevées donnait à sa contenance, ses traits qui offraient une ressemblance frappante avec une longue suite de rois, tout était fait en lui pour imprimer la crainte et le respect. Son costume le distinguait fort peu des seigneurs et des hauts barons qui l’entouraient. Un habit de buffle richement brodé et galonné en soie lui tenait lieu d’armure, et une chaîne d’or massif à laquelle était suspendu un médaillon était passée autour de son cou. Son bonnet de velours noir était orné d’un rang de grosses perles d’une grande beauté et d’une plume courte et touffue. Une longue et pesante épée était passée dans sa ceinture, comme sa fidèle compagne. Des éperons dorés attachés à ses bottines complétaient sa parure.

« Cette lettre, dit-il, est du saint prédicateur de la parole divine, Henri Warden, n’est-ce pas ? jeune homme, » Halbert répondit par l’affirmative. « D’après ce qu’il nous écrit, il paraît être dans quelque embarras, et il nous renvoie à vous pour des explications détaillées. Faites-nous donc savoir, je vous prie, dans quel état sont maintenant les choses relativement à lui. »

Bien qu’un peu troublé, Halbert Glendinning fit le récit exact des circonstances qui avaient accompagné l’emprisonnement du prédicateur. Lorsqu’il en vint à la discussion malencontreuse entre le baron et le ministre[1], il fut tout à coup frappé du sombre mécontentement qui parut sur le front du comte ; et, contre toute prudence et toute politique, s’apercevant qu’il avait dit quelque chose de mal, il s’arrêta court au milieu de sa narration.

« Qu’a donc ce jeune fou ? » s’écria le comte en fronçant ses sourcils noirs, tandis qu’une vive rougeur vint colorer son front. « N’as-tu pas encore appris à conter une histoire véritable sans balbutier !

— Ne vous en déplaise, » répondit adroitement Halbert, « c’est la première fois que je parle en présence d’un homme de votre rang.

— Ce jeune homme paraît modeste, » reprit Murray en se tournant vers ceux qui l’entouraient, et cependant il a l’air d’un homme qui, dans une bonne cause, ne craindrait ni ami ni ennemi. Parle, ami, et parle librement. »

Halbert raconta alors la querelle survenue entre Julien Avenel et le prédicateur ; et le comte, tout en se mordant les lèvres, s’efforça de garder un air d’indifférence ; dans le premier moment il parut même prendre le parti du baron.

« Henri Warden, dit-il, est trop rigide dans son zèle. Ni la loi de Dieu, ni celle des hommes, ne condamnent certaines alliances, quoiqu’elles ne soient pas tout à fait légitimes, et les enfants nés de telles unions sont habiles à succéder. »

Cette déclaration fut accompagnée d’un coup d’œil rapide qu’il jeta sur le petit nombre de seigneurs qui étaient présents à cette entrevue. « Rien de plus vrai ! » s’écrièrent la plupart d’entre eux. Les autres baissèrent les yeux et gardèrent le silence. Murray se retourna ensuite vers Glendinning, et lui ordonna de continuer et de n’omettre aucune particularité. Lorsqu’Halbert fit mention de la manière impitoyable dont Julien avait repoussé Catherine, Murray laissa échapper un profond soupir, serra les dents et porta la main sur son poignard ; mais après avoir promené un nouveau regard sur le cercle qui l’environnait, et qui venait de s’augmenter de deux ou trois prédicateurs réformés, il dévora sa rage en silence, et fit signe à Halbert de poursuivre. Bientôt Glendinning arriva au moment où Warden fut arrêté ; et il dit avec quelle brutalité le prédicateur avait été traîné dans un cachot. À ce récit le comte donna un libre essor à sa fureur, certain d’avance de l’approbation de tous ceux qui étaient présents. « Soyez juges, » s’écria-t-il en regardant ceux qui l’entouraient, « pairs, et nobles seigneurs écossais, soyez juges entre moi et ce Julien Avenel : il a manqué à sa parole, il a violé mon sauf-conduit ; et vous, révérends frères, ministres saints, soyez juges ainsi, il a osé porter la main sur le prédicateur de l’Évangile ; et qui sait s’il ne poussera pas l’impiété jusqu’à vendre le sang de sa victime aux adorateurs de l’antéchrist ?

— Qu’il meure de la mort des traîtres ! s’écrièrent les chefs séculiers, et que sa langue soit percée d’un fer rouge pour punir son parjure !

— Qu’il soit renversé comme les prêtres de Baal ! dirent les prédicateurs, et que ses cendres soient jetées dans le tophet ![2] »

Murray les écouta avec un sourire qui exprimait tout l’espoir de la vengeance. Mais il est probable que le récit des mauvais traitements endurés par Catherine lui avait rappelé des circonstances à peu près semblables qui avaient rapport à sa propre mère, et que ce souvenir pénible avait été cause de l’expression de colère qui avait animé ses traits mâles et fait trembler sa lèvre hautaine. Lorsqu’Halbert eut terminé son récit, il lui parla avec bonté.

