Le Monastère/Chapitre XXXVI

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 13p. 420-434).
CHAPITRE XXXVI.


la bataille.


Le bruit de la bataille retentit encore faible, affaibli au loin par un vent qui mugit sourdement ; la guerre et l’effroi marchent en avant, les douleurs et la mort sont derrière.
Penrose.


L’automne était fort avancé lorsque le comte de Morton entra un matin sans être attendu, dans l’antichambre de Murray, où se tenait Halbert Glendinning.

« Avertissez votre maître, Halbert, dit le comte ; je lui apporte des nouvelles de Teviotdale, et à vous aussi, Glendinning.

— Des nouvelles ! des nouvelles ! milord, » s’écria le jeune homme entr’ouvrant la porte de la chambre à coucher du comte ; « veuillez venir à l’instant. » Lord Murray parut, salua son allié, et lui demanda avec empressement quelles étaient ces nouvelles.

— J’arrive du Sud avec un de mes amis, dit Morton, qui a été au couvent de Sainte-Marie, et qui m’en rapporte des nouvelles certaines.

— De quelle nature sont-elles ? demanda Murray, pouvez-vous vous fier à celui qui en est porteur ?

— Il est fidèle, sur ma vie ! répondit Morton, et je voudrais qu’on en pût dire autant de tous ceux qui entourent Votre Seigneurie.

— À quoi et à qui se rapporte ce que vous voulez dire ? reprit Murray.

— Je veux dire que l’Égyptien du véridique Halbert Glendinning, notre Moïse du Sud, est non seulement en vie, mais encore aussi florissant, aussi gai, aussi brillant que jamais, dans ce Goshen du Teviotdale, le monastère de Kennaquhair.

— Que signifie cela ? milord, dit le comte.

— Que votre nouvel écuyer vous a fait une fausse histoire : Piercy Shafton est en parfaite santé, et cela est si vrai que le fripon reste là par amour pour la fille d’un meunier qui a couru le pays avec lui sous un déguisement.

— Glendinning, » dit Murray dont le front se couvrit d’un sombre nuage, « as-tu osé me faire un mensonge pour obtenir ma confiance ?

— Milord, répondit Halbert, je suis incapable de mensonge, et au péril de ma vie je ne m’abaisserais pas à ce point. J’ai dit que cette épée, l’épée de mon père, a passé au travers du corps de sir Piercy, que la pointe est sortie par le dos, et que la poignée a touché sa poitrine ; je répète ce que j’ai dit, et je plongerai cette même épée dans le sein de quiconque oserait m’accuser de fausseté !

— Comment, drôle ! dit Morton, oserais-tu défier un gentilhomme ?

— Silence, Halbert ! reprit Murray, et vous, milord, épargnez-le ; je vois la vérité écrite sur son front.

— Je souhaite que l’intérieur réponde aux apparences. Prenez garde, milord, un jour vous perdrez la vie par votre excès de confiance.

— Et vous, vous perdrez vos amis par votre excès de méfiance, répondit Murray ; mais c’en est assez sur ce chapitre, quelles sont ces nouvelles ?

— Sir John Foster, répondit Morton, est sur le point d’envoyer des forces en Écosse pour ravager le domaine de Sainte-Marie.

— Comment ! sans attendre ma présence et ma permission ? reprit Murray : est-il fou ? Entrera-t-il comme ennemi dans le pays de la reine ?

— Il a des ordres exprès d’Élisabeth, répondit Morton ; et vous savez que les volontés de la reine d’Angleterre ne doivent pas être considérées comme un badinage. Cette entreprise a déjà été commencée et ajournée plus d’une fois depuis que nous sommes ici, et elle a répandu l’alarme à Kennaquhair. Le vieil abbé Boniface a résigné ; et qui croyez-vous qu’on ait choisi à sa place ?

— Personne, assurément, répondit le comte ; ils ne peuvent s’arroger le droit d’élire un nouvel abbé sans le bon plaisir de la reine et le mien. »

Morton haussa les épaules. « Ils ont choisi le pupille du vieux cardinal Beatoun, ce champion adroit et déterminé de Rome, l’ami de cœur de notre remuant primat de Saint-André. Eustache, naguère sous-prieur de Kennaquhair, en est maintenant abbé ; comme un second pape Jules, il lève des troupes, passe des revues, et se prépare à combattre Foster, aussitôt son arrivée. Il faut empêcher cette rencontre, » dit Murray précipitamment ; « quel que soit le parti qui remporte la victoire, une telle bataille ne peut que nous être fatale. Qui commande les troupes de l’abbé ?

