Le Monastère/Chapitre XXXIV

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 13p. 399-409).
CHAPITRE XXXIV.


abdication de l’abbé.


Les textes de l’Écriture ici ne serviront à rien ; l’artillerie de l’Église se taira bientôt devant une artillerie plus réelle, et ses canons n’auront qu’un pouvoir vain devant le pouvoir des canons de Bellone. Allez fondre votre crosse et vos vases sacrés ; faites dresser dans les salles de votre cloître un banquet pour le soldat affamé, et qu’il y boive à longs traits vos muids de vin épargnés depuis si longtemps ; envoyez-le, après l’avoir amadoué ainsi par votre bonne chère à la garde de vos murailles, et vous pourrez espérer alors qu’il combattra pour les défendre.
Vieille comédie.


L’abbé accueillit son conseiller avec un vif mouvement de satisfaction, qui convainquit le sous-prieur de l’agitation d’esprit du père Boniface et du besoin urgent qu’il avait de recevoir des avis utiles. Il n’y avait ni coupe ni flacon sur la petite table placée à côté du grand fauteuil de parade ; on ne voyait sur cette table que sa mitre enrichie de pierres précieuses, et son chapelet qui semblait avoir été mis là comme le seul remède auquel il pût recourir dans cette extrémité terrible ; la crosse, richement ornée, était appuyée contre la table.

Le sacristain et le vieux père Nicolas avaient suivi le sous-prieur dans l’appartement de l’abbé, probablement dans l’espoir d’apprendre quelque chose sur l’affaire importante dont il s’agissait. Ils ne se trompèrent pas, car, après avoir introduit le sous-prieur, au moment où ils se disposaient à se retirer, l’abbé leur fit signe de rester.

« Mes frères, leur dit-il, vous savez tous avec quel zèle laborieux nous avons soutenu le poids des affaires de cette maison confiée à nos mains indignes, le pain et l’eau vous ont été donnés chaque jour avec exactitude ; je n’ai pas dissipé les revenus du couvent en vains plaisirs, tels que ceux de la chasse, ou en folles dépenses pour des changements d’aubes ou de chapes, ou en fêtes données à des bardes ou à des bouffons oisifs, sauf ceux qui, conformément à l’ancienne coutume, sont reçus aux fêtes de Noël et de Pâques. Enfin je n’ai enrichi ni parents ni femmes étrangères, aux dépens de la communauté.

— Il n’y a pas eu à ma connaissance, dit le père Nicolas, un semblable abbé depuis le temps de l’abbé Ingelram, qui… »

À ce nom, qui était toujours le prélude funeste d’une longue histoire, l’abbé se hâta de l’interrompre.

« Que Dieu ait pitié de son âme ! dit-il ; mais ce n’est pas de lui qu’il est question en ce moment. Ce que je demande de vous, mes frères, c’est de savoir si j’ai fidèlement rempli les devoirs de ma place.

— Il n’y a jamais eu le moindre sujet de plainte, » répondit le sous-prieur.

Le sacristain, beaucoup plus prolixe, fit une longue énumération des diverses preuves d’indulgence et de bonté que la fraternité de Sainte-Marie avait reçues sous le gouvernement doux et bénin de l’abbé Boniface, des indulgentiœ, des gratias, des bibere, des soupes au lait d’amandes distribuées chaque semaine, de l’abondance du réfectoire, de l’amélioration apportée aux celliers, de l’accroissement des revenus du monastère, et de l’adoucissement apporté aux privations pénitentiaires des moines.

— Vous auriez pu ajouter encore, mon frère, » reprit l’abbé qui écoutait avec un air d’approbation mélancolique le détail des actes méritoires de son administration, « vous auriez pu ajouter la construction de ce mur remarquable qui met le cloître à l’abri du vent du nord-est. Mais tout cela ne sert de rien, car nous lisons dans le livre des saints Machabées : Capta est civitas per voluntatem Dei[1]. Et pourtant, il ne m’en a pas coûté peu de réflexions, peu d’inquiétudes, peu de veilles, pour organiser toutes ces choses dans l’ordre où vous les voyez aujourd’hui ; il n’y avait alors ni grenier ni office propre à recevoir des provisions d’aucune espèce ; ni infirmerie, ni dortoir, ni parloir, ni réfectoire qui méritât quelque attention. On ne faisait point de processions, on ne trouvait point de confessionnal ; la maison était incapable d’offrir aux étrangers une hospitalité honorable ; d’accorder ou de refuser des indulgences ; enfin, je puis dire que lorsque chacun de vous était paisiblement endormi dans sa cellule, votre abbé veillait souvent pendant une heure entière, pour s’occuper d’améliorations, et les ordonner d’une manière convenable.

