Le Monastère/Chapitre XXXI

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 13p. 368-378).
CHAPITRE XXXI.


l’interrogatoire.


Je le connus à l’école : c’était un jeune homme doué d’un esprit vif ; pénétrant, réservé parmi ces condisciples, consacrant à l’étude ses heures de plaisir et de repas, et faisant jeûner son corps pour nourrir son esprit.
Ancienne comédie.


Le sous-prieur rentra dans la tour à la prière de Christie ; ce dernier, après avoir fermé la porte, s’approcha du père Eustache, et commença son discours avec un grand fonds d’assurance et de familiarité :

« Mon maître, dit-il, m’envoie pour présenter ses compliments à vous particulièrement plutôt qu’à tout autre du couvent de Sainte-Marie, et de préférence à l’abbé lui-même ; car, quoiqu’on lui donne le nom de seigneur et bien d’autres titres, personne n’ignore que c’est vous qui êtes l’oracle de la communauté.

— Si vous avez quelque chose à me dire qui concerne notre maison, je vous engage à parler sans attendre plus long-temps, car je suis pressé ; et le sort du jeune Glendinning occupe ma pensée.

— Je réponds de lui corps pour corps, et je proteste qu’il est aussi plein de vie que moi-même.

Ne devrais-je pas annoncer ces heureuses nouvelles à sa mère infortunée ? se dit le père Eustache ; non je ferai mieux d’attendre le résultat des recherches qu’ils sont allés faire au tombeau. Eh bien ! monsieur l’homme d’importance, quel est donc ce message de votre maître ?

— Mon seigneur et maître, reprit Christie, a de bonnes raisons de craindre, d’après les avis de certains amis secrets qu’il récompensera à loisir, que votre honorable communauté ne soit portée à croire qu’il est malintentionné envers la sainte Église, allié aux hérétiques et aux fauteurs de l’hérésie, et qu’il convoite les dépouilles de votre abbaye.

— Soyez bref, mon ami, car le diable n’est jamais plus à craindre que lorsqu’il s’avise de prêcher.

— Eh bien, au fait donc ! mon maître vous demande votre amitié ; et pour se justifier des calomnies des méchants, il envoie à votre abbé ce Henri à Warden dont les sermons en Écosse ont causé tant d’agitation dans le monde pour qu’il soit traité selon les règles de la sainte Église et le bon plaisir de l’abbé. »

Les yeux du sous-prieur à cette nouvelle étincelèrent de joie ; car il savait qu’on regardait comme une affaire très-importante l’arrestation de cet homme, remarquable par un si grand zèle et une telle popularité que les sermons de Knox lui-même n’avaient été ni plus influents sur le peuple ni plus redoutables pour l’Église de Rome.

Dans le fait, cet ancien système, qui s’accommodait si bien avec les besoins et les vœux d’un âge de barbarie, depuis la découverte de l’imprimerie et la propagation graduelle des connaissances, se reposait à fleur d’eau, semblable à un monstrueux léviathan, contre lequel dix mille réformés lançaient leurs harpons avec acharnement. L’Église catholique d’Écosse en particulier était aux abois, suant sang et eau, et soutenant encore, par des efforts désespérés, l’assaut des ennemis qui de tous les côtés plongeaient leurs armes dans son vaste corps. Dans plusieurs grandes villes, les monastères avaient été supprimés ; dans d’autres endroits, les nobles convertis à la religion réformée s’étaient emparés des possessions ecclésiastiques. Néanmoins l’Église de Rome étant encore autorisée par les lois du royaume, elle conservait la jouissance de ses propriétés et de ses privilèges partout où elle pouvait en constater les droits ; la communauté de Sainte-Marie de Keinnaquhair était de ce nombre. Elle avait conservé intégralement ses domaine et son influence. Les hauts barons du voisinage, soit par attachement au parti qui soutenait encore le vieux système de la religion, soit qu’ils eussent été obligés de partager entre eux tous la proie que chacun convoitait en particulier, s’étaient abstenus jusqu’à ce jour de porter la main sur ses possessions. Ils savaient d’ailleurs que la communauté était protégée par les puissants comtes de Northumberland et de Westmoreland dont le zèle ardent causa plus tard le grand soulèvement qui eut lieu la dixième année du règne d’Élisabeth.