— Notre ancien et fidèle allié, Julien Avenel ; rien moins que cela, répondit Morton.

— Glendinning, s’écria Murray, fais sonner le boute-selle, que tout ce qui nous aime soit à cheval sur le champ… Oui, milord, c’est une fatale circonstance. Si nous prenons parti pour nos amis d’Angleterre, tout le pays criera honte sur nous ; les vieilles femmes nous attaqueront avec leurs fuseaux et leurs quenouilles, les pierres mêmes s’élèveront contre nous ; nous ne pouvons risquer une telle infamie. Et ma sœur me retirera tout à fait sa confiance, que j’ai déjà tant de peine à conserver. Si, d’un autre côté, nous nous opposons aux forces de l’Angleterre, Élisabeth nous accusera de protéger ses ennemis, et nous perdrons son appui.

— Et le dragon femelle[1] est, à tout prendre, la meilleure de nos cartes, ajouta Morton ; cependant, j’avoue que ce serait à contre cœur que je resterais dans l’inaction. et je verrais d’un mauvais œil des lames anglaises tailler la chair écossaise. Mais que diriez-vous d’une route faite à l’aise de manière à ne pas éreinter nos chevaux ? Taureaux et dogues, moines et archers, pourraient se battre sans nous porter préjudice, et personne ne pourrait nous blâmer de ce qui serait arrivé pendant notre absence.

— Tout le monde nous blâmerait, James Douglas, répondit Murray ; nous perdrions la confiance des deux partis ; il vaut mieux marcher avec la plus grande célérité et faire ce que nous pourrons pour entretenir la paix entre eux. Je voudrais que le cheval qui amena dans l’Écosse ce Piercy Shafton se fût rompu le cou sur la plus haute cime du Northumberland. Est-ce un pareil faquin qui doit faire tant de tapage, et donner lieu peut-être à une guerre nationale ?

— Si nous eussions été avertis à temps, reprit Douglas, nous l’aurions attendu sur les frontières : il ne manque pas là de gaillards vigoureux qui nous auraient débarrassés de lui pour la valeur de ses éperons. Mais allons, à cheval, James Stewart, puisque vous le voulez ainsi ; j’entends le boute-selle, partons, nous verrons bientôt quel cheval a la plus longue haleine. »

Ces deux puissants seigneurs, suivis d’environ trois cents hommes d’armes bien montés, se dirigèrent vers le comté de Dumfries, et de là, tournant vers l’est, ils entrèrent dans le Teviotdale, marchant si grand train que bientôt, ainsi que Morton l’avait prévu, un grand nombre de chevaux fut hors d’état d’avancer ; de sorte que, lorsqu’ils approchèrent du lieu de l’action, il ne restait plus guère que deux cents hommes, encore la plupart étaient-ils montés sur des chevaux harassés de fatigue.

Ils avaient recueilli dans leur chemin divers bruits relatifs à la marche des Anglais, et sur le degré de résistance que l’abbé pouvait leur opposer. Mais lorsque la petite armée ne fut plus qu’à six ou sept milles de Sainte-Marie de Kennaquhair, un gentilhomme du pays, que Murray avait sommé de se rendre près de lui, et sur les rapports duquel il savait qu’il pouvait se fier, arriva accompagné de deux ou trois valets : les éperons du gentilhomme étaient sanglants et la rapidité de la course avait rendu son visage pourpre. Il déclara que sir John Foster, après avoir plusieurs fois annoncé et retardé son incursion, avait été si piqué d’apprendre que sir Piercy Shafton avait été impunément reçu au monastère, qu’il s’était déterminé à exécuter les ordres d’Élisabeth, qui étaient de s’emparer du chevalier à quelque prix que ce fût. L’abbé, par des efforts extraordinaires, était parvenu à réunir un nombre d’hommes presque égal à celui des Anglais de la frontière, mais moins habitués aux armes. Ils étaient réunis sous le commandement de Julien Avenel, et l’on s’attendait à livrer la bataille sur les bords d’une petite rivière qui formait les limites du domaine de Sainte-Marie.

— Qui connaît cet endroit ? » demanda Murray.

— Moi, milord, répondit Glendinning.