— Pouvons-nous vous demander, révérend père, dit le sous-prieur, quels nouveaux soins viennent peser sur vous ? car votre discours semble vouloir l’indiquer.

— Et vous ne vous trompez guère, reprit l’abbé ; il n’est question aujourd’hui ni de bibere, ni de caritas, ni de soupes au lait d’amandes, mais d’une bande d’Anglais qui, partis d’Hexham, arrivent pour fondre sur nous : ils sont commandés par sir John Foster. Ce n’est plus du vent du nord-est qu’il s’agit de nous garantir, mais de lord James Stewart, qui s’avance à la tête de ses soldats hérétiques pour dévaster et détruire.

— Je croyais que ce projet avait été rompu par la querelle survenue entre lord Semple et les Kennedy, » objecta vivement le sous-prieur.

« Ils se sont mis d’accord à ce sujet aux dépens de l’Église, suivant l’usage habituel, répondit l’abbé. Le comte de Cassilis doit reprendre les récoltes de ses terres qui avaient été données à la maison de Grosraguel, et il s’est allié avec Stewart, que l’on appelle actuellement Murray. Principes convenerunt in unum adversus Dominum[2] ; voilà les lettres. »

Le sous-prieur prit les papiers qui avaient été envoyés par le primat d’Écosse ; car ce prélat s’efforçait de tout son pouvoir de soutenir l’Édifice chancelant du système hiérarchique sous lequel il devait être enseveli. Le père Eustache s’approcha de la lampe, et lut ces lettres avec la plus profonde attention. Le sacristain et le père Nicolas se regardaient l’un l’autre comme pour se demander réciproquement des secours dans ce moment de détresse, et leur regard de consternation ressemblait passablement à ceux de l’agent emplumée d’une basse-cour lorsqu’un milan plane au-dessus-d’elle. L’abbé paraissait accablé sous le poids de ses tristes craintes ; mais ses yeux restaient fixés sur les traits du sous-prieur, comme pour tâcher de découvrir quelque motif de consolation et d’espérance dans l’expression de sa physionomie. Lorsqu’enfin il s’aperçut qu’après avoir pris une seconde fois lecture des lettres, il continuait à garder le silence et à rester enseveli dans de profondes réflexions, il lui dit avec l’expression de l’inquiétude : « Eh bien, que faut-il faire ?

— Notre devoir, répondit le sous-prieur ; le reste est entre les mains de Dieu.

— Notre devoir, notre devoir ! » reprit l’abbé d’un ton d’impatience. « Sans doute nous devons faire notre devoir : mais quel est ce devoir, et de quelle utilité nous sera-t-il ? Nos cloches, nos bréviaires et nos cierges chasseront-ils les hérétiques anglais ? Murray prendra-t-il garde à nos psaumes et à nos antiennes ? combattrai-je pour cette communauté, comme Judas Machabée contre ces profanes Nicanor ? et enverrai-je le sacristain à ce nouvel Holopherne, pour qu’il me rapporte sa tête dans un panier ?

— Il est vrai, mon révérend père, reprit le sous-prieur que nous ne pouvons combattre avec des armes temporelles, ce serait violer la sainteté de notre habit et les vœux que nous avons faits. Mais nous pouvons mourir pour notre croyance et pour la défense de notre abbaye ; nous avons en outre le droit d’armer tous ceux qui ont la force et la volonté de combattre. Les Anglais ne sont qu’en très-petit nombre, et comptent, à ce qu’il paraît, se réunir à Murray, dont la marche a été interrompue. Si Foster avec ses bandits du Cumberland et de l’Hexham ose entrer en Écosse pour venir piller et dévaster notre couvent, nous lèverons nos vassaux, et j’espère que nous aurons alors des forces suffisantes pour leur livrer bataille.

— Par le saint nom de Notre-Dame ! s’écria l’abbé, me croyez-vous donc un Pierre-l’Ermite, capable de marcher à la tête d’une armée ?

— Non, répondit le sous-prieur, il faut leur donner un chef habile et expérimenté, tel, par exemple, que Julien Avenel, un guerrier éprouvé.

— Quoi ! un railleur impie, un homme débauché, un fils de Bélial ?

