Le Monastère/Chapitre XVI
Lorsque le seigneur abbé eut disparu si promptement aux yeux des vassaux qui l’avaient attendu, le sous-prieur tâcha d’effacer l’impression de la négligence de son supérieur, par un accueil doux et plein d’aménité qu’il prodigua à tous les membres de la famille, et particulièrement à dame Elspeth, à son fils Édouard et Marie Avenel ; il condescendit même jusqu’à faire cette question : « Où est donc ce méchant Nembrod, Halbert ? Il n’a pas encore, j’espère, tourné, comme son grand prototype, sa lance de chasse contre l’homme ?
— Oh, non, si cela plaît à Votre Révérence, dit la dame Glendinning, Halbert est descendu dans la vallée pour y attraper quelques pièces de venaison, certainement, sans ce motif, il ne se serait pas absenté le jour où tant d’honneurs tombent sur moi et sur les miens.
— Oh ! une venaison savoureuse et prise à temps, » dit à voix basse le sous-prieur, « cela a été de tout temps un don très-agréable. Je vous dis adieu : car il faut que j’aille retrouver Sa Seigneurie le père abbé.
— Ô révérend seigneur ! » s’écria la bonne veuve en le retenant par son vêtement, « si vous étiez assez obligeant pour prendre notre parti s’il y avait quelque chose de mal ! et, s’il manque quelque chose, pour dire qu’on va l’apporter, ou faire les excuses que vous croiriez les meilleures ! Toutes les pièces de notre vaisselle d’argent nous ont été volées depuis la bataille de Pinkcy, où je perdis mon pauvre Simon Glendinning, ce qui fut la plus grande des calamités pour moi.
— N’importe, ne craignez rien, » dit le sous-prieur dégageant doucement sa robe de la main tremblante de dame Elspeth, « le sommelier a apporté avec lui l’argenterie et les coupes de l’abbé, et je vous prie de croire que quelle que soit la simplicité de votre repas, votre bonne volonté le fera paraître très-convenable. »
Ayant prononcé ces mots, il se rendit dans la salle où l’on avait dressé à la hâte tout ce que le peu de temps avait permis de préparer pour la collation de midi de l’abbé et du chevalier anglais. Il y trouva le seigneur abbé pour qui un coussin, composé de tous les plaids de la maison, avait rendu le grand fauteuil de Simon un siège plus doux et plus commode.
« Benedicite ! dit l’abbé Boniface, maintenant, fi de ces bancs si durs ! et cela de tout mon cœur. Ils sont aussi désagréables que les escabelles de nos novices. Que saint Jude soit avec nous, sir chevalier ! Comment avez-vous fait pour passer la nuit dans ce donjon ? Si votre lit n’était pas plus doux que votre siège, vous auriez tout aussi bien pu dormir sur la couche de pierre de saint Pacôme ; après avoir été au trot pendant dix milles, un homme a besoin d’un siège plus commode que celui qui est mon triste lot. »
Avec des figures où se peignait la compassion, le sacristain et le sommelier accoururent pour soulever l’abbé et pour arranger son siège à sa fantaisie, à quoi ils réussirent en quelque sorte, bien qu’il continuait alternativement à se plaindre de sa fatigue, et à se réjouir d’avoir rempli un devoir pénible. « Vous, chevalier errant, » dit-il, s’adressant au seigneur anglais, « vous pouvez apercevoir aujourd’hui qu’il y en a d’autres qui ont leurs travaux et leurs peines tout aussi bien que ceux de votre profession, et je dirai de moi et des soldats de Sainte-Marie, dont on peut me nommer le capitaine, que nous ne sommes point accoutumés à nous retirer lorsqu’il s’agit de rendre service ou de soutenir un noble combat. Non, par Notre-Dame ! Aussitôt que j’ai su que vous étiez ici, et que vous n’osiez pas, pour des raisons particulières, vous rendre au monastère, où nous vous aurions fait une meilleure réception, je frappai la table avec mon marteau et appelai un frère, Timothée, m’écriai-je, qu’on selle Benedict, qu’on selle mon noir palefroi, et qu’on ordonne au sous-prieur et à une dizaine de frères de se tenir prêts demain matin à l’issue des matines, nous irons à Glendearg. Frère Timothée tressaillit, pensant, j’imagine, que ses oreilles le trompaient je réitérai mes ordres, en ajoutant que le cuisinier et le sommelier se mettraient en route les premiers avec des provisions pour aller aider les pauvres vassaux de la tour à préparer une collation digne de nous être offerte. Ainsi donc, bon chevalier Piercy, considérez nos mutuels ennuis, comparez-les, et vous pardonnerez tout ce que vous pouvez trouver de mal.