— C’est bien, dit le comte, prenez une vingtaine des cavaliers les mieux montés. Faites la plus grande diligence ; annoncez aux deux partis que j’arrive avec des forces considérables, et que je taillerai en pièces, sans merci, le parti qui frappera le premier coup. Davidson, » dit-il en s’adressant au gentilhomme qui lui avait apporté la nouvelle, « tu me serviras de guide. Pars, et hâte-toi, Glendinning. Dis à Poster que, s’il respecte le service de sa maîtresse, je le conjure de remettre cette affaire en mes mains. Dis à l’abbé que je brûlerai le monastère, quand même il serait dedans, s’il porte un coup avant mon arrivée. Dis à ce chien, à ce Julien Avenel, qu’il a déjà un long compte à régler avec moi, et que je placerai sa tête sur le sommet du plus haut clocher de Sainte-Marie, s’il ose en ouvrir un autre. Fais diligence et n’épargne pas l’éperon, ne crains pas de déchirer les flancs de ton cheval.

— Vos ordres seront exécutés, milord, » dit Glendinning : et choisissant pour le suivre les cavaliers dont les montures étaient le moins fatiguées, il partit aussi rapidement que l’état des chevaux le permit. Les collines et les vallées disparaissaient sous les pieds de leurs coursiers.

Ils n’avaient pas franchi la moitié du chemin lorsqu’ils rencontrèrent des soldats venant du champ de bataille, et dont l’aspect annonçait que le combat était commencé. Deux d’entre eux soutenaient dans leurs bras un troisième, leur frère aîné, qui avait reçu une flèche à travers le corps. Halbert, qui les reconnut pour des vassaux de l’abbaye, les appela par leur nom et les questionna sur l’état de la bataille. Mais dans ce moment même, en dépit des efforts des deux frères pour retenir le blessé sur la selle, il tomba de cheval ; alors ils descendirent en toute hâte pour recevoir son dernier soupir. Il n’y avait aucune information à obtenir d’hommes occupés d’une si triste affaire. Glendinning, en conséquence, poussa plus avant avec sa petite troupe : son anxiété était d’autant plus grande qu’il apercevait un grand nombre de soldats, portant la croix de Saint-André sur leurs bonnets et leurs corselets, lesquels paraissaient s’éloigner en désordre du champ de bataille. La plupart d’entre eux, lorsqu’ils découvraient le corps de cavalerie arrivant sur la route, prenaient à droite ou à gauche ; mais à une telle distance qu’Halbert ne put adresser la parole à aucun. Ceux dont la terreur avait été encore plus grande continuaient la route droit devant eux, galopant comme des insensés, aussi vite que leurs chevaux pouvaient les porter, et lorsque les cavaliers d’Halbert les questionnaient, les fuyards les regardaient sans répondre et sans cesser de fuir. Quelques-uns de ces derniers étaient aussi connus d’Halbert, qui ne douta plus à cette vue que les soldats de l’abbaye n’eussent été défaits. On ne pourrait exprimer l’inquiétude qu’il ressentit alors touchant le sort de son frère qui, pensait Halbert, devait avoir pris part à l’affaire. Aussi accéléra-t-il tellement la marche de son cheval que tout au plus cinq ou six de ses cavaliers purent le suivre. Enfin il arriva sur une petite colline, au bas de laquelle s’étendait une plaine entourée par un détour demi-circulaire de la petite rivière ; c’était là que s’était livré le combat.

Le spectacle qui frappa ses regards était bien triste. La guerre et la terreur, pour nous servir de l’expression du poète, s’étaient précipitées sur le champ de bataille, et n’avaient laissé derrière elles que des blessés et des morts. La bataille avait été vigoureusement soutenue des deux parts, comme il arrivait presque toujours dans les escarmouches des frontières, où d’anciennes haines et des injures mutuelles étaient vengées en même temps que la cause du pays. Vers le milieu de la plaine étaient couchés ceux qui avaient trouvé la mort en luttant contre l’ennemi ; sur leurs visages se peignait encore la farouche expression d’une haine et d’un acharnement inextinguibles ; leurs mains serraient la poignée de leur sabre brisé ou le trait mortel qu’ils avaient en vain essayé d’arracher de leur blessure. Quelques blessés perdant courage imploraient du secours ; et demandaient de l’eau d’un ton faible et plaintif ; d’autres essayaient d’une voix défaillante de prononcer quelque prière maintenant à demi oubliée, et qui d’ailleurs n’avait jamais été bien comprise.

