Le Monastère/Chapitre XXX

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 13p. 359-368).
CHAPITRE XXX.


christie de clint-hill.


Vous appelez cela un mauvais ange : cela peut être ; mais je suis sûr que, parmi tous les esprits déchus, c’est le premier qui ait conseillé à l’homme de se lever, et de gagner le bonheur qu’il avait perdu lui-même.
Vieille comédie.


Nous devons reprendre notre narration au moment où Marie Avenel fut portée dans l’appartement qui avait été précédemment occupé par les deux Glendinning, et là sa fidèle Tibbie s’était épuisée en efforts inutiles pour la consoler. Le père Eustache aussi avait employé, avec une douce bienveillance, les apophthegmes et les maximes de consolation que l’amitié offre à la douleur, quoique ce soit bien vainement pour l’ordinaire. Elle fut enfin laissée libre de se livrer à son désespoir. Elle ressentait l’affreux chagrin de ceux qui ont perdu l’objet de leur premier amour avant que le temps et des malheurs répétés leur aient appris que toute perte est à un certain point réparable ou supportable.

Ceux qui ont éprouvé un tel malheur savent bien qu’il est plus facile de le concevoir que de le décrire. Marie Avenel d’ailleurs avait été conduite par la bizarrerie de sa position à se regarder comme l’enfant de la destinée : et la tournure mélancolique et réfléchie de son esprit augmentait le poids de ses chagrins. La tombe, et c’était une tombe sanglante, s’était fermée sur celui auquel elle était en secret, mais pour cela même plus tendrement attachée. La fermeté et la fougue du caractère d’Halbert avaient un rapport singulier avec l’énergie qu’elle possédait elle-même. Son chagrin ne s’épuisa pas en soupirs et en larmes ; mais lorsque le premier choc fut essuyé, il se changea en amères méditations sur la profondeur de l’abîme ouvert devant elle. Il lui semblait que ce qui l’attachait à la terre se rompait avec ce nœud. Jamais elle n’avait osé regarder comme possible dans l’avenir une union avec Halbert, et maintenant cette mort lui semblait la chute du seul arbre qui put la protéger contre l’orage. En effet, elle respectait le caractère plus doux et les goûts plus pacifiques d’Édouard Glendinning ; mais il ne lui était pas échappé, ce qui n’échappe point à une femme, qu’il était en opposition avec les mâles qualités de son frère aîné ; qualités que, en descendante d’une race guerrière et pleine de fierté, elle évaluait plus haut que toutes les autres. Il n’y a pas de moment où une femme rende moins de justice au caractère d’un amant vivant, que lorsqu’elle le compare au rival préféré qu’elle vient de perdre.

La bonté maternelle, mais un peu rude de dame Glendinning, et l’amour presque idolâtre de sa vieille femme de chambre, lui semblaient maintenant les seuls sentiments d’amitié qu’elle pouvait exciter ; et elle ne pouvait s’empêcher de réfléchir combien ils étaient peu de chose auprès de l’attachement sans bornes d’un jeune homme doué d’une âme passionnée, que le moindre regard de ses yeux pouvait maîtriser comme un coursier fougueux se laisse gouverner par la bride de son cavalier. Ce fut au milieu de ces réflexions désolantes que Marie Avenel sentit dans son esprit le vide produit par l’étroite et bigote ignorance dans laquelle Rome élevait les enfants de son Église. Toute leur religion consistait dans un rituel ; leurs prières dans la répétition textuelle de mots inconnus, qui, dans les moments de douleur, ne pouvaient procurer aucune consolation réelle. Comme elle n’était pas accoutumée à la pratique de la dévotion mentale, et, à s’approcher de la Divinité par la prière, elle ne put que s’écrier dans sa détresser : « Il n’y a point de secours pour moi sur la terre, et je ne sais comment en demander au ciel ! »

Tandis qu’elle parlait ainsi dans la violence du chagrin, ses regards parcouraient la chambre, et elle aperçut à la clarté de la lune le mystérieux esprit qui veillait sur les destinées de sa maison. Il se tenait au milieu de l’appartement. La même apparition s’était plus d’une fois offerte à sa vue, et toujours la hardiesse naturelle de son esprit ou quelque particularité attachée à elle dès sa naissance la lui avait fait considérer sans trembler ; mais la Dame Blanche d’Avenel était alors plus distincte, et semblait avoir une apparence plus visible que de coutume. Marie fut troublée à son aspect ; elle aurait cependant voulu lui parler ; car d’après une tradition qui courait dans le pays, plusieurs personnes avaient impunément adressé des questions à la Dame Blanche, et en avaient reçu des réponses : mais les membres seuls de la famille d’Avenel, qui se hasardaient à parler à cet esprit, survivaient peu à un pareil entretien. D’ailleurs le fantôme, tandis que Marie Avenel se mettait sur son séant, semblait par ses gestes lui ordonner de garder le silence, et commander son attention.