— Par ma foi ! dit sir Piercy Shafton, rien n’est à pardonner, si vous, guerriers si spirituels, vous avez à endurer d’aussi pénibles fatigues que celles dont Votre Seigneurie vient de m’entretenir ; il serait ridicule à moi, pauvre pécheur séculier, de me plaindre d’un lit dur comme une planche, de bouillon qui semble être fait avec de la laine brûlée, des viandes noires et charbonnées qui me font souvenir du repas où Richard-Cœur-de-Lion mangea la tête d’un Maure en carbonnade ; et d’autres viandes qui sentent encore davantage la rusticité de cette région du Nord.
— Par les bons saints, sir chevalier, » dit l’abbé, tant soit peu touché à cause de l’honneur de son hospitalité, dont il était très-jaloux, « je suis vraiment fâché que vous ayez trouvé nos vassaux si mal pourvus pour votre réception. Cependant je vous supplie d’observer que si le noble Piercy Shafton n’avait pas des affaires qui l’empêchassent de nous honorer de sa compagnie dans notre pauvre maison de Sainte-Marie, il aurait eu moins à se plaindre. »
Sir Piercy répondit : « Pour que je puisse instruire Votre Seigneurie des raisons qui m’empêchent d’approcher maintenant de votre demeure, et de profiter de votre hospitalité généreuse et si bien connue, il faudrait quelque temps, et (il regarda autour de lui)… et un auditoire plus limité. »
Le Seigneur abbé envoya immédiatement ses ordres au cuisinier : « Va à la cuisine, frère Hilaire, et tu demanderas à notre frère cuisinier dans combien de temps il pense que notre collation sera prête ; car ce serait à la fois un péché et une contrariété, considérant les fatigues de ce noble et brave chevalier sans faire mention de celles que nous avons éprouvées, et nous appesantir sur elles, si nous devions maintenant avancer ou retarder l’heure du repas au-delà du temps où les viandes seront cuites à point. »
Le frère Hilaire sortit vivement pour remplir les intentions de son supérieur, et reparut aussitôt apportant la nouvelle qu’à une heure très-précise la collation serait servie.
« Avant ce temps, » dit le poli sommelier, » les gaufres et la pâtisserie ne pourraient avoir le juste degré de feu que les savants pottingers prescrivent comme étant le plus convenable à la santé ; et si l’on passait l’heure, ne fut-ce que de dix minutes, notre frère cuisinier dit que le quartier de venaison en souffrirait malgré l’adresse du petit tourne-broche qu’il a recommandé à Votre Sainteté.
— Comment, dit l’abbé, un quartier de venaison ! d’où vient ce succulent morceau ? je ne me rappelle pas que tu m’aies annoncé sa présence dans ton panier de provisions.
— Avec la permission de Votre Seigneurie, dit le sommelier, c’est un des fils de la maîtresse de la maison qui vient de tuer le gibier à l’instant. Comme la chaleur animale n’a pas eu le temps de quitter le corps de la bête, le cuisinier assure qu’il sera aussi tendre qu’un poulet. Ce jeune homme a reçu un don spécial pour tuer les daims ; et jamais il ne manque de les frapper ou à la tête ou au cœur ; de manière que le sang ne se répand pas au travers des chairs, ainsi qu’il nous arrive trop souvent. C’est un cerf en pleine graisse : Votre Sainteté a mangé rarement une telle venaison.
— Silence, frère Hilaire, » dit l’abbé en s’essuyant la bouche ; « il n’est pas convenable à notre ordre de parler de nourriture avec autant de chaleur, car nous devons souvent avoir nos forces corporelles épuisées par le jeûne, et par conséquent être accessibles, comme de faibles mortels, à des désirs (il essuya encore sa bouche), qui naissent inévitablement lorsqu’on parle d’aliments à un homme qui a faim. Cependant prenez par écrit le nom de ce jeune homme ; il est convenable de récompenser le mérite, et il sera désormais un frater ad succurrendum[1] dans la cuisine ou dans l’office.