— Quand cela serait, il faut nous servir de son expérience dans un art pour lequel il a été élevé ; nous pouvons le récompenser richement, et je sais déjà le prix qu’il met à ses services. Les Anglais, informés que sir Piercy Shafton s’est réfugié parmi nous, arrivent ici dans l’intention, disent-ils, de s’emparer de lui, mais ce n’est qu’un prétexte donné à leur incursion.

— Cela se peut ; j’ai toujours présumé que ce fat, dont le corps est tout couvert de satin et la cervelle de plumes, nous porterait malheur.

— Il faut néanmoins nous assurer son appui, si cela est possible ; il peut intéresser en notre faveur le grand Piercy dont il se vante d’être l’ami, et ce seigneur bienveillant et loyal peut détourner Foster de son dessein. Je vais charger un jackman de le chercher avec toute la diligence possible ; mais je compte principalement sur l’ardeur martiale et l’esprit national des Écossais, qui ne souffriront pas patiemment qu’on apporte le trouble et la guerre sur leurs frontières. Croyez-moi, vous verrez combattre pour nous bien des gens dont le cœur peut s’être laissé égarer par de funestes doctrines. Les puissants barons rougiront de laisser les vassaux de moines paisibles combattre seuls les anciens ennemis de l’Écosse.

— Il se peut que Foster compte sur Murray, dont la marche a été retardée depuis quelque temps, et qu’il l’attende pour se réunir à lui.

— Par la croix ! il ne le fera pas, s’écria le sous-prieur ; nous connaissons ce sir John Foster. C’est un hérétique de l’espèce la plus pestilentielle ; vrai garde de frontières, il vise depuis longtemps à renverser l’Église, il a soif de ses dépouilles, il convoite ses richesses, et ce sera avec empressement qu’il volera en Écosse ; mais il y a beaucoup de raisons pour qu’il ne se presse pas de s’allier à Murray. S’il se réunit à sir James, il n’aura tout au plus qu’une part dans les dépouilles de l’Église ; s’il arrive avant lui, il regardera sa récolte de pillage comme lui appartenant tout entière. Julien Avenel a, comme je l’ai entendu dire, quelque motif d’en vouloir à sir John Foster : lorsqu’ils se rencontreront, ils combattront volontiers de part et d’autre. Sacristain, envoyez chercher notre bailli… Là est la liste des vassaux en âge de dévouer leurs services à l’abbaye… Envoyez également chez le baron de Meigallot, il peut mettre sur pied soixante cavaliers, et davantage… dites-lui que le monastère s’arrangera avec lui pour les droits de péage relatifs à son pont, s’il veut se montrer notre ami dans cette circonstance. Maintenant, mon père, calculons ensemble les forces que nous pouvons réunir, et celles de l’ennemi, afin que le sang humain ne soit pas versé en vain : calculons donc.

— Ma cervelle est étourdie de cette conjecture imprévue, répondit le pauvre abbé ; je ne suis pas, je crois, plus lâche qu’un autre, quant à ce qui concerne ma propre personne ; mais vous me parlez de lever des troupes, de calculer des forces, de marcher à l’ennemi : autant vaudrait parler de toutes ces choses à la plus jeune novice d’un couvent de nones. Au surplus, ma résolution est prise. Mes frères, » ajouta-t-il en se levant et en s’avançant avec toute la dignité que lui donnait la majesté de sa taille, « écoutez pour la dernière fois la voix de votre abbé Boniface. J’ai fait pour vous tout ce que j’ai pu ; dans des temps plus tranquilles j’eusse peut-être encore mieux fait ; car c’est pour vivre dans la paix que j’ai choisi la vie du cloître, et cette vie m’a donné autant de tourment et d’inquiétude que si j’avais été chargé de recevoir des droits ou de marcher à la tête d’une armée. Mais maintenant les choses vont de mal en pis, et à mesure que je vieillis, je me sens moins capable de lutter contre les événements. Ainsi donc, comme il ne me convient pas de conserver une place dont les devoirs ne seraient plus qu’imparfaitement remplis par l’effet de l’âge et du malheur, j’ai pris la résolution de m’en démettre en faveur du père Eustache, notre bien aimé sous-prieur, ici présent : je me réjouis aujourd’hui qu’il n’ait pas obtenu ailleurs l’avancement dû à son mérite, et j’espère que ce sera à lui que seront dévolues la mitre et la crosse qu’il est dans mon intention de lui céder.