La Dame Blanche frappa du pied une des planches du parquet, et d’une voix basse, mélancolique et mélodieuse, elle récita les vers suivants :

Ô jeune fille qui regrettes
Du vivant-mort le son affreux,
Et qui verras dans ces retraites
Du mort-vivant briller les yeux,
Jeune fille, prête l’oreille !
Sous mon pied est caché le Mot,
La Loi, le Sentier, la Merveille,
Pour qui sans fin ton esprit veille,
Et qu’il pourra trouver bientôt.
Si les esprits versaient des larmes,
Ce serait à moi de pleurer,
Moi qui te découvre les charmes
De ce séjour exempt d’alarmes
Où je ne puis jamais entrer.
Le sommeil, sommeil sans limites,

Un oubli sans bornes prescrites,
Sont ce que je puis espérer !
Mais contre les maux de la vie,
Toi, tu ne saurais murmurer,
Car en ce lieu digne d’envie,
Sans que rien la puisse altérer,
Gît la sublime récompense
Promise aux humaines douleurs.
Baisse-toi, ma fille, en silence ;
Prends ce baume à tous les malheurs :
Malgré mes charmes enchanteurs,
L’avoir est hors de ma puissance.

En achevant ces mots, le fantôme se baissa vers le plancher comme s’il avait voulu porter la main sur la planche que son pied touchait ; mais avant d’avoir accompli son geste, la forme devint confuse ; ce fut comme un nuage floconneux qui passait entre la terre et la lune, et en un moment il fut tout à fait invisible.

Une vive frayeur, la première qu’elle eût éprouvée à un si haut degré, frappa l’esprit de Marie Avenel, et, pendant une minute, elle se sentit sur le point de s’évanouir. Elle se remit pourtant rappela son courage, et s’adressa à tous les saints et à tous les anges de la croyance catholique. Enfin un sommeil agité vint s’emparer de son corps et de son esprit épuisé, et elle dormit jusqu’au point du jour, où elle fut éveillée par les cris : « Trahison, trahison ! à la poursuite ! à la poursuite ! » qui s’élevèrent dans la tour lorsqu’on découvrit que sir Piercy Shafton s’échappait.

Craignant quelque nouveau malheur, Marie Avenel arrangea à la hâte les vêtements qu’elle n’avait pas encore mis de côté, et se hasarda à quitter la chambre. Elle apprit par Tibbie, qui courait de chambre en chambre, échevelée comme une sibylle, que le scélérat, le sanguinaire Shafton s’était évadé, et que Halbert Glendinning, le pauvre enfant, dormirait du sommeil éternel, sans que son sang pût obtenir vengeance. Dans les salles au-dessous de la chambre de Marie, les jeunes gens se livraient aux plus violents emportements et exhalaient en vociférations contre les fugitifs la rage de se trouver enfermés dans la tour, et empêchés par les précautions de la rusée Mysie d’exécuter leurs projets de vengeance ; la voix impérieuse du sous-prieur qui commandait le silence se fit ensuite entendre. Marie Avenel, que la tournure de ses pensées n’engageait pas à entrer au conseil qu’allaient tenir le reste des prisonniers, se retira de nouveau dans sa chambre solitaire.