— Hélas ! révérend père et mon bon seigneur, répliqua le sommelier, j’ai demandé quel était ce jeune homme, et j’ai appris qu’il est un de ceux qui préfèrent le casque au capuchon et l’épée des passions à l’arme de l’esprit.
— Si c’est ainsi, dit l’abbé, tâche de l’engager en qualité d’homme d’armes, et non en qualité de frère lai ; car le vieux Tallboy, notre garde-forêt, commence à avoir la vue trouble. Il a deux fois blessé un daim magnifique, et l’a frappé sans précaution sur la hanche. Ah ! c’est une grande faute d’offenser en tuant mal, en préparant mal, en ayant un mauvais appétit, ou tout autrement, de bonnes créatures tolérées pour notre usage. C’est pourquoi, assure-nous le service de ce jeune homme, frère Hilaire, de la manière qui lui conviendra le plus. Et maintenant, sir Piercy Shafton, puisque nous devons passer une bonne heure avant de pouvoir jouir d’autre chose que de la fumée et de l’odeur de notre repas, puis-je inviter Votre Courtoisie à me dire la cause de cette visite, et particulièrement à m’apprendre pourquoi vous ne voulez pas vous approcher de notre plus agréable et mieux meublé hospitium[2].
— Révérend père, » dit à voix basse sir Piercy Shafton, « Votre Sagesse sait parfaitement que certaines murailles ont des oreilles, et qu’un secret doit être gardé lorsqu’il s’agit de la tête d’un homme. »
L’abbé fit signe à tous les frères, excepté au sous-prieur, de sortir de la chambre, et dit ensuite : « Votre Valeur, sir Piercy, peut librement parler devant notre fidèle ami et conseiller le frère Eustache, dont nous perdrons trop tôt les bons conseils quand son mérite l’élèvera à une place plus haute ; là nous espérons qu’il aura le bonheur de trouver un ami et un conseiller aussi précieux qu’il l’est pour moi ; car je puis dire de lui ce que dit la strophe de notre monastère :
Dixit abbas ad prioris,
Tu es homo boni moris,
Quia semper sanioris
Mihi das consilia[3].
« En vérité, ajouta-t-il, la place de sous-prieur est tout à fait au-dessous de notre cher frère, et il nous est impossible de l’élever à celle de prieur, qui pour des raisons particulières, reste à présent vacante dans notre monastère. Le frère Eustache est en pleine possession de ma confiance ; il est très-digne de la vôtre, et l’on peut dire de lui : Intravit in secretis nostris[4]. »
Sir Piercy Shafton salua les révérends frères, et ayant poussé un soupir, comme s’il eût voulu rompre sa cuirasse d’acier, il commença ainsi son discours :
« Certes, révérends pères, je puis bien soupirer, moi qui ai changé le ciel pour le purgatoire, en quittant la sphère resplendissante de la royale cour d’Angleterre pour un réduit isolé dans ce désert inaccessible. Je quitte le champ clos où je fus toujours prêt à rompre avec mes pairs une lance pour l’amour de l’honneur, ou pour l’honneur de l’amour ; et je viens employer cette arme de chevalier contre de vils besognios ou maraudeurs… J’échange les salons brillamment éclairés, dans lesquels je formais avec agilité les pas de la vive courante, où je dansais avec une grâce pleine de noblesse l’imposante gaillarde, pour ce donjon qui tombe en ruines. J’abandonne le gai théâtre pour le coin de la cheminée solitaire d’un chenil écossais… Je remplace les sons du luth harmonieux et ceux de la viole-de-gamba, qui inspire l’amour, par le cri discordant de la cornemuse du Nord… Enfin, je m’éloigne du sourire de ces beautés qui forment une galaxie[5] autour du trône d’Angleterre, pour la froide révérence d’une damoiselle à l’intelligence inculte et le regard embarrassé de la fille d’un meunier. Je pourrais ajouter : en changeant la conversation des aimables chevaliers et des séduisants courtisans de mon rang et de mon mérite, dont les pensées sont aussi éclatantes et aussi promptes que le brillant éclair, pour celles de moines et d’hommes d’église ; mais il serait discourtois de traiter ce sujet. »
L’abbé écouta cette liste de regrets en ouvrant de grands yeux qui n’exprimaient pas une parfaite intelligence des paroles de l’orateur ; et lorsque le chevalier suspendit son discours pour reprendre haleine, le père Boniface regarda le sous-prieur d’un œil incertain et inquiet, ne sachant sur quel ton il devait répondre à un exorde si extraordinaire. Le sous-prieur s’empressa d’arriver à son aide, et dit :
« Nous compatissons fort, sir chevalier, à toutes les fatigues et à toutes les mortifications auxquelles le sort vous a assujetti, particulièrement à celle qui vous a jeté dans une société de gens qui, ayant la conscience de n’être pas dignes d’un tel honneur, ne l’auraient jamais recherché. Mais tout ceci sert à peu de chose pour expliquer la cause de cette suite d’infortunes, ou, en termes moins obscurs, la raison qui vous a contraint à vous mettre dans une situation qui a pour vous si peu d’attraits.
