Le Monastère/Chapitre XXXII

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 13p. 379-388).
CHAPITRE XXXII.


l’aveu.


Alors enveloppé de mon grossier vêtement, je suivrai le sentier de la montagne, et dirigerai ma course solitaire vers l’humble cellule qui m’attend.
Là, dans un calme monastique, j’oublierai tous les outrages ; et pour toi, fille ingrate, mes prières s’élèveront jusqu’au ciel.
La Cruelle des montagnes..


« Mon frère vit encore ! mon frère vit encore, révérend père, » s’écria Édouard en entrant. « Nous le reverrons, grâce au ciel. On n’a vu dans tout le Corrie-nan-Shian ni tombeau ni trace de tombeau. Le gazon qui borde la fontaine n’a été touché ni par la pioche, ni par la bêche depuis que le daim y a passé. Il vit aussi sûrement que je vis moi-même. »

La chaleur avec laquelle parlait le jeune homme, la vivacité qui respirait dans ses regards et ses mouvements, sa démarche rapide, son œil ardent, rappelèrent à Henri Warden le jeune Halbert qui lui avait si récemment servi de guide. Il y avait entre les deux frères une forte ressemblance de famille, quoique Halbert eût des formes plus athlétiques, qu’il fût plus alerte, plus grand et mieux proportionné dans sa taille, et qu’Édouard de son côté annonçât dans ses regards plus de finesse habituelle, et un caractère plus profondément réfléchi. Le prédicateur sentit naître sa curiosité à ce récit, ainsi que le sous-prieur.

« De qui parlez-vous, mon fils ? » dit le premier d’un ton aussi indifférent que si son propre destin n’eût pas été sur le point de se décider, et qu’il n’eût pas déjà entrevu l’instrument du supplice suspendu sur sa tête. « De qui parlez-vous ? vous dis-je. Si c’est d’un jeune homme un peu plus âgé que vous ne le paraissez, à la noire chevelure, à la figure ouverte, plus grand et plus fort que vous ne semblez l’être, et qui cependant a beaucoup de votre air et du ton de votre voix ; si c’est là le portrait du frère que vous cherchez, peut-être que je pourrais vous en donner des nouvelles.

— Parlez donc, au nom du ciel, dit Édouard ; c’est un arrêt de vie ou de mort que vous allez prononcer. »

Le sous-prieur joignit vivement ses prières à celles d’Édouard. Sans se faire supplier davantage, le prédicateur fit un récit détaillé de la manière dont il avait rencontré Halbert Glendinning, et il traça un portrait si exact de sa personne qu’il ne resta plus de doute que ce ne fut lui-même. Mais lorsqu’il raconta comment Halbert l’avait conduit dans un endroit écarté, où ils avaient trouvé l’herbe ensanglantée et un tombeau fraîchement recouvert ; lorsqu’il leur dit que le jeune homme s’était accusé lui-même d’avoir été le meurtrier de sir Piercy Shafton, le sous-prieur jeta sur Édouard un regard d’étonnement.

« Ne venez-vous pas de nous dire, lui demanda-t-il, qu’il n’y avait aucune trace de tombeau dans cet endroit ?

— On n’y voit pas plus de signes que la terre ait été remuée, que si le gazon de la vallée datait du temps d’Adam, reprit Édouard Glendinning. Il est vrai, ajouta-t-il, qu’un peu plus loin l’herbe a été foulée aux pieds et porte des traces de sang.

— Ce sont là des illusions de l’ennemi des hommes, » dit le sous-prieur en faisant le signe de la croix ; « les âmes vraiment chrétiennes ne doivent pas en douter.

— Si cela est, dit Warden, les chrétiens feraient mieux de recourir à l’épée de la prière qu’à la vaine formule d’un enchantement cabalistique.

— On ne peut donner ce nom au signe de notre rédemption, » reprit vivement le sous-prieur ; « le signe de la croix désarme tous les malins esprits.

— Oui, » répondit Henri Warden, tout prêt et armé pour la controverse ; « mais il faut pour cela le porter dans le cœur, et non le tracer en l’air avec la main. Cet air impassible, à travers lequel passe votre main, conserverait aussi facilement l’empreinte de votre geste qu’une simagrée extérieure peut suffire au faux dévot, qui substitue de vains mouvements du corps, d’inutiles génuflexions et des signes de croix à la véritable religion du cœur et des bonnes œuvres.