La famille se réunit dans le salon. La colère avait mis Édouard hors de lui, et le sous-prieur lui-même n’était pas peu blessé de l’audace du plan de Mysie Happer, et de l’habileté avec laquelle il avait été exécuté. Mais la surprise et la colère ne servaient de rien. Les fenêtres, bien garnies de barreaux de fer contre les attaques des assaillants du dehors, prouvaient maintenant leur utilité en résistant aux prisonniers de la tour. Les créneaux, il est vrai, étaient ouverts, mais sans échelles et sans cordes pour remplacer des ailes ; il était de toute impossibilité de descendre par là. Ils réussirent facilement à donner l’alarme aux habitants des cabanes situées hors de l’enceinte ; mais les hommes avaient été appelés à la tour pour renforcer la garde pendant la nuit ; il ne restait dans ces habitations que les femmes et les enfants qui, dans cette circonstance imprévue, ne pouvaient contribuer en rien à la délivrance, et poussaient des exclamations inutiles de surprise. Enfin il n’y avait d’autres habitations qu’à plusieurs milles à la ronde. Dame Elspeth cependant, quoique fondant en larmes, n’avait pas tellement perdu de vue les choses de ce monde, qu’elle ne pût trouver assez de voix pour dire aux femmes et aux enfants qui étaient en dehors de cesser leurs cris, et de faire attention aux sept vaches dont elle ne pouvait s’occuper, parce que son esprit était troublé par tant de malheurs, et que cette infâme et trompeuse Mysie l’avait enfermée avec toute la famille dans sa propre tour aussi solidement que si c’eût été dans la prison de Jeddart.

Pendant ce temps, les hommes, ne trouvant pas d’autres moyens possibles pour sortir, résolurent à l’unanimité de forcer les portes avec tous les instruments que la maison pourrait leur fournir. Ces instruments n’étaient pas très-propres à un tel usage, et les portes étaient très solides. La porte intérieure, faite de chêne, les occupa à elle seule pendant trois mortelles heures, et il n’y avait pas à présumer qu’on pût forcer la porte de fer dans un espace double de temps.

Tandis qu’ils étaient occupés de ce travail ingrat, Marie Avenel, avec beaucoup moins de fatigue, avait pris connaissance de ce que l’esprit avait indiqué dans ces vers mystérieux. Eu examinant le lieu que le fantôme avait montré par ses gestes, il n’était pas difficile de découvrir qu’une planche avait été dérangée, et qu’on pouvait la lever à volonté. Marie Avenel souleva la planche et fut étonnée de trouver là-dessous le livre noir qu’elle se rappelait bien avoir été l’objet unique de l’étude de sa mère ; elle en prit aussitôt possession avec autant de joie que sa situation présente la laissait capable d’en ressentir.

Ignorant ce qu’il contenait, Marie Avenel avait été instruite dès son enfance à avoir pour ce livre une vénération sacrée. Il est probable que la défunte épouse de Walter Avenel ne se proposait pas d’initier sa fille aux mystères de la parole divine avant que l’enfant fût en état de comprendre les leçons que renfermait le livre saint, et le danger que l’on courait alors à l’étudier. La mort était venue la surprendre avant que les temps devinssent favorables aux réformateurs, et avant que sa fille fût assez avancée en âge pour recevoir sur la religion des préceptes d’une telle importance. Mais dans son amour maternel elle avait préparé ses matériaux pour l’ouvrage qu’elle avait le plus à cœur en ce monde. Elle avait inséré dans son livre, des feuilles détachées, sur lesquelles, au moyen des renvois et des comparaisons de passages de l’Écriture sainte, elle faisait ressortir les erreurs et les inventions humaines par lesquelles l’Église catholique avait défiguré l’édifice du christianisme, si simplement élevé par son divin fondateur. Ces matières de controverse étaient traitées avec une modération et une charité chrétiennes qui auraient pu servir d’exemple aux théologiens de ce temps ; et les raisonnements en étaient simples, clairs, sans sophismes, et appuyés des preuves et des citations nécessaires. Il y avait encore dans ce livre d’autres papiers qui n’avaient nul rapport aux discussions religieuses ; ce n’était que les effusions d’une âme pieuse qui s’entretient avec elle-même. Dans le nombre de ces prières, il y en avait une qui paraissait avoir été plus souvent méditée, ce qu’on reconnaissait à l’état du manuscrit, et sur laquelle la mère de Marie avait transcrit et rapproché les uns des autres ces passages consolants auxquels l’âme a recours dans l’affliction, et tout ce qui peut augmenter notre confiance en la miséricorde et la protection promises aux enfants de l’Évangile. Dans la situation d’esprit où se trouvait Marie, son attention se porta plus particulièrement vers ces leçons qui, dictées par une main si chère, lui étaient parvenues en un moment si critique et d’une manière qui annonçait tant d’amour. Elle lut avec attendrissement la promesse : « Je serai toujours avec toi et je ne t’abandonnerai jamais ; » et l’exhortation consolante : « Invoque-moi au jour de l’affliction et je viendrai à ton secours. » Elle lut de nouveau ces passages et son âme acquiesça facilement à la conclusion de sa mère : « Sûrement, ceci est la parole de Dieu. »