Halbert, incertain de ce qu’il devait faire, courait à cheval à travers la plaine pour voir si, parmi les morts ou les blessés, il pourrait découvrir quelque trace de son frère Édouard. Il n’éprouva aucun empêchement de la part des Anglais. Dans l’éloignement un nuage de poussière indiquait qu’ils étaient encore à la poursuite des fuyards dispersés ; Halbert pensa que s’approcher des vainqueurs avant qu’ils fussent réunis sous le commandement de quelque chef, c’était sacrifier inutilement sa propre vie et celle de ses soldats, qui seraient infailliblement confondus avec les soldats de Julien Avenel. Il résolut donc d’attendre que Murray fût arrivé avec ses forces, et il s’y détermina d’autant plus volontiers qu’il entendit l’armée anglaise sonner la retraite et rappeler les soldats. Glendinning rassembla ses cavaliers, leur fit faire halte dans un poste avantageux, occupé par les Écossais au commencement de l’action, et qui avait été disputé avec le plus grand acharnement pendant toute la bataille.

Tandis qu’Halbert était en cet endroit, son oreille fui frappée par les faibles gémissements d’une femme, gémissements qu’il ne s’attendait pas à entendre dans ces lieux, avant que la retraite des ennemis eût permis aux parents de venir pour rendre aux morts les derniers devoirs. Il regarda avec anxiété, et il aperçut le corps d’un chevalier couvert d’une brillante armure dont les armoiries, quoique brisées et souillées de fange, attestaient encore un haut rang et une illustre naissance. À ses côtés était une femme couverte d’un manteau de cavalier, et tenant quelque chose serré contre son sein. Halbert reconnut que c’était un enfant. Il jeta ses regards sur les Anglais : ceux-ci n’avançaient point, et le son continuel et prolongé des trompettes, ainsi que les cris des chefs, annonçait que leurs forces ne seraient pas rassemblées dans un instant. Il avait par conséquent le temps de s’occuper de cette malheureuse femme. Il descendit de son cheval et le fit garder par un de ses lanciers ; puis, s’approchant de l’infortunée, il lui demanda du ton le plus doux qu’il pût prendre, s’il pouvait la secourir dans sa détresse. Tout en pleurs, elle ne lui fit point une réponse directe ; mais s’efforçant d’une main tremblante et inhabile de détacher les agrafes de l’armure de tête du chevalier, elle dit d’une voix impatiente et chagrine : « Oh ! il reviendrait à lui sur-le-champ si je pouvais lui donner de l’air : terre, fortune, vie, honneur, je donnerai tout pour ôter ces cruelles plaques de fer qui l’étouffent. »

Celui qui veut apaiser le chagrin ne doit point tirer ses arguments de l’inutilité des espérances les plus trompeuses. Le chevalier était couché comme un homme qui a rendu le dernier soupir, et qui ne doit plus se mêler des affaires de ce monde. Cependant Halbert Glendinning leva la visière et détacha le gorgerin. Alors, à sa grande surprise, il reconnut le visage pâle de Julien Avenel. Sa dernière bataille était livrée ; ce baron farouche et remuant était tombé dans un combat ; il avait trouvé la mort dans son occupation favorite.

« Hélas ! il est mort ! » dit Halbert en s’adressant à la jeune femme, dans laquelle il ne lui fut pas difficile de reconnaître la malheureuse Catherine.

« Oh ! non, non, non, répéta-t-elle, ne dites pas cela ; il n’est pas mort, il est seulement évanoui ; je suis restée moi-même longtemps dans des évanouissements. Mais sa voix m’en faisait sortir lorsqu’il me disait avec affection : « Catherine, ouvre les yeux pour l’amour de moi. » Et maintenant, ouvre les yeux, Julien, c’est aussi pour l’amour de moi, » dit-elle en s’adressant au cadavre. « Je sais que vous faites le mort pour m’effrayer ; mais je ne suis pas effrayée, » ajouta-t-elle en poussant avec effort un rire convulsif. Et changeant de ton aussitôt, elle l’engagea à lui parler, « ne fût-ce que pour maudire ma folie, dit-elle. Oh ! la plus rude parole que tu m’aies jamais adressée résonnerait pour moi à cette heure comme la plus amoureuse que tu m’aies jamais dite avant que je me fusse donnée à toi. Levez-le ; levez-le pour l’amour de Dieu ! N’avez-vous pas de pitié ? Il avait promis de m’épouser si je lui donnais un fils, et cet enfant ressemble si bien à son père ! Comment pourra-t-il exécuter sa promesse, si vous ne m’aidez pas à l’éveiller ? Christie de Clint-Hill, Rowley, Hutcheon ; vous étiez toujours à ses côtés dans ses jours de fête, et vous l’avez abandonné au jour du combat, vils et lâches serviteurs que vous êtes !