— Je te plains, » dit le sous-prieur, qui n’était pas moins prompt à engager le combat ; « je te plains, Henri, et je ne veux pas te répondre : il te serait aussi facile de mesurer l’Océan avec un crible que d’interpréter le sens des paroles sacrées, des actions et des signes par les règles incertaines de ta raison.

— Ce n’est point par les règles de ma raison que je veux les interpréter, dit Warden, mais par la sainte Écriture, ce flambeau éternel, ce guide infaillible dans l’obscur sentier de la vie, auprès duquel la raison humaine n’est qu’une lueur pâle et sans éclat, et votre tradition tant vantée, un feu follet qui vous égare.

— Je t’offre un beau champ de bataille, dit le sous-prieur, et tu le refuses : je ne veux point pour le moment reprendre le débat.

— Quand ce seraient ici mes dernières paroles, s’écria le réformateur ; quand je les prononcerais sur un bûcher, à demi étouffé par la fumée ; quand je verrais la flamme des fagots s’élever de dessous mes pieds et m’envelopper jusqu’à mon dernier soupir, je ne cesserais de porter témoignage contre les superstitieuses cérémonies de Rome. »

Le sous-prieur retint avec peine la réponse qui était déjà sur le bord de ses lèvres, et, se tournant vers Édouard, il lui dit qu’il fallait se hâter d’apprendre à sa mère que son Halbert vivait encore.

« Il y a deux heures que je vous l’ai dit, si vous aviez voulu m’écouter, dit Christie de Clint-Hill ; mais il semble que vous aimez mieux en croire la parole d’un vieux conteur de sornettes, qui a passé sa vie à débiter des hérésies, que celle d’un Anglais sincère, qui ne s’est jamais hasardé dans une expédition sans avoir récité son Pater.

— Courez donc ! » dit le père Eustache à Édouard ; « que votre triste mère sache que son fils est sorti du tombeau, et lui est rendu, comme l’enfant de la veuve de Sareptha, et ce, à l’intercession, » ajouta-t-il en jetant un regard sur Henri Warden, « du bienheureux saint que j’ai invoqué en sa faveur.

— Trompe-toi donc toi-même, pour mieux décevoir les autres » dit aussitôt Warden. « Ce n’était pas un corps mort, ce n’était pas une créature d’argile qu’invoqua le bienheureux prophète, lorsque piqué des reproches de la femme Sunamite, il pria le Très-Haut de ranimer le corps de son fils.

— Mais ce fut néanmoins par son intercession, répéta le sous-prieur ; car que dit la Vulgate ? voici ses propres paroles : Etexaudivit Dominus vocem Helie, et reversa est anima pueri intra eum, et revixit[1] Penses-tu que l’intercession d’un saint admis en la présence du Tout-Puissant soit plus faible que quand il marchait sur cette terre, enfermé dans une prison de boue, et ne voyant que par l’œil de la chair ? »

Pendant cette controverse, Édouard Glendinning semblait impatient, agité intérieurement par quelque forte émotion ; mais était-ce de joie, de chagrin ou d’espérance, c’est ce que sa physionomie ne faisait pas expressément connaître. Enfin, ne pouvant plus se contenir, il prit, contre sa coutume, la liberté d’interrompre le discours du sous-prieur, qui, malgré sa résolution, se laissait agréablement entraîner par l’esprit de controverse, et le pria de lui permettre de lui dire quelques mots en particulier.

— « Faites retirer le prisonnier » dit le sous-prieur à Christie ; « veillez-le soigneusement, de peur qu’il ne s’échappe ; mais sur votre tête ne lui faites aucun mal. »

Cet ordre étant exécuté, Édouard et le moine se trouvèrent seuls, et le sous-prieur lui parla ainsi :

« Qu’avez-vous donc, Édouard, que vos yeux sont si hagards et qu’un rouge foncé succède si rapidement à la pâleur sur votre visage ? Pourquoi avez-vous interrompu si brusquement et si mal à propos l’argument sous lequel j’allais terrasser cet hérétique ? et pourquoi ne courez-vous pas annoncer à votre mère que son fils lui est rendu par l’intercession, comme l’Église nous en est un garant, du bienheureux saint Benoît, le patron de notre ordre ? car si jamais je l’ai prié avec ferveur, ça été en faveur de cette maison, et tes yeux en ont vu le résultat ; hâte-toi d’aller le dire à ta mère.