Il y a des hommes à qui la voix de la religion s’est fait entendre au milieu des orages et des tempêtes ; il en est d’autres qui en ont été frappés au milieu des vanités mondaines et jusque dans leurs orgies ; il en est enfin qui, au sein d’un agreste repos et de jours assez paisibles, ont prêté l’oreille à cette voix divine qui, jusqu’à ce jour, n’était entendue que faiblement par leur cœur. Mais c’est peut-être dans nos moments d’affliction que nous recevons des impressions plus durables. Les larmes sont comme une douce rosée qui fait germer la parole de Dieu et lui fait prendre racine dans le cœur humain. C’est du moins ce qui arriva à Marie Avenel. Elle resta insensible au bruit tumultueux qu’on faisait au-dessous d’elle. Ses pensées ne furent distraites ni par le choc retentissant des barreaux battus par les leviers, ni par les acclamations mesurées des hommes qui, réunissant leurs efforts, s’accompagnaient de la voix à chaque coup pour frapper en même temps, ni par les cris de vengeance qu’ils vociféraient de temps à autre contre les fugitifs qui leur avaient donné une tâche si dure et si difficile à remplir ; tous ces bruits qui formaient un concert discordant et qui étaient bien loin d’exprimer la paix, l’amour et la charité chrétienne, ne purent détourner un moment le cours des idées qui occupaient uniquement son esprit. La sérénité du ciel, dit-elle, est au-dessus de moi, les sons que j’entends de tous côtés ne viennent que de la terre et des passions humaines. »

Cependant la journée s’avançait, et les prisonniers qui travaillaient à enfoncer la porte de fer étaient encore fort éloignés du terme de leur ouvrage, lorsqu’ils reçurent tout à coup un renfort par l’arrivée de Christie de Clint-Hill. Il parut à la tête d’un petit détachement composé de quatre cavaliers, sur le bonnet desquels s’élevait une branche de houx, emblème de la maison d’Avenel.

« Holà, hé ! mes maîtres, dit-il, je vous amène un prisonnier. »

— Vous auriez bien mieux fait de nous apporter les moyens de sortir d’ici, dit Dan d’Howelet-Hirst. »

Christie resta stupéfait en voyant l’état des choses : « Quand on devrait me pendre, s’écria-t-il, et je pourrais bien être pendu pour aussi peu de chose, je ne saurais m’empêcher d’éclater de rire en voyant des hommes regarder à travers cette grille, comme autant de rats pris dans une ratière. Et celui-là derrière qui avec sa longue barbe semble être le plus vieux rat du cellier !…

— Paix, grossier personnage ! dit Édouard ; c’est le père sous-prieur, et ce n’est ni le temps, ni le lieu, de vous permettre des railleries insolentes.

— Comment donc ! mon jeune maître fait le rodomont ; ah, bien ; sachez que, quand même ce serait mon propre père, mon père qui m’a engendré, au lieu d’être, comme on l’appelle, le père de tout le monde, je n’en voudrais pas moins passer mon envie de rire. Mais voilà qui est fini ; il faut que je vous aide, je le vois, car vous me paraissez novices à cette besogne. Placez la pince plus près de la serrure, l’ami, et faites-moi passer un levier de fer à travers les barreaux ; vous allez voir que ce sera bientôt fait ; j’ai enfoncé autant de portes, pour pénétrer dans les châteaux, que vous pouvez avoir de dents dans votre mâchoire, jeunes gens, et je n’en ai pus mal forcé aussi pour en sortir, comme le capitaine de Lochmaben le sait très-bien. »

Christie ne s’attribuait pas cette fois plus de mérite en ce genre qu’il n’en possédait réellement ; car toutes les forces réunies ayant agi en même temps sous la direction de cet habile ingénieur, le pêne et le verrou sautèrent en l’air, et la porte resta ouverte devant eux.

« Et maintenant, à cheval ; mes amis, s’écria Édouard, et poursuivons ce scélérat de Shafton !

— Halte-là, dit Christie de Clint-Hill ; poursuivre votre hôte, l’ami de mon maître et le mien ? J’ai deux mots à dire dans cette affaire. Au nom de tous les diables, pourquoi voulez-vous le poursuivre ?