— Gracieux et révérend seigneur, répliqua le chevalier, pardonnez à une personne malheureuse qui, en rapportant l’histoire de ses infortunes, s’étend extrêmement sur elles, de même qu’un homme tombé dans un précipice mesure de l’œil la hauteur d’où il a été précipité.
— Sans doute, dit le frère Eustache ; mais je crois qu’il serait plus sage à lui d’apprendre à ceux qui viennent pour le relever quel est l’os qu’il s’est fracassé.
— Révérend père, reprit le chevalier, vous avez, dans le combat de nos esprits, fait une belle atteint[6] ; et l’on peut dire de moi, en quelque sorte, que j’ai rompu ma lance de travers. Pardon, si pour m’exprimer j’emploie le langage de la lice, qui doit être étranger à vos révérendes oreilles. Ah ! divin ressort du noble, du beau, et du joyeux trône d’amour ! citadelle de l’honneur ! et vous célestes beautés qui l’entourez de vos yeux brillants ! jamais plus Piercy Shafton ne s’avancera au centre de vos regards radieux, pour croiser sa lance et faire bondir son coursier au son de la provocante trompette, nommée si noblement la voix de la guerre ; jamais plus dans le combat il ne renversera son adversaire, après lui avoir brisé sa lance avec dextérité, et n’ira autour du cercle enchanteur recevoir la récompense dont la beauté honore la chevalerie. »
Ici il s’arrêta, se tordit les mains, leva les yeux, et sembla perdu dans la contemplation de sa fortune passée.
« Il a entièrement perdu la tête, » murmura l’abbé à l’oreille du sous-prieur ; « je voudrais bien que nous fussions loin de lui ; car, en vérité, je tremble que son délire ne se tourne en fureur. Ne serait-il pas sage d’appeler le reste de nos frères ? »
Mais le père Eustache était plus habile que son supérieur à distinguer un jargon affecté du délire de la folie, et quoique la violence des regrets du chevalier semblât presque frénétique, le sous-prieur n’hésita point à la ranger parmi les extravagances que la mode du jour inspirait à ses adorateurs.
C’est pourquoi, après un silence assez prolongé pour laisser au chevalier le loisir de se remettre, il lui rappela gravement que le seigneur abbé avait entrepris un voyage si peu convenable à ses habitudes et à son âge, dans l’unique but de savoir en quoi il pourrait être utile à sir Piercy Shafton, qu’il serait entièrement impossible d’agir sans être positivement informé de la situation qui forçait le chevalier à venir se réfugier en Écosse. « Le jour s’avance, observa-t-il en dirigeant ses regards vers la fenêtre ; et si l’abbé reprend le chemin du monastère sans avoir obtenu de renseignements, les regrets pourront être mutuels, mais les désagréments resteront du côté de sir Piercy. »
Cet avis ne fut pas perdu.
« Ô déesse de la courtoisie ! s’écria le chevalier, puis-je avoir porté l’oubli de tes saintes leçons, au point de faire du temps et des aises de ce bon prélat un sacrifice à mes vaines plaintes ! Sachez donc, très-illustre, et non moins honorable père, que, quoique votre hôte et votre pauvre visiteur, je suis par ma naissance très-étroitement lié à Piercy de Northumberland dont le nom est si répandu dans toutes les parties du monde où la réputation du mérite anglais est parvenue ; maintenant ce comte de Northumberland dont je vais vous faire l’histoire le plus brièvement possible…
— Cela n’est point nécessaire, interrompit l’abbé ; nous savons parfaitement que c’est un bon et fidèle seigneur, et un partisan juré de notre foi catholique, malgré l’hérésie de la femme qui occupe maintenant le trône d’Angleterre. Et c’est surtout parce que vous êtes son parent et que nous connaissons votre croyance dévouée et fidèle à notre sainte mère l’Église que nous vous prions, sir Piercy Shafton, de vouloir satisfaire à notre demande et nous mettre à même de pouvoir vous servir dans cette extrémité.