Placés dans cette heureuse position, les amis de l’Église romaine, dont la cause déclinait tous les jours, pensèrent qu’un exemple frappant de courage et de résolution, offert dans les lieux où les privilèges de l’Église étaient encore intacts, et où sa juridiction ne lui était pas contestée, pourrait imprimer un sentiment d’effroi aux sectateurs des nouvelles opinions et les réduire au silence ; ce qui, avec la faveur du souverain et la garantie des lois qui les protégeaient toujours, pourrait affermir l’Église dans les possessions qu’elle gardait en Écosse, et peut-être lui faire recouvrer celles qui étaient perdues.

Cette résolution avait été plus d’une fois discutée par les catholiques du nord de l’Écosse, qui en avaient fait part à ceux du sud. Le père Eustache, dévoué à l’Église par ses vœux publics et particuliers, était enflammé de zèle, et même avait opiné pour qu’on exécutât les sentences contre les hérétiques sur le premier prédicant réformateur, ou sur le premier hérétique important qui se hasarderait à franchir les limites de la communauté.

Un cœur naturellement noble et bon fut dans cette circonstance, comme dans beaucoup d’autres, abusé par sa propre générosité. Le père Eustache aurait été un mauvais inquisiteur en Espagne, avec un pouvoir sans bornes et sans responsabilité. Sa rigueur se serait adoucie en faveur du criminel dont le sort aurait dépendu entièrement de lui. Mais, en Écosse, dans la crise où il se trouvait, le cas était bien différent. La question était de savoir si quelque fidèle oserait au péril de sa vie prendre sur lui d’exercer les droits de l’Église. Se présenterait-il quelqu’un qui osât en faveur de sa cause lancer la foudre, ou laisserait-on cette foudre paisible comme celle d’un Jupiter en peinture, objet de dérision et non de terreur ? Les circonstances étaient propres à exalter l’âme d’Eustache, car elles lui commandaient d’assumer sur lui seul les dangers d’une rigide sévérité en exécutant une mesure qui, selon l’opinion générale, devait être utile à l’Église, et qui, selon les lois anciennes et son intime conviction, était non seulement juste, mais encore méritoire.

Tandis que les catholiques prenaient ces résolutions, le hasard fit tomber une victime en leur pouvoir. Henri Warden enflammé de cet enthousiasme naturel aux réformés du temps, avait, dans l’impétuosité de son zèle, tellement dépassé les bornes de la liberté accordée à sa secte, que la dignité personnelle de la reine parut exiger sa mise en jugement. Il disparut d’Édimbourg après avoir obtenu de lord James Stewart, qui devint plus tard célèbre sous le nom de comte de Murray, des lettres de recommandation pour plusieurs chefs d’un rang inférieur, voisins des frontières, lesquels étaient particulièrement engagés, par ces lettres, à faciliter le passage de Warden en Angleterre. Julien Avenel était un des chefs principaux à qui ces recommandations était adressées ; car jusqu’à ce jour, et même encore bien long-temps après, les intérêts personnels de lord James le mirent en rapport avec les petits chefs montagnards, plutôt qu’avec les barons puissants et les hommes influents de la frontière. Julien Avenel avait, sans consulter les lois de l’honneur, formé des liaisons avec les deux partis. Néanmoins, quoique peu délicat, il n’aurait pas trahi l’hôte que lord James avait recommandé à son hospitalité, si (à ce qu’il prétendait), sous le voile officieux de la religion, Henri Warden ne s’était pas immiscé dans les affaires de sa famille ; mais en se déterminant à le faire repentir du sermon qu’il avait osé lui faire et de la scène scandaleuse qui en avait été la suite, Julien, avec la méchanceté qui lui était naturelle, conçut le projet de rendre sa vengeance utile à ses intérêts personnels ; en conséquence, au lieu d’infliger un châtiment à Warden dans son propre château, il résolut d’en laisser le soin au couvent de Sainte-Marie, afin de pouvoir réclamer auprès des moines une récompense soit en argent, soit en terres concédées à bas prix, usage que les nobles séculiers commençaient à introduire pour s’approprier les biens du clergé.

Le sous-prieur de Sainte-Marie, au moment où il s’y attendait le moins, vit tomber entre ses mains cet intrépide, cet infatigable, cet inflexible ennemi de l’Église, et se crut obligé de justifier les promesses qu’il avait faites aux amis de la foi catholique, en éteignant l’hérésie dans le sang de l’un de ses plus ardents fauteurs.