— Il faudra donc lui dire, répondit Édouard, que, si elle a retrouvé un de ses fils, elle a perdu l’autre.

— Que veux-tu dire, Édouard ? quel est ce langage ?

— Mon père, » dit le jeune homme en s’agenouillant devant lui, « j’éprouve le besoin de vous faire l’aveu de mon crime et de ma honte, et vous serez vous-même témoin de la pénitence à laquelle je me condamne.

— Je ne te comprends pas, mon fils ; qu’as-tu fait qui mérite une si sévère confession ? As-tu prêté l’oreille, » ajouta-t-il en fronçant les sourcils, » au démon de l’hérésie, le plus dangereux tentateur pour ceux qui, comme le malheureux réformateur, sont distingués par leur amour de la science ?

— Je suis innocent sous ce rapport, et jamais je n’ai eu la présomption de penser autrement que vous ne me l’avez recommandé, mon bon père.

— Et qu’est-ce donc qui peut ainsi troubler ta conscience ? parle-moi franchement, mon fils, afin que je puisse le répondre des paroles de consolation ; car la miséricorde de l’Église est grande pour ses enfants obéissants, qui ne doutent point de son pouvoir.

— J’en aurai besoin, comme vous le verrez d’après mon aveu, reprit Édouard. Mon frère Halbert, si bon, si courageux, qui m’aimait tant, qui ne pensait, ne parlait et n’agissait que par amour pour moi, dont la main m’a secouru dans tous mes embarras, dont l’œil veillait sur moi comme l’œil de l’aigle veille sur ses petits quand ils essaient pour la première fois de déployer leurs ailes ; en bien ! ce frère, si affectueux pour moi, j’ai appris sa mort soudaine, violente, et je me suis réjoui, j’apprends maintenant que, contre toute attente, il nous est rendu, et j’en suis attristé !

— Édouard, vous êtes hors de vous-même, vous ne vous connaissez pas. Quel motif pourrait vous pousser à une semblable ingratitude ? Dans votre précipitation vous vous êtes mépris sur la nature réelle de vos sentiments. Allez, mon fils, invoquer le ciel, et rappeler le calme dans votre âme : nous parlerons de ceci une autre fois.

— Non, non, mon père, « dit Édouard avec vivacité, « maintenant ou jamais ! Je trouverai moyen de dompter ce cœur rebelle, ou je l’arracherai de mon sein ! Me méprendre sur les passions qui le déchirent ! non, mon père ; il est difficile de prendre le chagrin pour la joie : tout le monde pleurait, tout le monde poussait des cris autour de moi, ma mère, les domestiques, les fermiers et elle aussi, elle qui est la cause de mon crime ! tous pleuraient, et moi je pouvais à peine déguiser ma joie sauvage et insensée sous l’apparence du désir de la vengeance. Mon frère, m’écriai-je, je ne puis te donner des larmes, mais je te donnerai du sang ; oui, mon père, pendant que je comptais les heures les unes après les autres, pendant que je veillais sur le prisonnier anglais, je me disais : Chaque heure, chaque moment, me rapprochent de l’espérance et du bonheur.

— Je ne te comprends pas, Édouard, et je ne puis concevoir comment le meurtre supposé de ton frère t’a fait éprouver une joie si dénaturée ; ce n’est certainement pas le vil désir d’hériter de sa médiocre fortune ?

— Périssent ces misérables objets de la convoitise de l’homme ! Non, mon père, non, c’était la rivalité, c’était une jalouse rage ; c’était l’amour de Marie Avenel qui m’a poussé à l’horrible souhait dont je vous fais l’aveu.

— L’amour de Marie Avenel ! d’une dame si au-dessus de vous deux par le rang et la naissance ! comment Halbert a-t-il osé, comment avez-vous osé vous-même lever les yeux sur une personne si supérieure à vous, autrement que pour l’honorer et la respecter ?