Par une offre si obligeante, je deviens votre très-humble débiteur, dit sir Piercy, et n’ai dans ce moment rien de plus à vous dire si ce n’est que mon très-honorable cousin de Northumberland, ayant concerté avec moi et avec quelques autres esprits subtils et choisis de ce siècle le moyen d’introduire une seconde fois dans ce royaume divisé d’Angleterre le culte de Dieu selon l’Église catholique, de même qu’on s’efforce avec l’aide de ses amis d’attraper la bride d’un cheval qui s’enfuit, il lui plut de me faire entrer si avant dans cette affaire compliquée que ma sûreté personnelle en fut compromise. Pendant ce temps, la reine Élisabeth (nous eûmes bientôt quelque raison de le croire) s’entoura de conseillers habiles à découvrir les complots formés pour lui disputer son titre et rétablir l’Église catholique ; la reine, dis-je, eut connaissance de notre mine avant que nous eussions pu y mettre le feu. C’est pourquoi mon très-honorable cousin de Northumberland, imaginant qu’il était convenable qu’un seul fût chargé du blâme et de la honte, mit cette trame sur mon dos, fardeau que je ne suis pas absolument fâché de porter. Le comte d’ailleurs s’est toujours montré mon honorable et affectionné parent. Aussi bien ma fortune depuis quelque temps n’était plus suffisante pour subvenir aux dépenses que nous autres, esprits rares et recherchés, nous sommes obligés de faire pour nous distinguer du vulgaire.
— Ainsi donc, dit le sous-prieur, vos affaires particulières rendent un voyage à l’étranger moins désagréable pour vous qu’il ne l’aurait été pour le noble comte votre très-digne cousin.
— Certainement, révérend père, répondit le courtisan ; rem acu tetigisti[7], vous avez touché l’endroit avec l’aiguille. Mes frais et mes dépenses sont montés à une somme prodigieuse pour mes derniers triomphes, c’est-à-dire aux derniers tournois ; et les citoyens à bonnets plats[8] se sont montrés peu disposés à fournir ma poche pour de nouvelles galanteries, aussi nécessaires cependant à l’honneur de la nation qu’à ma propre gloire ; à vrai dire, ce fut un peu dans l’espérance de voir changer tout cela que je désirais un nouvel ordre de choses en Angleterre.
— Ainsi le mauvais succès de votre entreprise et le dérangement de vos affaires particulières, dit le sous-prieur, sont cause que vous êtes venu vous réfugier en Écosse ?
— Rem acu, encore une fois, dit sir Piercy, et ce n’est pas sans une forte raison ; car, si j’étais resté, mon cousin aurait pu connaître la corde ; aussi mon voyage pour le Nord fut si promptement décidé que j’eus à peine le temps de changer mon doublet ou pourpoint de Genève, couleur de pêche, chargé d’une riche broderie d’or, pour cette cuirasse qui est de la façon de Bonamico de Milan, et de me mettre en route pour le Nord, Pensant que je ferais très-bien de visiter mon très-honorable cousin de Northumberland dans un de ses nombreux châteaux, je me dirigeais vers Ainwick, avec la rapidité d’une étoile qui, s’élançant de sa sphère, tombe dans l’espace ; mais je rencontrai à Northallerton un certain Henri Waughan, serviteur de mon très-honorable parent, qui me démontra que je ne pouvais en sûreté me présenter chez lui, parce qu’en vertu des ordres de la cour il était obligé de lancer contre moi un mandat d’arrêt.
— Ceci, dit l’abbé, eût été un peu sévère de la part de votre honorable parent.
— On peut le juger ainsi, mon père, répliqua sir Piercy ; néanmoins, jusqu’à la mort, je prendrai le parti de mon très-honorable cousin de Northumberland. Mon cousin me fit aussi remettre par Henri Waughan un bon cheval et une bourse remplie d’or ; il me donna pour mes guides deux piqueurs des frontières, ainsi qu’on les appelle, qui me conduisirent par des chemins et des sentiers qui n’ont jamais été fréquentés depuis les jours de sir Lancelot et de sir Tristan, jusque dans ce royaume d’Écosse, et dans le château d’un certain baron, ou d’un individu qui se pare de ce titre, et qui se nomme simplement Julien Avenel : je fus reçu par lui comme le lieu et l’instant le permettaient.