Il faut dire à l’honneur de son cœur et de la position où il se trouvait, que le père Eustache, en apprenant que Henri Warden venait d’être mis en son pouvoir, loin d’en paraître joyeux, fut d’abord frappé d’un sentiment pénible ; mais ce moment d’émotion passé, il en fut charmé. « Il est douloureux, » se disait-il en lui-même, « de faire souffrir son semblable, il est terrible de faire verser le sang humain. Mais le juge qui tient dans ses mains l’épée de saint Paul et les clefs de saint Pierre ne doit pas reculer devant ses devoirs. Nos armes se tourneraient contre nous-mêmes, si d’un bras ferme et sans relâche nous n’en frappions les ennemis mortels de la sainte Église. Pereat iste ! qu’il périsse ! telle est la sentence qu’il a méritée, et tous les hérétiques d’Écosse seraient à ses côtés, armés pour le défendre, qu’elle n’en serait pas moins prononcée et mise à exécution… Qu’on amène le prisonnier, » dit-il à haute voix.

Henri Warden fut amené les mains liées, mais les pieds en liberté. « Que tous ceux qui sont inutiles à la garde du prisonnier se retirent, » dit le sous-prieur.

Tous se retirèrent, excepté Christie de Clint-Hill, qui, après avoir renvoyé les hommes qui étaient sous ses ordres, tira son épée du fourreau, et se plaça à côté de la porte pour remplir les fonctions de sentinelle.

Le juge et l’accusé se trouvèrent alors face à face, et dans leurs yeux on voyait briller la noble confiance que chacun avait dans la bonté de sa cause.

Le moine entrait en lice au risque des plus grands périls pour lui-même et pour sa communauté, et il voulait frapper un coup que dans son aveuglement il croyait commandé par son devoir. Le réformateur, plein d’un zèle non moins ardent mais mieux raisonné, était prêt à souffrir pour l’amour de Dieu, et disposé à sceller de son sang la mission évangélique. Placés à une grande distance de cette époque, nous pouvons mieux apprécier la tendance des principes des controversistes, et décider sûrement à qui appartenait la palme. Quoi qu’il en soit, le zèle du père Eustache était aussi dégagé de toute passion terrestre et de vues d’intérêt personnel que s’il eût agi pour une meilleure cause.

Ils s’approchèrent l’un de l’autre, tous les deux armés et préparés à soutenir le combat spirituel, et s’examinant avec des regards scrutateurs, comme si chacun eût cherché à découvrir quelque défaut dans l’armure de son adversaire. Tandis qu’ils s’observaient réciproquement, des souvenirs déjà vieux commencèrent à se réveiller dans leurs cœurs à l’aspect des traits longtemps perdus de vue et fort altérés, mais non pas sortis de la mémoire. Le front du sous-prieur perdit par degrés la sévérité d’un juge ; l’air calme mais austère de Warden n’exprima plus de défi, et tous les deux oublièrent un instant la triste solennité de leur position. Ils avaient été, durant leur jeunesse, amis intimes dans une université étrangère, mais ils étaient séparés depuis de longues années ; et le changement de nom, que le prédicant avait adopté pour des motifs de sûreté, et le moine, selon la coutume de son couvent, les avait empêchés jusqu’à ce jour de se reconnaître dans ce grand drame de discussions politiques et religieuses. Mais dans ce moment, le sous-prieur s’écria : « Henri Wellwood ! » et le prédicant : « William Allan ! » Émus par ces noms autrefois si familiers, et par le souvenir des études et de l’amitié du collège, ils se pressèrent affectueusement la main.

« Qu’on lui ôte ses liens, » dit le sous-prieur ; et sur-le-champ il se mit à aider lui-même Christie dans cet office, malgré le refus du prisonnier, qui se réjouissait, répétait-il avec emphase, de souffrir l’infamie pour une si sainte cause. Néanmoins, lorsque ses mains furent libres, il se livra à l’impulsion de son cœur en échangeant avec le sous-prieur une poignée de main accompagnée d’un regard affectueux.

L’accueil fut généreux et franc des deux côtés ; cependant cette reconnaissance entre deux amis devint bientôt le salut de deux nobles adversaires qui font tout pour l’honneur et rien pour la haine. Comme chacun sentait l’importance de la position où il se trouvait, l’étreinte de leurs mains s’affaiblit, et ils les laissèrent tomber enfin en se jetant mutuellement des regards qui ne peignaient que le calme et la tristesse. Le sous-prieur fut le premier qui reprit la parole.

