Le Monastère/Chapitre XV

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 13p. 196-206).
CHAPITRE XV.


l’arrivée du prieur.


Il ne fabrique pas de monnaie, il est vrai, mais il fabrique des phrases nouvelles, et il les vend comme les fripons vendent des pièces fausses que les hommes sages rejettent et que les imbéciles reçoivent en paiement.
Ancienne comédie.


Le jour suivant on ne revit plus Christie de Clint-Hill. Comme ce digne personnage se piquait rarement de sonner la trompette avant de se mettre en marche, on ne s’étonnait pas qu’il fût parti au clair de la lune[1], mais on trembla qu’en partant il n’eût pas les mains vides, ainsi que le dit la ballade nationale.

« Quelques-uns au buffet coururent ;
D’autres à leur coffre de bois :
Mais tous à l’instant reconnurent
Que rien ne manquait cette fois. »

Tout était en ordre, la clef de l’écurie était posée au-dessus de la porte, et celle de la grille de fer était en dedans et dans la serrure. Enfin Christie avait fait sa retraite en observant la plus scrupuleuse attention pour la sûreté de la garnison, et il ne laissa aucun sujet de se plaindre de lui.

Halbert s’assura de la sécurité de la maison ; au lieu de prendre son arbalète ou son fusil et de faire une sortie pendant le jour, ainsi qu’il en avait ordinairement l’habitude, il fit une ronde dans la tour avec une gravité au-dessus de son âge, et ensuite il retourna dans la salle à manger, appartement commun dans lequel, à sept heures, était servi le repas du matin.

Il y trouva l’euphuiste qui semblait encore plongé dans son calcul abstrait, et se tenait dans la même attitude élégante de la veille, les bras croisés de la même manière, les yeux tournés vers la même toile d’araignée, et les talons appuyés sur le plancher comme le jour précédent. Fatigué de cette affectation d’indolente importance, et peu flatté de l’obstination de son hôte à y demeurer Halbert se décida enfin à lui parler net sur cette manière d’agir, et à lui demander quelles circonstances avaient conduit à la tour de Glendinning un hôte à la fois si fier et si muet.

« Sir chevalier, » dit-il avec assurance, « je vous ai deux fois souhaité le bonjour, ce à quoi votre absence d’esprit vous a sans doute empêché de répondre. Vous n’êtes pas forcé de rendre politesse pour politesse. Mais comme ce que j’ai encore à vous dire concerne votre satisfaction et votre bien-être, je vous invite à me donner quelques signes d’attention, afin que je sois sûr de ne pas prodiguer mes paroles à une figure de marbre »

À cette apostrophe inattendue, sir Piercy Shafton détourna les yeux du plafond, et jeta sur celui qui lui parlait un regard de surprise ; mais comme Halbert lui rendit son regard sans confusion et sans crainte, le chevalier crut convenable de changer d’attitude, il retira ses jambes, fixa les yeux sur le jeune Glendinning et prit l’air de quelqu’un qui prête attention à ce qui lui est dit. Pour montrer mieux encore sa résolution, il daigna prononcer ces mots : « Parlez, nous écoutons.

— Sir chevalier, dit le jeune homme, ce n’est pas l’usage dans le saint patrimoine de rien demander aux hôtes à qui nous accordons l’hospitalité, pourvu qu’ils ne s’arrêtent dans notre maison que durant l’espace de temps qui s’écoule du soleil du jour au soleil du lendemain. Nous savons que les débiteurs et les criminels viennent ici comme dans un sanctuaire, et nous rougirions d’arracher au pèlerin, que le hasard peut faire notre hôte, l’aveu de la cause de son pèlerinage et de sa pénitence ; mais lorsqu’une personne d’un rang si supérieur au nôtre, ainsi que vous l’êtes, sir chevalier, surtout quand cette prééminence ne lui est pas indifférente, montre la ferme résolution de demeurer long-temps avec nous, nous sommes dans l’habitude de l’inviter à nous instruire d’où il vient et quelle est la cause de son voyage ? »

Le chevalier anglais bâilla deux ou trois fois avant de répondre, et répliqua d’un ton railleur : « Vraiment, bon villageois, ta demande a en elle-même quelque chose d’embarrassant ; car tu m’interroges sur un sujet pour lequel je n’ai pas encore déterminé ce qu’il est convenable de répondre. Qu’il te suffise, jeune homme, que le seigneur abbé t’ordonne de me traiter le mieux que tu pourras, ce qui vraiment ne sera jamais aussi bien que lui et moi le désirons.