— Non, pas moi, de par le ciel ! » dit un homme mourant qui fit quelques efforts pour se lever sur le coude, et découvrit à Halbert les traits bien connus de Christie. « Je n’ai pas reculé d’un pied, mais un homme ne peut combattre que tant qu’il lui reste l’haleine, et la mienne s’en va bien promptement. Ainsi, jeune homme, » ajouta-t-il, en jetant les yeux sur Glendinning et voyant son équipement militaire, « tu as donc pris le casque, enfin ? C’est un meilleur bonnet pour vivre que pour mourir. Je voudrais que le hasard eût amené ton frère ici en ta place. Il y a du bon en lui ; mais toi, tu es un vaurien, et tu seras bientôt aussi méchant que moi.

— Dieu m’en préserve ! » dit Halbert vivement.

Amen de tout mon cœur, dit le blessé ; il y aura assez de monde sans toi où je vais. Mais Dieu soit loué ! ma main n’est pour rien dans cette action cruelle, » ajouta-t-il en jetant les yeux sur la pauvre Catherine. Sa bouche fit une exclamation qui ressemblait autant à une prière qu’à un jurement, et son âme partit pour aller devant son juge.

Profondément rempli de l’intérêt douloureux que ces tristes événements avaient excité en lui, Glendinning oublia pour un moment sa position et ses devoirs, et il y fut brusquement rappelé par un bruit de chevaux, et le cri de « Saint-George pour l’Angleterre ! » que poussaient les soldats anglais. Ses cavaliers, fort peu nombreux, car la plupart des traînards avaient attendu l’arrivée du comte de Murray, restaient à cheval, tenant leurs lances droites, n’ayant pas d’ordre de se rendre ou de résister.

« Voici notre capitaine ! » dit un lancier en voyant arriver sur la petite troupe l’avant-garde de Foster, bien supérieure en nombre.

« Votre capitaine ! l’épée dans le fourreau, et à pied en présence de l’ennemi ? Un soldat novice, je gage, dit le chef anglais. Oh ! oh là ! jeune homme, votre songe est-il fini, et voulez-vous maintenant me répondre si vous désirez combattre ou fuir ?

— Ni l’un ni l’autre, » répondit Halbert Glendinning avec une grande tranquillité.

« Alors, jette donc ton épée, et rends-toi, » lui dit l’Anglais.

« Pas à moins d’y être forcé, » dit Halbert d’une voix et d’un air aussi modérés que la première fois.

« Es-tu ton maître, l’ami, ou qui sers-tu ? répliqua le capitaine anglais.

— Le noble comte de Murray !

— Alors tu sers le gentilhomme le plus déloyal qui existe, traître à l’Angleterre et à l’Écosse.

— Tu mens, » s’écria brusquement Glendinning.

« Ah ! tu es bien chaud maintenant, et tu étais si froid il n’y a qu’une minute ? Ah ! je mens ? Voudrais-tu te battre contre moi pour soutenir cette insulte ?

— Un contre un, un contre deux, ou deux contre cinq, comme vous voudrez, dit Halbert Glendinning ; accordez-moi seulement un combat loyal.

— Tu l’auras de nous, camarade, » dit le brave Anglais. « Si je tombe, respectez-le, et laissez-le se retirer en sûreté avec sa suite.

— Vive le capitaine ! s’écrièrent les soldats, aussi impatients de voir le duel que si c’eût été un combat entre un chien et un taureau.

« Il ne vivra pas long-temps, dit le sergent, si, à soixante ans, il veut se battre pour la moindre raison avec le premier homme qu’il rencontre, et surtout avec des jeunes gens dont il pourrait être le père. Voici l’armée ; elle pourra voir le combat. »

En effet, sir John Foster arriva, à la tête d’un corps nombreux de sa cavalerie, juste au moment où son capitaine, que l’âge rendait trop inférieur dans un combat avec un jeune homme aussi vigoureux et aussi alerte qu’Halbert Glendinning, était désarmé.

« Ramasse ton épée ; fi donc ! vieux Stawarth Bolton, dit le général anglais. Et toi, jeune homme, qui es-tu ?