— L’amour s’est-il jamais inquiété du blason ? répliqua Édouard. En quoi Marie, l’hôte et l’enfant adoptive de notre mère, diffère-t-elle de nous avec qui elle a été élevée, si ce n’est par une longue suite d’ancêtres, qui depuis long-temps n’existent plus ? Nous l’aimions : c’est assez ; nous l’aimions tous deux : mais la passion d’Halbert était payée de retour ; il ne le savait pas, il ne le voyait pas. Moi, j’avais l’œil plus pénétrant. Je m’aperçus que si Marie me louait davantage, c’était Halbert qu’elle aimait le mieux. Elle passait volontiers tête-à-tête avec moi des heures entières dans toute la simplicité et la tranquille indifférence d’une sœur ; mais elle n’osait en faire autant avec Halbert ; elle changeait de couleur, elle tressaillait lorsqu’il l’approchait, et dès qu’elle le voyait s’éloigner, elle devenait triste, pensive, et cherchait la solitude. J’ai supporté tout cela. J’ai vu les progrès que mon rival faisait chaque jour dans ses affections ; je les ai vus, mon père, et cependant je ne le haïssais point, je ne pouvais le haïr.

— Et tant mieux pour vous, mon fils ; cela ne doit pas m’étonner. au reste, fier et emporté comme vous êtes, auriez-vous pu haïr votre frère parce qu’il partageait votre propre folie ?

— Mon père, reprit Édouard, le monde vous croit sage et vous attribue une connaissance profonde du genre humain ; mais votre question prouve que vous n’avez jamais aimé. Il m’en coûta un grand effort pour ne pas haïr un si bon frère, qui, sans aucun soupçon de notre rivalité, m’accablait chaque jour de marques d’affection ; quelquefois même mon âme se sentait capable de répondre à sa tendresse avec tout l’enthousiasme de la reconnaissance et de l’admiration, et jamais je ne l’éprouvai si vivement que le soir où nous nous séparâmes. Mais je ne pus m’empêcher de me réjouir lorsque je réfléchis que je ne le trouverais plus chaque jour sur mon chemin ; je ne pus m’empêcher de m’attrister quand je vis qu’il allait de nouveau venir s’interposer entre l’objet de mon amour et moi.

— Que le ciel vous protège ! mon fils, dit le moine ; votre âme est vraiment dans un état terrible. Ce fut dans cette disposition chagrine que le premier meurtrier leva la main contre son frère, parce que le sacrifice d’Abel avait été plus agréable au Seigneur.

— Je lutterai contre le démon qui me poursuit, mon père ; oui, je lutterai contre lui et je le vaincrai. Mais avant tout, il faut que je m’épargne la vue des scènes qui vont avoir lieu ici ; je ne pourrais supporter de voir les yeux de Marie Avenel briller de joie quand elle retrouvera celui qu’elle préfère. Ce serait un spectacle capable de faire de moi un second Caïn. Ma joie farouche, dénaturée, passagère, s’est satisfaite en se livrant au désir de commettre un homicide. Puis-je savoir à quels excès me porterait la frénésie de mon désespoir !

— Insensé ! s’écria le sous-prieur, à quelle horrible pensée t’entraîne ta fureur ?

— Mon sort est décidé, » reprit Édouard d’un ton résolu ; « je veux embrasser l’état spirituel que vous m’avez si souvent recommandé. Je veux retourner avec vous au couvent de Sainte-Marie, et avec la permission de la sainte Vierge et de saint Benoît, prier l’abbé de me recevoir au nombre des novices.

— Non pas maintenant, mon fils, non pas dans l’état d’exaspération où vous êtes. Les hommes sages et bons n’acceptent pas les dons qu’on leur fait dans l’emportement de la passion, et dont on pourrait se repentir plus tard : présenterons-nous nos offrandes à celui qui est la sagesse et la bonté même, avec moins de solennité et d’humble attention qu’il n’en faut pour les rendre agréables à nos faibles compagnons dans cette vallée de ténèbres ? Je vous dis cela, mon fils, non pas pour vous détourner du bon sentier que vous êtes porté à préférer, mais pour être plus sûr de votre choix et de votre vocation.