« Est-ce donc là que devaient aboutir cette activité dévorante qui brûlait votre âme, cette passion insatiable pour la vérité qui vous portait à la rechercher hardiment jusque dans ses limites les plus reculées ? Est-ce de cette manière que devait se terminer la carrière de Wellwood ? Après nous être connus et chéris durant les plus belles années de notre jeunesse, devions-nous à la fin de nos jours nous rencontrer l’un comme un juge, et l’autre comme un criminel ?

— Ni comme un juge ni comme un criminel, dit Henri à Warden (car, pour éviter la confusion, nous continuerons à l’appeler par le nom que nous lui avons donné d’abord). Ni comme un juge ni comme un criminel, répéta-t-il ; mais plutôt, l’un comme un fananatique oppresseur, et l’autre comme une victime soumise et dévouée. Et moi aussi, ne puis-je pas vous demander : Qu’est devenue cette riche moisson d’espérances que faisaient naître vos études classiques ? où vous ont conduit cette force puissante de raisonnement et ces nombreuses connaissances qui faisaient remarquer William Allan ? Dans la cellule d’un cloître, au milieu d’un essaim de fainéants, et distingué d’eux par la noble mission d’exécuter les hautes-œuvres de Rome contre tous ceux qui lui résistent !

— Ce n’est ni à toi, je te l’assure, ni à nul mortel en ce monde, que je rendrai compte du pouvoir dont l’Église a pu m’investir ; c’est un dépôt qui m’a été confié dans l’intérêt de sa gloire, et sa gloire sera toujours le but de tous mes travaux ; j’affronterai pour elle tous les périls sans être influencé ni par la crainte ni par la faveur.

— Je n’en attendais pas moins de votre aveugle dévouement ; mais si vous avez rencontré en moi l’homme sur qui vous pouvez impunément exercer votre tyrannique autorité, comptez que son cœur saura défier vos efforts, de même que les neiges du Mont-Blanc que nous avons visitées ensemble défient l’ardeur des soleils d’été.

— Je te crois ; je suis persuadé en effet que ton cœur est aussi dur qu’un métal sur qui la force ne peut rien. Écoute donc la voix de la persuasion. Discutons en matière de religion comme nous avions coutume de faire pour nos disputes de collège, en ce temps heureux où nous passions des heures et quelquefois des journées entières à exercer nos facultés intellectuelles. Tu finiras peut-être par reconnaître la voix du berger, et par revenir au grand bercail.

— Non, Allan, ce n’est pas ici une question d’amour-propre sur laquelle des scoliastes rêveurs peuvent aiguiser leur intelligence jusqu’à ce qu’ils aient emporté la pièce ; les erreurs que je combats ressemblent à ces esprits qu’on ne peut chasser que par le jeûne et la prière. Hélas ! on compte bien peu d’élus parmi les philosophes et les savants. La chaumière et le hameau condamnent maintenant les écoles et leurs disciples. Ta sagesse même, qui n’est que folie, te fait regarder, de même qu’aux anciens de la Grèce, comme folie ce qui est la véritable sagesse.

— Ce sont, dit le sous-prieur avec sévérité, « les vaines déclamations d’un aveugle enthousiaste qui méconnaît la science et l’autorité, et qui repousse ce guide infaillible que Dieu nous a offert comme un fanal dans les conciles des pères de l’Église, pour en appeler à une interprétation téméraire et intéressée des Écritures, que chaque hérétique défigure selon ses opinions ou ses intérêts.

— Je dédaigne de répondre à cette attaque. La question à résoudre entre votre Église et la mienne est de savoir si nous serons jugés par les saintes Écritures ou par les décisions et les préjugés des hommes non moins sujets à l’erreur que nous-mêmes ; de ces hommes qui ont dénaturé notre sainte religion par de vaines cérémonies ; qui ont élevé des idoles de pierre et de bois à l’image de ceux qui, pendant leur vie, n’étaient que des pécheurs, comme si les hommages dus au créateur pouvaient être partagés avec ses créatures ! de ces hommes qui ont créé entre le ciel et l’enfer un séjour d’expiation, cet utile purgatoire dont le pape garde les clefs comme un juge inique qui, oubliant la sainte rigueur des lois, commue les peines moyennant des offrandes, et…

— Silence, blasphémateur, s’écria sévèrement le sous-prieur, « ou je vais avec un bâillon arrêter le cours de tes impiétés.