— C’est-à-dire très-mal, reprit l’abbé ; car si l’on en juge par l’appétit que Julien laisse apercevoir lorsqu’il est hors de chez lui, les provisions ne doivent pas être très-abondantes dans sa maison.
— Vous ne vous trompez pas, mon père, Votre Révérence a raison ; nous avons fait un repas de carême, et, ce qui est plus désagréable, il a fallu payer l’écot ; car, quoique ce Julien Avenel ne demandât rien directement, cependant il admira d’une manière si extravagante mon poignard, dont la poignée était d’argent parfaitement guilloché, une arme de la forme la plus élégante, et de la plus parfaite beauté, que, sur ma foi, je fus forcé de le prier de l’accepter : il ne me donna pas la peine d’insister : j’eus à peine prononcé mon offre, qu’il l’avait déjà placé dans son ceinturon crasseux de buffle, et fiez-vous à moi, révérend père, mon pauvre poignard ainsi placé ressemblait plutôt au couteau d’un boucher qu’à l’arme d’un gentilhomme.
— Un don si magnifique aurait dû au moins vous assurer l’hospitalité pour quelques jours, dit le frère Eustache.
— Révérend père, répondit sir Piercy, si j’étais resté avec lui, j’aurais été complimenté pour tout le reste de ma garde-robe ; actuellement je serais écorché, je vous jure ; par l’hospitalité ! il s’assurait mon doublet de réserve, et avait déjà des prétentions sur mes braies[9]. Je fus obligé de battre en retraite avant d’être entièrement dépouillé. En ce même temps je reçus une lettre de mon très-honorable cousin, qui me disait qu’il vous avait écrit à mon égard, et vous faisait passer deux malles pleines de mes hardes ; savoir, mon surtout de soie cramoisie, doublé et tailladé de drap d’or, que je portais à la dernière fête, avec le baudrier et la garniture qui y correspondent ; de plus, deux paires de culottes larges en soie noire, avec des jarretières pendantes de soie rouge ; de plus, le doublet de soie couleur de chair avec la garniture et la fourrure dont je me parais pour danser le ballet du sauvage à la mascarade de Gray’s-inn ; de plus…
— Sir chevalier, dit le sous-prieur, je vous prie de ne pas pousser plus loin l’inventaire de votre garde-robe. Les moines de Sainte-Marie ne sont pas des barons maraudeurs : quels que soient les vêtements adressés à notre maison, ils ont été aujourd’hui fidèlement apportés dans ce lieu, dans vos malles. Je pense, d’après ce que vous venez de me communiquer, et d’après ce que le comte de Northumberland nous a donné à entendre, que vous désirez, pour le moment, demeurer aussi inconnu que votre mérite et vos qualités le permettront.
— Hélas ! révérend père, répondit le courtisan, une lame dans sa gaine ne peut briller ; un diamant dans un écrin ne peut étinceler, et lorsque le mérite est forcé par les circonstances de se tenir dans l’obscurité, il ne peut attirer l’observation, la retraite ne peut fixer l’admiration que du peu de gens auxquels les circonstances me permettent de me faire connaître.
— Je pense maintenant, mon vénérable père, dit le sous-prieur, que Votre Sagesse assignera à ce noble chevalier une manière d’agir qui ne pourra compromettre ni sa sûreté, ni celle de la communauté ; car vous savez les périlleuses tentatives qui ont été faites dans ces jours audacieux pour détruire les fondements de l’Église, et qu’on a même souvent menacé notre saint monastère. Jusqu’ici on n’a trouvé aucun moyen de nous surprendre ; mais un parti ami de la reine d’Angleterre aussi bien que des doctrines de l’Église schismatique l’emporte maintenant à la cour de notre souveraine, qui craint de donner à son clergé la protection qu’elle devrait se trouver heureuse de lui assurer.