— Laissez-moi passer, » dit Édouard avec impétuosité, « je n’écoute personne : le scélérat a assassiné mon frère.

— Que dit-il ? » s’écria Christie en se tournant vers les autres ; « assassiné ? qui a-t-on assassiné ? qui est l’assassin ?

— L’Anglais sir Piercy Shafton, dit Dan d’Howelet-Hirst, a tué hier matin le jeune Halbert Glendinning, et nous avons pris les armes à cette nouvelle.

— C’est une affaire vraiment digne de Beldam, reprit Christie ; voilà que je vous trouve enfermés dans votre propre tour, et j’arrive tout juste pour vous empêcher de venger un meurtre qui n’a pas été commis.

— Je vous dis, répéta Édouard, que mon frère a été tué et enterré hier matin par ce traître d’Anglais.

— Et je vous dis, moi, répondit Christie, que j’ai vu votre frère hier au soir, en vie et bien portant. Je voudrais bien connaître le secret dont il s’est servi pour revenir en ce monde ; les hommes en général pensent qu’il est plus malaisé de briser les obstacles qui nous retiennent dans la tombe que de forcer une grille. »

Tout le monde resta immobile et regarda Christie avec étonnement ; à ce moment le sous-prieur, qui jusqu’alors avait évité de se mettre en rapport avec le jackman, s’avança, et le pressa de lui dire si véritablement il pouvait assurer qu’Halbert Glendinning n’était pas mort.

« Mon père, » dit-il d’un ton respectueux, qu’il ne prenait jamais qu’en parlant à son maître, « j’avoue qu’il a pu m’arriver quelquefois de rire aux dépens des personnes de votre robe, mais jamais aux vôtres ; car vous devez vous rappeler que je vous dois la vie. Il est certain, comme il y a un soleil qui nous éclaire, qu’Halbert Glendinning a soupé hier au soir chez le baron d’Avenel mon maître, et qu’il y est venu dans la compagnie d’un homme avancé en âge, dont j’aurai à vous parler tout à l’heure.

— Et où est-il maintenant ?

— Le diable seul pourrait vous répondre, répliqua Christie, car je crois que le diable s’est emparé de toute la famille ; le jeune fou a été saisi d’épouvante à je ne sais quoi que notre baron a dit ou fait dans sa mauvaise humeur, et s’est précipité dans le lac, qu’il a traversé à la nage comme un canard sauvage. Robin de Redcastle a éreinté son cheval en courant après lui ce matin.

— Et pourquoi l’a-t-on poursuivi ? demanda le sous-prieur ; quel mal avait il fait ?

— Aucun, que je sache, répliqua Christie ; mais c’est ainsi que l’a voulu le baron, qui n’était pas de bonne humeur ; et d’ailleurs ce n’est pas étonnant : tant le monde est devenu fou, comme je viens de vous le dire.

— Eh bien ! où courez-vous si vite, Édouard, dit le moine.

— À Corrie-nan-Shian, mon père ; Martin et Dan, prenez des pelles et des pioches, et suivez-moi, si vous avez du cœur.

— C’est bien, reprit le père Eustache, ne manquez pas de me donner tout de suite avis de ce que vous aurez trouvé.

— Si vous y trouvez quelque chose qui ressemble à Halbert Glendinning, » cria Christie à Édouard qui disparaissait, « je veux le manger sans sel. Mais voyez donc comme le camarade se livre à la frasque qui l’entraîne ! On a bien raison de dire qu’on ne doit juger le caractère que lorsque les enfants sont devenus des hommes. Tandis qu’Halbert, toujours eu mouvement, sautait, courait comme un chevreuil, son frère, tranquille au coin du feu, ne s’occupait que de ses livres, ou de semblables babioles. Mais je vois bien que le drôle était comme un fusil chargé qui ne fait pas plus de bruit qu’une béquille qu’on a reléguée dans un coin ; lâchez la détente, ce n’est que feu et flammes. Mais voici notre prisonnier ; je vais laisser tout autre sujet de côté, pour vous prier, sir sous-prieur, de m’accorder un instant d’entretien à son égard. »

Il dit, et deux hommes d’armes de la maison d’Avenel entrèrent à cheval dans la cour, conduisant au milieu d’eux un cheval sur lequel était monté, les mains liées derrière le dos, le prédicant réformateur, Henri Warden.