— Au nom de Notre-Dame ! ne faites rien à la hâte, s’écria le père Nicolas ; je me souviens que, lorsque le digne abbé Ingelram, âgé alors de quatre-vingt-dix ans (car je vous réponds qu’il pouvait se rappeler l’époque où Benoît XIII fut déposé), se sentit malade et se fit mettre au lit, les frères qui l’entouraient lui firent entendre qu’il ferait bien de donner sa démission ; il répondit (car il était d’une humeur joviale) que tant qu’il pourrait courber son petit doigt, il s’en servirait pour tenir sa crosse. »

Le père sacristain fit aussi à son supérieur de vives représentations, et attribua cette résolution désespérée à la modestie naturelle de l’abbé, qui le portait à s’accuser injustement d’incapacité. L’abbé, les regards dirigés vers la terre, l’écouta en silence ; la flatterie elle-même ne pouvait parvenir à le séduire.

Le père Eustache, prenant alors un ton de dignité et de noblesse, parla ainsi à son supérieur, qui le regardait d’un air abattu et déconcerté : « Révérend père, si jusqu’à présent j’ai gardé le silence sur les vertus dont vous avez donné l’exemple pendant le temps que vous avez gouverné cette maison, ne croyez pas cependant que je les aie méconnues. Je sais que nul homme n’a jamais apporté, dans la place importante que vous occupez, un désir plus sincère de travailler au bien général ; et si votre gouvernement n’est pas marqué par quelques-uns de ces traits hardis qui distinguèrent parfois vos prédécesseurs, leurs fautes sont restées également étrangères à votre caractère.

— Je ne croyais pas, » dit l’abbé en dirigeant ses regards avec surprise sur le père Eustache, « que vous, mon père, vous m’auriez rendu cette justice.

— Je vous l’ai rendue plus complètement encore en votre absence, reprit le sous-prieur. Ne renoncez pas à la bonne opinion que les hommes ont conçue de vous, en abandonnant vos fonctions, lorsque vos soins deviennent plus nécessaires que jamais.

— Mais, mon frère, je laisse à ma place un homme plus habile que moi.

— Ce serait une retraite impolitique, répondit le père Eustache ; vous n’avez pas besoin d’abdiquer pour assurer à la communauté le peu d’expérience ou de talents que je puis posséder. J’ai sur la tête assez d’années d’études et d’observations pour savoir que les qualités dont le ciel a doué chacun de nous ne lui appartiennent pas, mais sont la propriété de la communauté, et doivent être consacrées au bien général. Si vous ne voulez pas prendre la peine, révérend père, d’agir vous-même dans ces circonstances épineuses, je vous supplie de partir sur-le-champ pour Édimbourg, et de solliciter en notre faveur les amis sur lesquels vous pouvez fonder quelque espérance ; croyez qu’en votre absence je ferai, comme sous-prieur, tous les efforts que me commande le devoir pour défendre ce domaine sacré. Si je réussis, puisse tout l’honneur et toute la gloire de cette entreprise appartenir à vous seul, et si je succombe, puisse la honte et le déshonneur ne retomber que sur moi ! »

L’abbé répondit, après quelques instants de réflexion : « Non, père Eustache, votre générosité ne viendra pas à bout de me vaincre. Dans des temps aussi orageux que ceux-ci, il faut au gouvernail de cette maison une main plus vigoureuse que la mienne ; et celui qui conduit un navire doit être l’homme le plus habile de son équipage. Il y aurait de la honte à me laisser couvrir de la gloire qui serait le juste prix des travaux d’un autre ; et tout l’honneur accordé à celui qui entreprend une tâche aussi périlleuse et aussi embarrassante est, dans mon humble opinion, une récompense au-dessous de son mérite. Malheur à qui le priverait de la plus légère portion de cette récompense ! Commencez donc dès ce soir à exercer votre autorité, et ordonnez les préparatifs que vous jugerez nécessaires. Que le chapitre soit convoqué pour demain après la messe, et tout marchera dans l’ordre convenu. Recevez ma bénédiction, mes frères, que la paix soit avec vous ! et puisse l’abbé futur dormir aussi paisiblement que celui qui est sur le point de résigner sa place et de lui céder sa mitre ! »