— Révérend père, » dit le chevalier avec joie, « je vous laisserai parler de cela plus à votre aise hors de ma présence, et, pour m’expliquer franchement, je suis curieux de voir en quel état le chambellan de mon noble parent a trouvé ma garde-robe, comment il l’a empaquetée, et si elle a souffert du voyage. Il y a quatre parures d’une invention aussi pure et aussi élégante que jamais ait pu en imaginer le caprice d’une jolie femme, ayant chacune trois garnitures différentes en rubans et franges assorties, de sorte que, en cas de besoin, on pourrait renouveler la forme de chacune d’elles, et des quatre en faire douze. Il y a aussi mon habit pour monter à cheval : il est de couleur sombre, et trois chemises avec des rabats parfaitement travaillés. Mais je vous prie de me pardonner, il faut que je voie comment tout cela est arrangé, sans attendre plus long-temps. »
En disant ces mots, il quitta l’appartement ; et le sous-prieur, le regardant d’un air significatif, ajouta en lui-même : « Où est le trésor, là est aussi le cœur.
— Sainte-Marie, sauvez nos esprits ! » dit l’abbé abasourdi de l’abondance de paroles du chevalier ; « jamais cervelle humaine fut-elle plus farcie d’étoffes de soie, de découpures, et que sais-je encore ? Et qui a pu inspirer au comte de Northumberland de prendre pour confident intime, dans une affaire si grave et si dangereuse, un fat écervelé tel que celui-ci ?
— S’il eût été différent de ce qu’il est, vénérable père, dit le sous-prieur, il aurait été moins convenable pour le rôle de bouc émissaire auquel son honorable cousin l’avait probablement destiné dès le commencement, dans le cas où leur complot viendrait à manquer. Je connais un peu ce sir Piercy Shafton. La légitimité de sa mère, qui prétend descendre de la famille Piercy ; dont il est fort jaloux, a été souvent mise en question. Si le courage étourdi et un esprit de galanterie outrée peuvent établir ses prétentions à la haute lignée qu’il réclame, ces qualités ne lui seront jamais disputées. Du reste, c’est un débauché courtisan de ce siècle, semblable à Rowland Yorke, Stukely, et beaucoup d’autres, qui mangent leurs biens, et mettent leur vie en danger par leurs vaines fanfaronnades, pour être les premiers petits-maîtres de l’époque ; ensuite ils s’efforcent de réparer leur fortune en s’engageant dans des complots désespérés et des conspirations que des têtes plus rassises ont enfantées. Pour me servir d’une de ses comparaisons affectées, ces fous qui ne craignent aucun danger ressemblent à des faucons que le sage fauconnier garde couverts et encapuchonnés sur son poing jusqu’à ce que sa proie arrive, et qu’alors il les lance sur elle.
— Sainte Marie ! dit l’abbé, ce serait une personne bien insupportable à amener dans notre tranquille séjour. Nos jeunes moines s’occupent bien déjà assez de leur parure, et plus qu’il n’appartient aux serviteurs de Dieu. Ce chevalier leur ferait perdre l’esprit depuis le vestiarius jusqu’au plus petit marmiton.
— Il pourrait en arriver pis encore, dit le sous-prieur ; dans ces jours de malheur, le patrimoine de l’Église peut être vendu et acheté, confisqué et saisi comme si c’était une terre non consacrée, appartenant à un baron séculier. Songez à quelle peine nous serions exposés si l’on prouvait que nous avons reçu un rebelle envers la reine d’Angleterre ! Il ne manquerait pas de parasites écossais qui demanderaient les terres de notre couvent, ni d’Anglais pour brûler et piller l’abbaye. Les hommes de l’Écosse jadis étaient des Écossais, unis entre eux, fermement dévoués à leur patrie, et abandonnant tout pour voler à sa défense lorsque les frontières étaient menacées : maintenant ce sont… comment les nommerai-je ? Quelques uns sont Français, d’autres Anglais, et ils ne regardent leur pays natal que comme un théâtre de combat où les étrangers viennent terminer comme ils l’entendent les querelles nationales.
— Benedicite ! répliqua l’abbé ; ce sont des temps bien mauvais et bien dangereux.
— Et c’est pourquoi, dit le père Eustache, nous devons marcher avec prudence ; nous ne devons pas, par exemple, conduire sir Piercy Shafton dans notre maison de Sainte-Marie.
— Mais comment donc nous arrangerons-nous pour ce qui le regarde ? reprit l’abbé ; vous savez qu’il est victime de son amour pour la sainte Église ; que son protecteur, le comte de Northumberland, a été notre ami, et que, demeurant si près de nous, il peut nous être propice ou funeste, selon notre manière d’agir avec son parent.