— Il y a des résolutions, mon père, qui ne souffrent aucun délai, et la mienne est de ce genre. Il faut que je l’accomplisse à l’instant même, où elle ne sera point accomplie. Permettez-moi donc de retourner avec vous ; je ne veux pas être témoin du retour d’Halbert dans cette maison ; la honte et le souvenir des injustes sentiments qui m’ont animé contre lui se joindraient à ces terribles passions, qui se combattent dans mon sein. Je vous en conjure donc une seconde fois, permettez-moi de retourner avec vous.

— Oui, sans doute, mon fils, je vous permettrai de me suivre ; mais notre règle, ainsi que la raison et le bon ordre, exige que vous demeuriez pendant un certain temps comme novice avant de prononcer ces vœux indissolubles, qui, vous séquestrant pour jamais du monde, vous consacreront au service du ciel.

— Et quand partons-nous, mon père ? » demanda le jeune homme avec autant de vivacité que si le voyage qu’il allait commencer l’eût mené à une fête par un beau jour d’été.

« À l’instant même, si vous voulez, » dit le sous-prieur cédant à cette impétuosité. « Allez donc commander les préparatifs de notre départ. Ha ! arrêtez un moment, » ajouta-t-il en voyant Édouard s’élancer hors de la chambre avec l’ardeur enthousiaste qui le caractérisait, « approchez-vous, mon fils, et mettez-vous à genoux. »

Édouard obéit et s’agenouilla devant lui. Le sous-prieur avait une petite taille et une physionomie peu imposante ; toutefois l’énergie de son accent, le ton de conviction profonde avec lequel il parlait, pénétraient ses élèves et ses pénitents d’un sentiment extraordinaire de respect envers lui. Son cœur était toujours de moitié avec le devoir dans les fonctions qu’il remplissait ; et le guide spirituel qui montre une conviction si profonde de l’importance de son ministère, manque rarement de produire une forte impression sur l’esprit de ses auditeurs. Dans les occasions comme celle où il se trouvait, son corps semblait prendre une stature plus majestueuse, ses traits amaigris un air plus noble et plus imposant ; sa voix, toujours expressive, tremblait, comme soumise à l’inspiration immédiate de la Divinité ; tout son être semblait annoncer, non pas un homme ordinaire, mais l’organe de l’Église, à qui elle avait confié le pouvoir de délivrer les pécheurs du fardeau de leurs iniquités.

« Mon fils, dit-il, avez-vous fidèlement raconté les circonstances qui vous ont subitement déterminé à embrasser la vie religieuse ?

— Je vous ai fait l’aveu de tous mes péchés, mon père, répondit Édouard ; mais je ne vous ai point encore parlé d’une étrange apparition, qui peut-être n’a pas médiocrement concouru à me faire prendre cette résolution.

— Parlez, parlez donc, dit le sous-prieur, c’est un devoir pour vous de ne me laisser rien ignorer, afin que je puisse bien comprendre l’impulsion à laquelle vous cédez.

— Je ne vous ferai ce récit qu’avec répugnance ; car quoique je ne dise que la vérité. Dieu m’en est témoin, je suis moi-même enclin à la regarder comme une fable.

— N’importe, dites-moi ; ne craignez point de moqueries de ma part ; je puis avoir des raisons pour regarder comme vrai ce qui paraît fabuleux aux autres.

— Sachez donc, mon père, que partagé entre la crainte et l’espérance, quelle espérance, juste ciel ! l’espérance de trouver le cadavre de mon frère jeté dans la boue ensanglantée et foulée par le pied d’un odieux assassin ! je volai à la vallée appelée Corrie-nan-Shian ; mais, ainsi que vous le savez déjà, je ne trouvai ni le tombeau que mon cœur dénaturé brûlait de voir, ni aucun signe que la terre eût été remuée dans l’endroit solitaire où Martin avait vu hier matin le tertre fatal. Vous connaissez nos paysans de la vallée, mon père ; la place a un mauvais renom : ne voyant aucune trace de ce que Martin leur avait rapporté, mes compagnons commencèrent à s’effrayer, et bientôt ils s’enfuirent à travers la vallée, comme des hommes qu’aurait poursuivis la mort en personne. J’avais été trop cruellement trompé dans mes espérances, mon âme était trop agitée pour craindre les vivants ou les morts. Je descendis lentement la vallée, regardant souvent derrière moi, et n’étant pas fâché de la poltronnerie de mes compagnons, qui me laissait la liberté de me livrer sans réserve à ma sombre humeur ; ils étaient déjà hors de ma vue, et avaient disparu dans les détours de la vallée, quand, en me retournant, je vis une femme debout près de la fontaine.