— Il me faut une réponse plus positive que celle-ci, sir chevalier, dit le jeune Glendinning.

— Mon ami, répliqua le chevalier, ne nous fâchons pas. Il peut être dans vos mœurs du Nord de chercher aussi rudement à savoir les secrets de ses supérieurs ; mais crois-moi, tel que le luth joué par une main inhabile produit des sons discordants, tel… » À ce moment la porte de l’appartement s’ouvrit, et Marie Avenel parut. « Mais qui peut parler de sons discordants, » dit le chevalier, reprenant sa veine et son humeur de compliment, « quand l’âme de l’harmonie descend parmi nous sous la forme de la divine beauté ? car de même que les renards et les loups, et tous les animaux dépourvus de bon sens et de raison, fuient la présence du magnifique astre du jour lorsqu’il s’élève dans les cieux tout brillant de sa gloire ; de même la dispute, la colère et toutes les odieuses passions doivent se dissiper telle qu’une pluie légère à l’aspect de la beauté qui maintenant darde sur nous des rayons de feu qui ont le pouvoir d’apaiser notre fureur, d’illuminer nos querelles et nos erreurs, d’adoucir nos esprits offensés, et d’endormir nos craintes confuses : car l’œil ardent et enflammé du jour est au monde matériel et physique ce que l’œil devant lequel je me prosterne est au microscope intellectuel. »

En achevant ces mots il fit un profond salut ; et Marie Avenel les regarda l’un et l’autre avec étonnement, et devinant bien qu’il s’était passé entre eux quelque chose, ne put que s’écrier : « Au nom du ciel, que veut dire tout ceci ? »

Le tact et l’intelligence dont son frère de lait était nouvellement doué n’étaient pas encore assez affermis pour qu’il fût capable de répondre. Il était tout à fait incertain de ce qu’il devait faire envers son hôte, qui, gardant un singulier ton d’importance et de supériorité, semblait néanmoins parler si peu sérieusement qu’il était presque impossible de démêler exactement si ce n’était point une plaisanterie ou quelque chose de sérieux.

Après une courte réflexion, il résolut de forcer sir Pierre Shafton à s’expliquer dans une occasion et à un endroit plus convenables ; il pensa que pour le moment il ne devait point le presser davantage ; l’arrivée de sa mère suivie de Mysie et le retour de l’honnête meunier qui venait de jeter un coup d’œil sur les meules rendirent une plus longue discussion entièrement impossible.

Tout en faisant son calcul, l’homme à la meule et à la farine avait été frappé de voir que lorsque les droits de l’Église seraient payés et qu’il aurait lui-même prélevé tout ce qui lui revenait sur la récolte, ce qui resterait à la dame Glendinning serait encore considérable. Je ne m’étonnerais pas que ce calcul eût conduit l’honnête meunier à former un plan semblable à celui de dame Elspeth ; toujours est-il certain qu’il accepta avec une joie pleine de reconnaissance l’invitation que la dame fit à sa fille de rester une ou deux semaines à Glendearg.

Ce personnage principal se sentant en fond de gaieté pour tous les autres membres de la société, on fit gaiement le repas du matin ; de même sir Piercy parut très-satisfait de l’attention avec laquelle chaque mot qu’il disait à la brune Mysie était reçu par elle ; et malgré sa haute naissance et son éminente qualité, il lui accorda quelques-uns des tropes les plus ordinaires de sa sublime élocution.

Marie Avenel, délivrée de l’importunité d’une conversation qu’il avait d’abord adressée à elle seule, s’en amusa beaucoup plus ; et le bon chevalier, encouragé par les marques séduisantes de l’approbation du sexe en faveur duquel il cultivait ses talents oratoires, montra le désir d’être plus confiant qu’il ne l’avait été avec Halbert Glendinning, et leur donna à entendre que c’était à cause de quelque pressant danger qu’il se trouvait leur hôte involontaire.

Le déjeuner achevé, chacun se sépara. Le meunier alla se préparer pour son départ, Mysie faire ses petits arrangements pour son séjour inattendu ; Martin demanda Édouard pour le consulter sur un point d’agriculture qui ne pouvait intéresser Halbert ; la dame Elspeth quitta la chambre pour se livrer aux soins domestiques ; et Marie était prête à la suivre, lorsqu’elle se rappela soudain que si elle agissait ainsi, elle laisserait ensemble Halbert et l’étranger, et qu’alors la querelle pourrait bien se renouveler.