Ils se séparèrent émus jusqu’aux larmes. Le bon abbé venait de montrer son caractère sous un point de vue que les frères n’avaient point découvert jusqu’alors. Le père Eustache lui-même avait toujours considéré son supérieur comme un homme de joyeux caractère, indolent, facile, et dont le plus grand mérite était une absence totale de défauts essentiels ; en sorte que le sacrifice de son autorité au sentiment de son devoir, en supposant même qu’il fût suggéré en partie par quelque motif moins pur, tel que la crainte des événements funestes qui pouvaient arriver, l’élevait considérablement dans l’opinion du sous-prieur. Il sentit même de la répugnance à profiter de la démission de l’abbé Boniface, et à s’élever en quelque sorte sur ses ruines. Mais ce dernier sentiment ne l’emporta pas long-temps sur la conscience de ce qu’il devait au bien de l’Église. On ne pouvait nier que Boniface ne fût entièrement dépourvu des talents nécessaires dans la place qu’il occupait, surtout dans de si graves circonstances : et le sous-prieur sentait que lui-même, n’agissant que comme simple délégué, pourrait à peine prendre les mesures décisives que les événements exigeraient. L’intérêt de la communauté demandait donc son élévation. Si outre cette conviction il se glissa une nuance de satisfaction intérieure dans ce qu’il éprouva en apprenant que cette haute dignité lui était réservée ; s’il ressentit quelque chose de cet orgueil naturel à une âme supérieure lorsqu’elle est appelée à lutter contre les dangers inséparables de fonctions importantes : ces sentiments étaient si adroitement confondus avec d’autres d’une nature plus désintéressée, que le sous-prieur lui-même pouvait peut-être ignorer qu’ils agissaient secrètement en lui. Et nous, qui avons une profonde estime pour lui, nous ne chercherons pas à nous en assurer davantage.

Le nouvel abbé prit toutefois une contenance plus imposante que de coutume en donnant les ordres nécessaires à la sûreté du couvent ; ceux qui l’approchèrent purent reconnaître un éclat inusité dans son regard d’aigle, et une rougeur inaccoutumée sur ses joues pâles et flétries. Il écrivit et dicta avec précision et clarté diverses lettres à plusieurs barons pour les informer de l’invasion méditée par les Anglais, et les solliciter d’accorder leur appui à l’Église et de prendre part à la cause commune. Des propositions de récompenses furent faites à ceux qu’il jugeait le moins susceptibles d’être excités par le sentiment de l’honneur, et il s’efforça de réveiller dans toutes les âmes l’amour de la patrie et le souvenir de l’ancienne haine des Écossais pour les Anglais. Le temps n’était plus où de telles exhortations auraient été superflues. L’appui d’Élisabeth était si essentiel pour le parti réformé en Écosse, et ce parti était si considérable dans chaque canton, qu’il y avait beaucoup de raisons de craindre qu’un grand nombre de barons ne gardassent la neutralité dans cette occurrence, en supposant qu’ils ne voulussent pas se joindre aux Anglais contre les catholiques.

Lorsque le père Eustache examina le nombre des vassaux de l’Église auxquels il pouvait légitimement commander, son cœur s’attrista à la pensée de les ranger sous la bannière d’un chef aussi cruel et aussi dissolu que Julien Avenel.

« Si je savais où trouver ce jeune enthousiaste Halbert Glendinning, pensa le père Eustache, je risquerais de lui confier le commandement de l’armée, quelque jeune qu’il soit, et j’oserais compter davantage sur la protection de Dieu. Mais le bailli est maintenant trop accablé des infirmités de la vieillesse, et je ne connais aucun chef sur lequel je puisse me reposer plus sûrement dans cette circonstance importante que ce Julien Avenel. » Il agita une sonnette qui était sur la table, et ordonna que Christie de Clint-Hill fût amené en sa présence.

— Tu me dois la vie, lui dit-il, et je puis te rendre de nouveaux services si tu veux être sincère avec moi. »

Christie avait déjà vidé deux flacons de vin qui, en toute autre occasion, n’auraient pas manqué d’augmenter l’insolence de sa familiarité ; mais il y avait en ce moment quelque chose dans le maintien du père Eustache qui était plus remarquable qu’à l’ordinaire et qui lui imposait. Ses réponses se ressentirent cependant de l’audace naturelle à son caractère ; et il l’assura d’abord qu’il était disposé à répondre avec sincérité à toutes ses questions.

« Le baron d’Avenel a-t-il quelques relations d’amitié avec sir John Foster, garde des frontières occidentales d’Angleterre ?

— Une amitié semblable à celle qui existe entre le chat sauvage et le furet.

— Ton maître combattra-t-il contre lui s’ils se rencontrent ?

— Aussi bien qu’un coq se soit jamais battu la veille du carnaval.