— Écuyer du comte de Murray. J’apportais un message de lui pour Votre Honneur, répondit Glendinning. Mais le voici qui vient, il vous le communiquera lui-même ; j’aperçois son avant-garde au haut de la colline.

— En rangs, mes maîtres, dit sir John Foster à sa suite, « que ceux qui ont brisé leurs lances tirent leurs épées. Nous sommes un peu pris à l’improviste pour ce second combat, mais si ce nuage noir que nous voyons là-bas sur le sommet de la montagne nous apporte du mauvais temps, nous devons le supporter bravement malgré nos manteaux déchirés. En attendant, Stawarth, nous avons le daim que nous chassions. Voici Piercy Shafton bien lié entre deux soldats.

— Qui, cet enfant ? dit Bolton ; ce n’est pas plus Piercy Shafton que je ne le suis moi-même. Il porte bien, il est vrai, son habit élégant ; mais Piercy Shafton a une douzaine d’années de plus que ce petit coquin. Je le connaissais qu’il n’était pas plus haut que cela. Ne l’avez-vous jamais vu dans les joutes et à la cour ?

— Au diable toutes ces futilités ! dit sir John Foster ; et quand aurais-je donc eu le loisir de m’y livrer ? Tout le temps de ma vie ne fut-il pas employé à l’office de bourreau, poursuivant les voleurs aujourd’hui, les traîtres demain, craignant tous les jours pour ma vie ; l’épée jamais suspendue dans mon château, les pieds jamais hors des étriers, la selle toujours sur le dos de mon cheval ; et maintenant, parce que j’ai commis une méprise sur la personne d’un homme que je n’ai jamais vu, je suis certain que les premières lettres que je vais recevoir du conseil-privé vont me traiter comme un chien. Pour un homme la mort vaudrait mieux qu’une telle fatigue et un tel esclavage. »

Un trompette interrompit les plaintes de Foster, et un poursuivant d’armes écossais qui l’accompagnait annonça que le noble comte de Murray désirait, en tout honneur et sûreté, une conférence personnelle avec sir John Foster, à moitié chemin entre les armées, avec six compagnons chacun, et dix minutes de trêve aller et venir.

« Et maintenant, dit l’Anglais, voici un autre malheur. Il faut que j’aille parler avec ce faux Écossais qui est là-bas, il connaît l’art d’inventer des fourberies et de jeter de la poudre aux yeux d’un homme franc, aussi bien que le plus grand coquin du Nord. Je ne suis pas de force avec lui en paroles ; et quant aux coups, nous en avons assez. Poursuivant, nous acceptons la conférence ; et vous, écuyer (s’adressant au jeune Glendinning), allez avec vos soldats rejoindre votre armée ; partez, suivez le trompette du comte. Stawarth Bolton, mettez votre troupe en rangs, et soyez prêt à accourir au moindre signe de mon doigt. Allez donc rejoindre vos amis, sir écuyer, et ne restez pas ici. »

Malgré cet ordre positif, Halbert Glendinning ne put s’empêcher de s’arrêter pour jeter un regard sur l’infortunée Catherine, qui restait insensible au danger et au bruit des chevaux ; mais un second regard lui fit connaître qu’elle était sourde à tous les bruits et pour toujours. Glendinning se réjouit de voir que cette vie misérable était terminée, et que les pieds des chevaux, parmi lesquels il était obligé de laisser cette pauvre créature, ne pouvaient fouler et meurtrir qu’un corps inanimé. Il tira l’enfant d’entre les bras de la morte, à moitié honteux des éclats de rire qui s’élevèrent de tous côtés à la vue d’un homme armé chargé d’un fardeau si extraordinaire et si incommode dans un tel moment.

« Appuyez votre enfant sur votre épaule, s’écria un arquebusier… Portez bien votre poupon, dit un piquier… Paix, brutes que vous êtes, interrompit Stawarth Bolton, et respectez l’humanité dans les autres si vous n’en avez pas vous-mêmes. Je pardonne à ce jeune homme d’avoir fait quelque honte à mes cheveux gris, en le voyant prendre soin de cette pauvre créature que vous auriez foulée aux pieds, comme si des louves et non des femmes vous eussent enfantés ! »

Tandis que cela se passait, les chefs des deux côtés se rencontraient dans l’espace neutre entre leurs forces respectives, et le comte parlait ainsi au général anglais : « Est-ce bien se conduire, est-ce se conduire honnêtement, sir John, de venir en Écosse, bannière déployée, combattre, massacrer et faire des prisonniers selon votre bon plaisir ? Pour qui nous prenez-vous, le comte de Morton et moi ? Est-ce bien agir, pensez-vous, de ravager nos terres et de répandre notre sang, après les nombreuses preuves que nous avons données à votre maîtresse de notre dévouement à ses volontés, sauf toutefois la fidélité due à notre propre souveraine ?