La jeune fille n’eut pas plus tôt fait cette observation, qu’elle revint de la porte de l’appartement, et s’assit sur un petit siège de pierre qui était devant la fenêtre, résolue d’empêcher cette dispute ; car elle craignait la vivacité d’Halbert Glendinning, et était persuadée que sa présence le retiendrait.

L’étranger remarqua ses mouvements, et, soit qu’il les interprétât comme un désir d’être en sa compagnie, soit qu’il voulût obéir à ces règles de galanterie qui ne lui permettaient pas d’abandonner une dame au silence et à la solitude, il alla vite se placer à ses côtés, et commença la conversation suivante :

« Croyez-moi, belle dame, dit-il en s’adressant à Marie Avenel, « ce m’est un grand bonheur, étant banni comme je le suis loin des délices de mon propre pays, de rencontrer dans cette obscure et champêtre chaumière du Nord une belle personne, une âme pure à qui je puisse communiquer mes sentiments ; et qu’il me soit permis, charmante dame, conformément à la coutume générale, qui est maintenant dominante à la cour, ce jardin des esprits raffinés, de vous voir échanger avec moi quelques épithètes par lesquelles vous puissiez prouver que vous remarquez le dévouement que je mets à vous servir. Appelez-vous donc dorénavant ma Protection, et permettez que je sois votre Affabilité[2].

— Nos mœurs de province et du Nord, sir chevalier, ne nous permettent pas d’échanger ainsi des épithètes avec ceux qui nous sont étrangers, répliqua Marie Avenel.

— Mais, pourquoi maintenant êtes-vous si surprise ? répéta le chevalier, tel qu’un cheval indompté qui a peur de l’ombre d’un mouchoir, quoiqu’il doive un jour braver l’étendard flottant. Ce galant échange d’épithètes d’honneur n’est rien de plus que les compliments qui doivent avoir lieu entre la valeur et la beauté dans quelques circonstances qu’elles se rencontrent. Élisabeth d’Angleterre nomme Philippe Sydney son courage, et lui à son tour appelle cette princesse son inspiration. Ainsi ma belle protection, car cette épithète sera celle que je vous donnerai, vous…

— Non sans le consentement de madame, sir, interrompit Halbert ; très-certainement j’espère que votre courtoisie et votre bonne éducation ne voudront pas enfreindre les règles ordinaires de la civilité.

— Beau fermier d’un fief de peu d’importance, » répliqua le chevalier avec froideur et politesse, mais d’un ton tant soit peu plus fier que celui dont il se servait pour parler à la jeune dame, « nous autres habitants du Sud, nous ne sommes pas accoutumés à avoir des conversations, excepté avec ceux qui marchent nos égaux ; et je dois, avec toute la discrétion possible, vous rappeler que la nécessité qui nous rend tous deux habitants de cette chaumière ne nous a point placés sur la même ligne.

— Par sainte Marie ! s’écria le jeune Glendinning, je voudrais que cela fût ; mais les honnêtes gens disent que celui qui demande l’abri est redevable à celui qui le lui donne ; et c’est pourquoi nos rangs seront égaux tant que ce toit nous couvrira tous deux.

— Tu te trompes complètement, répondit sir Piercy, et tu veux savoir quelle est ta place dans notre situation respective : sache que je ne pense pas être ton hôte, mais celui de ton maître, le seigneur abbé de Sainte-Marie, qui, pour des raisons qui lui sont aussi bien connues qu’à moi-même, a trouvé convenable de me donner l’hospitalité par le moyen de ton ministère, toi son serviteur et son vassal, qui est pour cette raison un instrument aussi passif de mes commodités que ce tabouret raboteux et mal fait sur lequel je suis assis, ou que l’assiette de bois sur laquelle je mange ma grossière nourriture. » Ayant dit cela il se retourna vers Marie en disant : « Ma très-belle maîtresse, ou plutôt comme je le disais avant, ma très charmante protection[3].

Marie Avenel était sur le point de lui répondre, quand Halbert, s’écriant d’une voix ferme, altière et passionnée : « Non, le roi d’Écosse, s’il vivait, n’en agirait pas ainsi avec moi ! » la força à se jeter entre lui et l’étranger, disant : « Pour l’amour de Dieu, Halbert, prenez garde à ce que vous faites.