— La voilà cette liberté dans les conférences chrétiennes auxquelles les prêtres de Rome nous invitent si bénignement ! les bâillons, les tortures. Ce glaive est l’ultima ratio Romœ ; mais sais-tu, mon vieil ami, que l’âge n’a pas encore tellement affaibli le caractère de ton ancien camarade qu’il n’ose endurer pour la cause de la foi tous les tourments que ton orgueilleux clergé voudrait lui infliger.

— Quant à cela, reprit le moine, tu fus toujours comme un lion qui se rue en fureur contre l’épieu du chasseur, et non comme le cerf qui fuit épouvanté au son du cor. Wellwood, » dit-il, après s’être promené dans la chambre quelques moments en silence, « nous ne pouvons rester plus long-temps amis ; notre foi, notre espérance, cette ancre de salut, notre éternité n’est plus la même.

— Ce n’est que trop vrai, ma douleur en est profonde, dit le réformateur : que Dieu me refuse sa miséricorde, si je ne voudrais pas acheter du plus précieux de mon sang la conversion d’une âme comme la tienne !

— Je fais pour toi le même vœu, et avec plus de raison, répliqua le sous-prieur ; un bras comme le tien deviendrait le boulevard de l’Église, tandis qu’il dirige maintenant le bélier pour la renverser, et qu’il élargit la brèche à travers laquelle tout ce qu’il y a d’avide, de bas et de malintentionné dans ce siècle d’innovations se précipite pour hâter sa destruction et se partager ses dépouilles. Mais puisque tel est notre sort, et que nous ne pouvons pas combattre dans ce monde comme deux amis l’un à côté de l’autre, agissons au moins comme des ennemis généreux. Vous ne pouvez avoir oublié ces vers :


O gran bonta dei cavaliere antichi
Erano nemici, eran de fede diversat :[1]


Quoique peut-être, » dit le moine en s’arrêtant court dans sa citation, » votre nouvelle croyance vous défende de conserver le souvenir des sentiments de noblesse et de fidélité que les grands poètes ont célébrés.

— La foi de Buchanam et de Bèze ne saurait être ennemie de la littérature ; mais le poète que vous venez de citer renferme des idées plus propres à une cour dissolue qu’à un couvent.

— Je pourrais à mon tour vous répondre sur votre Théodore de Bèze, dit le sous-prieur en souriant ; mais je hais le détracteur qui, semblable à l’insecte qui se nourrit de cadavres, effleure tous les corps qui jouissent de la vie pour découvrir quelque partie corrompue où il puisse s’établir. Revenons à mon projet. Soit que je te conduise moi-même ou que je te fasse conduire prisonnier à Sainte-Marie, tu es un homme perdu ; cette nuit en prison, et demain mis à mort : si je te laisse prendre la clef des champs, je fais tort à la sainte Église, et j’enfreins le vœu solennel qui me lie personnellement. On peut dans la capitale adopter quelque nouvelle décision sur ton compte, ou bien, des circonstances plus favorables peuvent se présenter. Veux-tu rester prisonnier sur parole, et reprendre, oui ou non, ta liberté, comme disent les guerriers de ton pays ; veux-tu me promettre solennellement qu’à ma première réquisition tu te présenteras toi-même devant l’abbé et le chapitre de Sainte-Marie, et me donner ta parole que tu ne t’éloigneras pas de cette maison à plus d’un quart de mille de distance ? Veux-tu, dis-je, m’en donner la parole : telle est la ferme confiance que j’ai dans ta bonne foi, que tu resteras ici en sûreté, sans gardes, comme un prisonnier libre, obligé seulement de comparaître devant notre cour lorsque tu en seras requis. »

Le prédicant réfléchit. Je répugne, dit-il, à enchaîner ma liberté par aucun engagement ; mais je suis déjà en votre pouvoir, et vous pouvez m’obliger à faire ce que je promettrais ; en restant circonscrit dans certaines limites pour comparaître lorsque j’en serai requis, je ne renonce à aucune espèce de liberté dont je jouisse maintenant, et que j’aie le droit d’exercer ! au contraire, j’acquiers une liberté que je ne possède pas à présent : j’accepte donc ta proposition, d’autant plus qu’elle m’est faite avec civilité et que je puis l’accepter sans déshonneur.