— Comte de Murray, répondit Foster, tout le monde sait que vous êtes un homme d’un grand esprit et d’une sagesse profonde ; mais, depuis plusieurs semaines, vous m’avez toujours leurré de belles promesses en assurant que vous arrêteriez un rebelle ennemi de ma maîtresse, ce Piercy Shafton de Wilverton, et vous n’avez pas tenu votre parole, alléguant des troubles dans l’Ouest, et je ne sais quels autres empêchements. Maintenant, puisqu’il a eu l’insolence de revenir ici et de vivre ouvertement à dix milles de l’Angleterre, je n’ai pu, dans mon devoir envers ma maîtresse et reine, m’arrêter plus long-temps à vos délais successifs, et en conséquence j’ai usé de mes troupes pour m’emparer du rebelle de vive force là où je pourrai le trouver.

— Et sir Piercy Shafton est donc entre vos mains ? dit le comte de Murray ; soyez sûr alors que je ne puis, sans me couvrir de honte, souffrir que vous l’enleviez de ces lieux sans vous livrer bataille.

— Voudriez-vous, lord comte, après tous les avantages que vous avez reçus des mains de la reine d’Angleterre, livrer bataille en faveur d’un rebelle à son pouvoir, dit John Foster.

— Non, sir John, répondit le comte ; mais je combattrai jusqu’à la mort pour défendre les droits et la liberté du royaume d’Écosse.

— Par ma foi, reprit sir John Foster, j’en suis charmé ! mon épée n’est pas encore émoussée, malgré tout ce qu’elle a fait aujourd’hui.

— Par mon honneur, sir Foster, dit sir George Héron de Chipchase, nous n’avons pas de motifs pour combattre ces lords écossais maintenant, car je suis de l’opinion du vieux Stawarth Bolton, et je pense que votre prisonnier n’est pas plus Piercy Shafton que le comte de Northumberland ; il serait malencontreux de rompre la paix entre les deux pays pour un faux sir Piercy.

— Sir George, répliqua Foster, j’ai souvent entendu dire que les hérons avaient peur des éperviers ; allons, ne mettez pas la main à votre épée, ce n’est qu’une plaisanterie. Quant au prisonnier, qu’on l’amène ici, afin que nous puissions voir qui il est, toujours sous assurance de trêve, milords, » continua-t-il en s’adressant aux Écossais.

« Sur notre parole et sur l’honneur, dit Morton, nous ne commettrons aucune violence. »

Le prisonnier amené, les rieurs ne furent pas pour sir John, car il fut prouvé non seulement que ce n’était pas Piercy Shafton, mais que c’était une femme déguisée.

« Qu’on dépouille cette coquine, et qu’on l’envoie aux palefreniers, dit Foster ; elle a eu pareille compagnie avant aujourd’hui, je suis sûr. »

Murray lui-même ne put s’empêcher de rire (chose peu ordinaire à ce seigneur) du désappointement du général anglais ; mais il ne voulut pas permettre qu’on fît aucune violence à la belle Molinara, qui avait une seconde fois, à ses propres risques, sauvé sir Piercy Shafton, en se couvrant de ses habits.

« Vous avez déjà fait plus de mal que vous ne pouvez en réparer, dit le comte, et ce serait un déshonneur pour moi si je permettais de toucher à un cheveu de la tête de cette jeune femme.

— Milord, dit Morton, si sir John Foster veut m’accorder un moment d’audience secrète, j’espère lui donner des raisons qui le feront partir et remettre cette ridicule affaire aux commissaires nommés pour juger les délits commis sur la frontière. »

Il conduisit sir John à part, et lui parla en ces termes :