— Ne craignez point, très-belle protection, » dit sir Piercy avec la plus grande tranquillité, « que je sois provoqué par ce rustique et mal appris jeune homme, à faire, en votre présence, rien qui puisse compromettre notre dignité ; car l’arme du canonnier enflammerait plutôt la glace, que l’étincelle de la colère n’allumerait mon sang, tempéré, ainsi qu’il l’est dans ce moment, par le respect dû à la présence de ma divine protection.

— Vous pouvez bien la nommer votre protection, sir chevalier, dit Halbert ; par saint André ! c’est le seul mot raisonnable que je vous aie entendu dire ; mais nous pouvons nous rencontrer où sa protection ne vous protégera guère.

— Très-belle Protection, » poursuivit le courtisan, n’honorant ni d’un regard, ni encore moins d’une réponse directe la menace d’Halbert irrité, « sois sûre que ton Affabilité ne sera pas plus émue des discours de ce rustre que la lune brillante et sereine n’est troublée par les aboiements du chien hargneux de la ferme, orgueilleux de la hauteur de son fumier, qui, dans sa pensée, l’élève plus près de ce majestueux luminaire. »

Il est impossible d’imaginer jusqu’où aurait monté l’indignation d’Halbert à une comparaison si choquante, si Édouard ne s’était précipité dans l’appartement pour donner la nouvelle que le cuisinier et le sommelier, les deux plus importants officiers du couvent, venaient d’arriver avec une mule chargée de provisions, annonçant que le seigneur abbé, le sous-prieur et le sacristain, étaient en chemin pour se rendre à la tour. Jamais une circonstance si extraordinaire n’avait été mentionnée dans les annales de Sainte-Marie, ou dans les traditions de Glendearg, quoiqu’il y eût une ancienne légende qui rapportait qu’un seigneur abbé y avait dîné jadis, après s’être perdu, dans une partie de chasse, au milieu des chemins isolés qui se trouvent du côté du nord ; mais que l’abbé Boniface se mît en route, sans y être obligé, pour se rendre dans un lieu si sauvage et si triste, qui était le Kamtschatka de Sainte-Marie, c’était une chose inimaginable, et toutes les personnes de la famille en éprouvèrent la plus grande surprise ; Halbert seul n’en marqua point d’étonnement.

Le fier jeune homme pensait trop à l’insulte qu’il venait de recevoir pour pouvoir s’occuper d’une chose qui n’avait point de rapport à celle qui l’agitait. « Je suis charmé, dit-il, je suis charmé que l’abbé se rende ici. Il m’apprendra pourquoi et de quel droit cet étranger est envoyé chez nous pour nous régenter sous le toit de notre père, comme si nous étions des esclaves et non des hommes libres. Je dirai à la barbe de ce prêtre orgueilleux…

— Hélas, hélas ? mon frère, dit Édouard, pense à ce que ces mots peuvent te coûter.

— Et que pourront-ils me coûter, dit Halbert, pour que je sacrifie mon honneur attaqué et mes justes ressentiments ?

— Notre mère, notre mère ! s’écria Édouard : songez que si elle est privée de son habitation, chassée de sa propriété, vous ne pourrez réparer ce que votre témérité aura détruit.

— Par le ciel, vous avez raison, » dit Halbert se frappant le front ; ensuite, donnant un coup de pied contre la porte pour exprimer la violence de sa colère, à laquelle il ne voulait pas s’abandonner plus long-temps, il se retourna et quitta l’appartement.

Marie Avenel regarda le chevalier étranger, tandis qu’elle s’efforçait de tenter une demande pour l’inviter à ne point parler de l’emportement déplacé de son frère de lait, ce qui pourrait nuire à sa famille dans l’esprit de l’abbé. Mais sir Piercy, le vrai fleuron de la courtoisie, devinant ce qu’elle voulait, à son embarras, prévint sa prière.

« Croyez-moi, très-belle Protection, dit-il, votre Affabilité n’est pas plus capable de voir ou d’entendre, que de redire ce qui peut être arrivé de mal tandis qu’il jouit de l’élysée de votre présence. Les vents d’une vaine passion peuvent, il est vrai, rudement agiter l’âme d’un rustre, mais le cœur d’un courtisan est poli de manière à leur résister. Tel est le lac glacé qui ne reçoit pas l’influence de la brise, et tel… »

La voix de la dame Glendinning, d’un ton criard, rappela auprès d’elle Marie Avenel, qui obéit aussitôt, fort joyeuse d’être délivrée des comparaisons de son galant de cour, qui, de son côté, ne parut pas moins soulagé ; car aussitôt qu’elle eut franchi la porte de la chambre, il changea le regard affecté de politesse qui accompagnait chacune de ses paroles, en un autre où se peignait l’expression de la plus grande lassitude et du plus profond ennui ; et après s’être laissé aller à un ou deux bâillements de mauvais augure, il fit entendre le soliloque suivant.