« Ce jeune garçon paraît doué de hardiesse et de vaillance, dit-il à sa suite ; il est formé de l’étoffe qui convient dans un temps de trouble et de guerre. Le courage et le génie chez certains hommes se devinent et percent malgré l’extérieur le plus simple et le plus modeste. Je veux faire avec lui une plus ample connaissance. »

Il le questionna en particulier sur les forces du baron d’Avenel, les moyens de défense de son château, et sur son héritier présomptif. Cette dernière question força Halbert à lui raconter la triste histoire de Marie Avenel, la nièce du baron : ce qu’il ne put faire sans un air d’embarras et une émotion qui n’échappèrent point à Murray.

« Ah ! Julien Avenel, dit-il, vous provoquez mon ressentiment quand vous avez tant de raisons de craindre ma justice et d’implorer ma clémence ! J’ai connu Walter Avenel, véritable Écossais et brave soldat. La reine notre sœur doit justice à sa fille ; et si ses biens lui sont une fois rendus, elle sera une fiancée digne de quelque brave qui pourra mieux mériter notre faveur que le traître Julien ! » Puis, regardant Halbert, il ajouta : « Es-tu de sang noble, jeune homme ? »

Halbert, d’une voix tremblante et incertaine, parla des prétentions de sa famille qui se flattait de descendre des anciens Glendonwynes de Galloway ; mais le comte l’interrompit brusquement :

« Bien, bien ! laisse aux bardes et aux hérauts d’armes le soin de tracer les généalogies. Dans notre siècle, chaque homme est fils de ses œuvres. La lumière glorieuse de la réformation a brillé sur le prince de même que sur le paysan, et le paysan ainsi que le prince peut s’illustrer en combattant pour cette noble cause. Nous sommes dans un monde mouvant, où quiconque a l’âme courageuse et le bras vigoureux peut s’avancer et parvenir à tout. Dis-moi franchement pourquoi tu as quitté la maison de ton père. »

Halbert Glendinning fit un aveu sincère de son duel avec Piercy Shafton, et de la persuasion où il était qu’il l’avait tué.

« Par ma main ! s’écria Murray, tu es un épervier bien hardi, de t’être mesuré, à ton âge, avec un milan tel que Piercy Shafton ; la reine Élisabeth donnerait son gant rempli de couronnes d’or, pour apprendre que ce fat intrigant est sous la terre : n’est-ce pas Morton ?

— Oui, sur mon épée ! répondit Morton ; et elle regarde son gant comme un don plus précieux que les écus.

— Mais que ferons-nous de ce jeune homicide ? reprit Murray ; que diront nos prédicateurs ?

— Parlez-leur de Moïse et de Benaiah, répondit Morton ; il ne s’agit après tout que du meurtre d’un Égyptien.

— Eh bien ? soit, » dit Murray en riant ; « néanmoins nous ensevelirons cette histoire dans le sable, de même que le prophète ensevelit le corps. Je prends sous ma protection ce jeune homme. Approche, Glendinning, puisque tel est ton nom. Nous te retenons comme l’un des écuyers de notre maison. Notre grand écuyer sera chargé de t’équiper et de t’armer. »

Pendant tout le temps que dura l’expédition de Murray, il eut occasion de mettre à l’épreuve le courage et la présence d’esprit de Glendinning, qui s’éleva si rapidement dans l’estime de lord James, que ceux qui connaissaient ce seigneur regardèrent la fortune du jeune homme comme certaine. Il ne lui restait plus qu’un pas à faire pour parvenir au plus haut degré de confiance et de faveur, c’était d’abjurer le papisme. Les ministres réformés qui faisaient partie de la suite du comte, et qui étaient son principal appui auprès du peuple, trouvèrent dans Glendinning un esprit facile à persuader. Halbert dès son enfance avait senti peu de penchant pour la foi catholique, et ce fut avec ardeur qu’il embrassa des doctrines religieuses plus conformes à la sagesse et à la raison. Aussitôt qu’il eut adopté la foi de son maître, celui-ci le rapprocha plus que jamais de sa personne, et le garda constamment près de lui pendant son séjour dans l’ouest de l’Écosse, séjour que l’humeur intraitable de ceux avec lesquels il devait négocier prolongeait de jour en jour, de semaine en semaine.



  1. Il s’agit de la querelle relative au concubinage de Julien Avenel et de Catherine de Nenwport ; mention un peu scabreuse à faire en présence d’un bâtard. a. m.
  2. Expression de l’Écriture pour désigner l’enfer. a. m.