— Et précisément pour cette raison, dit le sous-prieur, aussi bien que pour satisfaire au grand devoir de la charité chrétienne, je protégerai et soulagerai cet homme. Qu’il ne retourne pas chez Julien Avenel : ce baron sans honneur ne pourrait s’abstenir de piller un étranger exilé ; qu’il demeure ici : le lieu est écarté, et si la position est inférieure à ce qui convient à son rang, il en sera plus difficile à découvrir. Nous ferons tout ce que nous pourrons pour qu’il soit plus convenablement.
— Penses-tu, dit l’abbé, qu’il acceptera mon lit de voyage, et qu’il permettra que je lui envoie un grand fauteuil bien commode ?
— Sans doute, dit le sous-prieur, avec de telles aises il ne pourra se plaindre ; s’il était menacé d’un danger soudain, il pourrait bientôt se rendre au sanctuaire, où nous le tiendrions caché jusqu’à ce que nous pussions le renvoyer en sûreté.
— Ne ferions-nous pas mieux, dit l’abbé, de l’expédier à la cour d’Écosse, et de nous débarrasser par ce moyen de sa personne.
— Oui, mais aux dépens de nos amis. Le papillon peut déployer ses ailes et demeurer inconnu dans l’air froid de Glendearg ; mais s’il était à Holy-Rood, il voudrait, au péril de ses jours, étaler toutes ses paillettes aux yeux de la reine et de la cour ; plutôt de n’être pas remarqué, il aimerait mieux risquer sa vie pour l’amour de notre aimable souveraine. En moins de trois jours on verrait tous les yeux dirigés vers lui, et la paix qui existe entre les deux bouts de l’île compromise par une créature qui, telle qu’un insensé papillon, ne peut s’abstenir de voltiger autour d’une lumière.
— Tu l’emportes sur moi, frère Eustache, dit l’abbé, et je pourrais à peine penser plus sagement. J’enverrai en secret non seulement quelques meubles, mais encore du vin et du pain de froment. Il y a ici un jeune homme qui tuera du gibier ; je lui donnerai des ordres pour que le chevalier n’en manque pas.
— Il est de notre devoir de lui procurer toute l’aisance dont il pourra jouir ici sans courir le risque d’être découvert, dit le sous-prieur.
— Sans doute, répondit l’abbé. Nous ferons plus ; je dépêcherai tout de suite un domestique au conservateur de notre garde-meuble pour nous envoyer ce dont il a besoin cette nuit même. Veillez à cela, bon frère.
— J’y vais, répliqua le frère Eustache ; mais j’entends notre fâcheux crier qu’on vienne lui nouer quelques-unes de ses aiguillettes[10]. Il ne sera pas malheureux s’il rencontre ici quelqu’un qui puisse remplir auprès de lui le service de valet de chambre.
— Je voudrais qu’il fût prêt, dit l’abbé, car voilà le sommelier qui apporte la collation ; par ma foi ! la route m’a donné un fameux appétit. »
- ↑ Un frère auxiliaire. a. m.
- ↑ Hospice. Nous conservons la construction anglaise pour laisser la couleur du langage prétentieux du moine, assez d’accord avec l’euphuiste. a. m.
- ↑ On peut, dit Walter Scott, trouver le reste de cet hymne dans le savant ouvrage de Foshrook sur le monachisme anglais. Ce merveilleux latin, s’il est traduisible, signifie : « L’abbé dit au prieur : Tu es un homme entendu, parce que tu me donnes toujours de plus sages conseils. » a. m.
- ↑ Il est entré dans notre confiance intime. a. m.
- ↑ Voie lactée, du grec γάλα, lait. a. m.
- ↑ Atteint, mot dont on se servait dans les tournois pour exprimer que le champion avait atteint son but, ou, en d’autres termes, dirigé sa lance droit et ferme contre le casque on la poitrine de son adversaire. Ainsi, « Rompre sa lance de travers » signifiait un manque total dans la direction de la pointe de l’arme sur l’objet contre lequel elle visait. a. m.
- ↑ Nous disons aussi proverbialement : Vous avez mis le doigt dessus. a. m.
- ↑ Il est ici question des marchands de Londres. a. m.
- ↑ Ancien haut-de-chausses. a. m.
- ↑ C’étaient des cordons de soie ou de rubans, appelés aiguillettes à cause de l’aiguille de métal qui les terminaient par les deux bouts (comme les lacets de nos dames). Ces aiguillettes servaient à attacher le pourpoint aux culottes ; il y en avait un grand nombre, et pour les nouer convenablement, il fallait souvent requérir une assistance. a. m.