— Un instant, dit le sous-prieur ; nous avons oublié la partie importante de ton engagement ; tu dois étendre ta promesse, tant que ta liberté te sera laissée, à ne prêcher ni enseigner, directement ou indirectement, ces funestes hérésies qui ont enlevé de nos jours tant d’âmes au royaume des lumières pour les plonger dans les ténèbres.

— Notre traité est rompu, » dit Warden avec fermeté. « Malheur à moi si je ne prêche pas l’Évangile ! »

La figure du sous-prieur se rembrunit ; il se promena à grands pas dans la chambre en murmurant : « Maudite soit sa folie opiniâtre ! » Ensuite s’arrêtant tout à coup, il rentra dans son argument : « Mais d’après ton propre raisonnement, Henri, tu dois bien voir que ton refus n’est qu’un caprice d’enfant : il est en mon pouvoir de te placer dans un lieu où tes sermons ne frapperont certainement les oreilles de personne ; ainsi, en promettant de t’abstenir de prêcher, tu n’accordes rien qu’il soit en ton pouvoir de refuser.

— Je ne sais pas, répliqua Henri Warden. Tu peux, en vérité, me jeter dans un cachot : mais es-tu certain que mon divin maître ne me prépare pas quelque tâche à remplir dans cet horrible séjour ? Les chaînes des saints ont bien servi à briser celles de Satan. C’est bien dans une prison que saint Paul convertit au Seigneur son geôlier et toute sa famille.

— Non ! » dit le sous-prieur d’un ton de colère et de mépris, si vous vous comparez à un bienheureux apôtre, il est temps de mettre un terme à cette discussion. Prépare-toi à souffrir la peine méritée par ta folie et ton hérésie. Soldat enchaînez-le. »

— Le prédicant, se soumettant à son sort avec une orgueilleuse résignation, et regardant le sous-prieur avec un sourire de supériorité, présenta ses bras de manière à ce que les liens pussent venir ceindre son corps.

« Ne m’épargnez pas, » dit-il à Christie ; car ce brigand lui-même craignait de serrer trop étroitement les liens.

Cependant le sous-prieur se couvrit la tête de son capuchon et le ramena en partie sur sa figure pour regarder le prédicant par-dessous, comme s’il avait craint de faire paraître son émotion. Tel un chasseur, au moment de tirer un noble cerf, se sent frappé d’une craintive admiration en voyant la majesté de son front et de ses andouillers. Tel encore l’oiseleur qui, visant un aigle superbe, se résout avec peine à profiter de ses avantages en voyant le noble souverain des airs braver le coup qu’il va lui porter. Le sous-prieur, timoré comme il l’était, sentit son cœur se radoucir, hésitant entre l’accomplissement de ce qu’il appelait son devoir et le remords auquel il s’exposait en livrant à la mort un homme aussi indépendant par la noblesse de ses sentiments et de son caractère. Il voyait toujours en lui d’ailleurs l’ami de ses plus belles années ; celui aux côtés duquel il les avait passées dans l’exercice des hautes sciences, et avec qui, dans les intervalles du repos, il avait délassé son esprit par l’étude moins pénibles des classiques et des belles-lettres.

La main du sous-prieur se reposait sur sa joue à demi voilée par son capuchon, et ses yeux entièrement dans l’ombre se dirigeaient vers la terre, comme pour cacher les émotions de son cœur aux prises avec ses devoirs.

« Si je pouvais seulement préserver Édouard de la contagion, » se disait-il en lui-même, « Édouard dont l’esprit ardent et enthousiaste court au-devant de tout ce qui présente l’ombre de la science, je pourrais laisser à ce fanatique enragé la liberté de communiquer avec les femmes, après les avoir préalablement averties qu’elles ne pourraient l’écouter sans crime.

Tandis que le sous-prieur agitait ces questions dans son esprit, et qu’il ne savait encore de quelle manière statuer sur le sort du prisonnier, un bruit soudain à l’entrée de la tour vint distraire son attention, et, la figure et les yeux enflammés par une ardente détermination, Édouard Glendinning se précipita dans la chambre.


  1. Telle était la bonté des anciens chevaliers, quoique ennemis et de croyance différente. a. m.