— Faites attention, mon fils, et prenez garde de plaisanter dans votre situation présente.

— Je ne plaisante pas, mon père, il est possible que je ne plaisante plus de ma vie ; au moins il se passera long-temps avant que cela m’arrive. J’ai vu, vous dis-je, la forme d’une femme vêtue d’une robe blanche, telle qu’on figure l’esprit qui veille sur la maison d’Avenel. Croyez-moi, mon père, j’en atteste le ciel et la terre, je ne vous dis rien que je n’aie vu de mes propres yeux !

— Je vous crois, mon fils ; continuez votre étrange récit.

— Tout à coup le fantôme chanta, et voici ses paroles ; ; car tout bizarre que cela puisse vous sembler, elles sont restées dans ma mémoire, comme si je les avais entendu chanter dès mon enfance :

« Toi qui visites ma fontaine
Avec des pensers et des vœux
Empreints d’une secrète haine,
Dont le cœur palpite joyeux
Lorsque ton front fait tant de peine :
Tu ne trouveras dans ces lieux
Le corps ni le tombeau d’un frère ;
Le mort-vivant s’en est allé.
Loin d’ici, jeune téméraire ;
Et va chercher, dans ta colère,
Le vivant en mort affublé.
Oui, c’est au vivant mort au monde
Qu’il le fait songer à t’unir ;

Souvent, dans sa pensée immonde,
Il est forcé d’ensevelir
Des désirs qui feraient rougir,
Comme ceux dont la tienne abonde.
Souvent, malgré le vœu juré,
Le cœur du pieux solitaire
Des vils intérêts de la terre
Il n’est pas encore délivré ;
Et, sous une grave apparence,
Souvent il se plaît à nourrir
Une vaine et folle espérance,
Un sauvage et brûlant désir.
D’un cloître adopte la demeure,
Et que la prière à toute heure
Berce ton modeste avenir.

— Voilà une singulière chanson ! répondit le sous-prieur, et je ne crois pas qu’elle ait été chantée dans une bonne intention. Mais nous avons le pouvoir de faire tourner les machinations de Satan à sa honte. Édouard, vous viendrez avec moi, comme vous le désirez ; vous ferez l’épreuve de la vie à laquelle je vous crois appelé depuis long-temps. Vous aiderez, mon fils, cette main tremblante à soutenir l’arche sainte, que des méchants et des audacieux osent profaner. Mais avant de partir, ne verrez-vous pas votre mère ?

— Je ne verrai personne, » répondit précipitamment Édouard ; « je ne veux m’exposer à aucun risque qui puisse ébranler ma résolution. Je leur écrirai du couvent de Sainte-Marie ; c’est de là qu’ils apprendront ma destination. Ils l’apprendront tous, ma mère, Marie Avenel, mon heureux frère ; tous sauront qu’Édouard ne vit plus pour le monde, et qu’il ne sera plus un obstacle à leur bonheur. Marie n’aura plus besoin de se contraindre pour mettre de la froideur dans ses regards et ses expressions parce que je serai près d’elle. Elle n’aura plus…

— Mon fils, » dit le sous-prieur en l’interrompant, « ce n’est pas en reportant nos regards sur le passé, sur les vanités et les traverses de ce monde, que nous nous mettons en état de remplir des devoirs qui lui sont étrangers. Allez préparer nos chevaux, et lorsque nous descendrons ensemble la vallée, je vous enseignerai des vérités, par le moyen desquelles les sages des anciens temps trouvaient l’art précieux de convertir les souffrances en bonheur. »


  1. Et le Seigneur entendit la voix d’Élie ; et l’âme de l’enfant revint en lui, et il redevint vivant. a. m.