« Sir John Foster, je m’étonne beaucoup qu’un homme qui connaît la reine Élisabeth aussi bien que vous la connaissez, ne sache pas que, s’il doit espérer d’elle quelque faveur, c’est en lui rendant des services utiles, et non en l’enveloppant dans une querelle avec ses voisins, qui ne lui offre aucun avantage. Sir chevalier, je vous parle franchement d’après ce que je sais être véritable. Si dans votre expédition mal avisée vous aviez saisi le véritable sir Piercy Shafton, et que cette action eût amené, comme cela devait être, une rupture entre les deux pays, votre politique reine et son conseil auraient préféré disgracier sir John Foster plutôt que d’entrer dans une guerre pour le soutenir ; et maintenant que vous n’avez pas réussi, vous pouvez compter que vous n’aurez pas de grands remercîments si vous poussez l’affaire plus loin. Je ferai en sorte d’engager le comte de Murray à chasser sir Piercy Shafton du royaume d’Écosse. Soyez prudent, que l’affaire en reste là ; vous ne gagneriez rien par la violence : car si nous en venons aux mains, comme la première action vous a diminués et affaiblis, vous auriez nécessairement le dessous. »

Sir John Foster l’écoutait la tête penchée sur sa cuirasse. « C’est une maudite affaire, dit-il, et elle ne me vaudra rien de bon. »

Il poussa donc son cheval vers lord Murray, et lui dit que, par déférence pour la présence de Sa Seigneurie et celle de lord Morton, il prenait la résolution de se retirer avec sa troupe sans avancer plus loin.

« Halte-là ? sir John Foster, dit Murray, je ne vous permettrai pas de vous retirer en sûreté, à moins que vous ne laissiez une caution qui puisse répondre pour la réparation de tous les dommages que vous venez de faire ; réfléchissez qu’en souffrant votre retraite je deviens responsable envers ma souveraine du sang de ses sujets, si je souffre que ceux qui l’ont répandu s’éloignent si facilement.

— Il ne sera pas dit en Angleterre, déclara le général anglais, que John Foster a donné des otages comme vaincu, et cela sur le champ de bataille où il a remporté la victoire. Mais, » ajouta-t-il après un silence d’un moment, « si Stawarth Bolton veut rester avec vous de sa propre volonté, je n’ai rien à dire à cela ; et, au fait, il vaut mieux qu’il reste ici pour voir le départ de ce Piercy Shafton.

— Je le reçois néanmoins comme votre otage, et je le traiterai comme tel, » dit le comte de Murray. Mais Foster, se tournant comme pour donner des ordres à Bolton et à ses cavaliers, affecta de ne pas entendre cette observation.

« Voici un fidèle serviteur de sa très-belle dame et souveraine, dit Murray à part à Morton. Heureux homme ! il ne sait pas si l’exécution de ses ordres ne lui coûtera pas la tête ; et il est certain que s’il ne les avait pas exécutés, il aurait été disgracié et mis à mort sans aucun délai. Heureux serviteurs ! non seulement ils sont sujets aux caprices de la fortune, mais ils en sont responsables, et doivent en rendre compte à une souveraine aussi fantasque et capricieuse que la fortune elle-même.

— Nous aussi, milord, observa Morton, nous avons une femme pour souveraine.

— Oui, Douglas, » répondit le comte avec un soupir étouffé, « mais il reste à voir combien de temps une femme peut tenir les rênes du pouvoir dans un pays aussi remuant que le nôtre. Nous irons maintenant à Sainte-Marie, et nous examinerons nous-même l’état de cette maison. Glendinning, veillez sur cette femme et protégez-la. Que diable as-tu donc entre les bras ? un enfant, parbleu ! où as-tu trouvé une telle charge dans un tel lieu, à un tel instant ? »

Halbert Glendinning lui raconta en peu de mots son aventure. Le comte poussa son cheval vers l’endroit où gisait le corps de Julien Avenel que sa malheureuse compagne serrait dans ses bras, comme le tronc d’un chêne déraciné par la tempête, et renversé avec les guirlandes de lierre qui l’entouraient. Ils étaient froids tous les deux. Murray fut touché d’une manière extraordinaire : cette vue lui rappelait peut-être sa naissance.

« De quelle responsabilité ne sont-ils pas chargés, Douglas, dit-il, ceux qui abusent ainsi des plus douces affections ! »

Le comte de Morton, malheureux en mariage, était un libertin en amour.

« Vous devez faire cette question à Henri Warden, milord, ou à John Knox. Je suis un mauvais conseiller lorsqu’il s’agit de femmes.

— En avant ! à Sainte-Marie ! dit le comte ; donnez l’ordre à Glendinning de remettre l’enfant au cavalier femelle, et que la belle aventurière s’en charge. Ne laissez pas outrager les morts ; appelez les paysans pour les enterrer ou les enlever. En avant, camarades ! »



  1. La reine Élisabeth. a. m.