— Combattrait-il ce Foster pour la cause de l’Église ?

— Pour toute cause quelconque, et même sans aucune cause.

— Nous lui écrirons donc pour lui faire connaître que si, à l’occasion de l’incursion de sir John Foster, il consent à joindre ses forces aux nôtres, il aura le commandement de nos vassaux, et recevra pour récompense une entière satisfaction à ses désirs. Encore un mot : tu m’as dit que tu pourrais découvrir le chevalier sir Piercy Shafton.

— Je le puis, et je me charge de le ramener de gré ou de force, comme cela conviendra à Votre Révérence.

— Il n’est nullement nécessaire d’employer la force contre lui : combien te faut-il de temps pour le découvrir ?

— Trente heures, s’il n’a pas déjà traversé le Lothian. Si cela vous fait plaisir, je partirai immédiatement, et je le poursuivrai avec autant d’adresse qu’un chien lévrier suit le lièvre à la trace.

— Amène-le donc ici, et tu recevras de nos mains la récompense que tu auras méritée.

— Mille grâces à Votre Révérence, je mets toute ma confiance en elle. Nous autres, qui ne connaissons que la lance et la bride, nous traversons la vie, la plupart du temps, d’une manière assez irrégulière ; mais, quand bien même un homme de cette espèce serait encore pire qu’il n’est, Votre Révérence sait bien qu’il faut qu’il vive ; et cela ne se peut sans quelque fraude, j’ose le dire.

— Paix ! mets-toi sur-le-champ en mesure de remplir ton message : nous te donnerons une lettre pour sir Piercy Shafton. »

Christie fit deux pas vers la porte, puis revint en hésitant, et avec l’air d’un homme qui aurait envie de faire une plaisanterie impertinente s’il l’osait. « Que ferai-je, demanda-t-il, de Mysie Happer, que le chevalier à emmenée avec lui, dois-je la conduire ici ? Votre Révérence.

—Ici, impudent coquin ! reprit le moine : sais-tu à qui tu parles ?

— Je n’ai pas eu l’intention de vous offenser, révérend père ; mais puisque votre volonté n’est pas que je l’amène ici, je pourrai la conduire au château d’Avenel où une jeune fille favorisée de la nature n’a jamais été mal accueillie.

— Tu reconduiras cette fille infortunée chez son père ; et ne te permets à cette occasion aucune mauvaise plaisanterie ; songe à conduire cette jeune fille à la maison paternelle, en toute sûreté et tout honneur.

— En toute sûreté, je vous le promets ; et en tout honneur, c’est-à-dire ce qui lui en reste après son incartade. Mais permettez-moi de prendre congé de Votre Révérence, il faut que je sois à cheval avant le chant du coq.

— Quoi ! au milieu de la nuit ? comment pourras-tu reconnaître ton chemin ?

— J’ai reconnu les pas de son cheval et j’ai suivi ses traces jusqu’au gué que nous avons traversé ensemble, dit Christie ; là j’ai remarqué qu’elles tournaient tout à coup vers le nord. Il se dirige sur Édimbourg, je vous en réponds ; dès que le jour paraîtra, je serai sur cette route. Ces traces sont marquées par le pied d’un cheval qui porte au sabot une marque facile à reconnaître ; son fer est de la fabrique du vieux Eckie de Canobie ; je le jurerais à sa courbure. » À ces mots, il se retira.

« Détestable nécessité ! » pensa le père Eustache après le départ du jackman, « pénible circonstance, qui oblige à employer de tels auxiliaires ! Mais assaillis de tous côtés comme nous le sommes, et par des gens de tous les rangs, quelle alternative nous reste-t-il ? Mais songeons à nous occuper de ce qui est le plus urgent. »

Le nouvel abbé se mit alors à écrire des lettres, et donna encore plusieurs ordres. Il se prépara à soutenir à lui seul un édifice dont la ruine paraissait prochaine, s’efforçant de prévenir sa chute, et déployant autant de force et de courage que le commandement d’une forteresse réduite à la dernière extrémité, en calculant les moyens qui lui restent pour retarder le moment fatal d’un dernier assaut. Pendant ce temps, l’abbé Boniface, après avoir donné quelques soupirs de regret assez naturels à la prééminence dont il avait joui pendant si long-temps, s’endormit profondément, abandonnant tous les soins et toutes les inquiétudes à son collègue et successeur.


  1. La ville a été prise par la volonté de Dieu. a. m.
  2. Les princes se sont mis ensemble contre le Seigneur. a. m.