« Quelle sotte furie envoya ici cette fille ? comme si ce n’était pas assez d’habiter une chaumière qui pourrait a peine servir de chenil à un chien anglais, d’être harcelé par un rustre, et d’être obligé de s’en remettre à la foi d’un coquin mercenaire ; je ne puis même avoir le temps de rêver à mon malheur, mais il faut que je vienne gai et sémillant, faire de belles phrases pour plaire à un fantôme pâle et sans vie, parce qu’elle sort de haute famille ! Sur mon honneur, préjugé à part, la petite meunière a bien plus d’attraits. Mais patience, Piercy Shafton, tu ne dois pas abandonner la prétention si désirée d’être considéré comme un serviteur dévoué du beau sexe, un courtisan vif, spirituel, et en un mot parfait. Remercie plutôt le ciel, Piercy Shafton, qui t’a envoyé un sujet dans lequel, sans déroger à ton rang (puisqu’on ne peut disputer l’ancienne noblesse de la famille d’Avenel), tu peux trouver une pierre à aiguiser pour tes fins compliments, une meule pour affiler tes subtils artifices, et un but pour lancer les flèches de ta galanterie. Car ainsi qu’une lame de Bilbao, qui plus elle est frottée, plus elle devient brillante et affilée, tel… Mais qu’ai-je besoin de prodiguer mon trésor de similitudes en m’entretenant avec moi-même ? Oh, oh ! voici le cortège monacal qui, comme une volée de corbeaux, se dirige lourdement de ce côté ; j’espère qu’ils n’ont pas oublié mes malles de vêtements parmi les amples provisions qu’ils ont faites pour leur table. Miséricorde ! je serais terriblement malheureux si ma garde-robe était tombée au pouvoir de ces brigands de maraudeurs ! »

Agité par cette pensée, il courut en bas de l’escalier, et demanda son cheval, afin qu’il pût le plus tôt possible vérifier ce point important, en allant au-devant de l’abbé et du cortège qui s’avançait dans la vallée. Il n’avait pas fait un mille qu’il les rencontra marchant avec la lenteur et le décorum qui conviennent aux personnes de leur dignité et de leur profession. Le chevalier ne manqua pas de saluer le seigneur abbé avec les compliments contournés dont les hommes de son rang avaient soin de se servir à cette époque. Il fut assez heureux pour trouver que ses malles étaient parmi les nombreux bagages qui suivaient, et satisfait de cette particularité, il détourna la tête de son cheval, et accompagna l’abbé à la tour de Glendearg.

Durant ce temps, bien grand avait été l’embarras de la bonne dame Elspeth et de ceux qui l’aidaient à préparer une réception convenable au seigneur abbé et à sa suite. Il est vrai que les moines n’avaient pas trop compté sur l’excellence de sa cuisine ; mais elle n’en avait pas moins le plus grand désir d’ajouter beaucoup de choses aux provisions envoyées, afin de mériter les compliments de son seigneur féodal et père spirituel. Elle rencontra Halbert encore tout en colère de l’altercation qu’il venait d’avoir avec l’étranger ; elle lui commanda d’aller aussitôt sur la montagne, et de n’en revenir que chargé de venaison, ajoutant que puisqu’il était si avide de s’y rendre ordinairement pour son propre plaisir, il devait maintenant y courir pour faire honneur à sa maison.

Le meunier, qui se dirigeait alors vers son logis, promit d’envoyer un saumon par le garçon du moulin. Jamais offre ne vint plus à propos. La dame Elspeth, en comptant ses hôtes, commençait à se repentir d’avoir retenu Mysie ; et remettant à quelques jours l’exécution de ses projets favoris, elle cherchait un moyen poli de donner envie à cette fille de remonter en croupe derrière son père ; elle consentait à remettre à un autre temps l’élévation de son château aérien, lorsque la gracieuse prévenance du maître du moulin rendit impossible la moindre tentative de renvoyer la jeune fille. Ainsi le meunier partit seul pour retourner chez lui.

L’hospitalité d’Elspeth reçut bientôt sa récompense ; car Mysie demeurait trop près du couvent pour ne pas s’être mise au fait de l’art noble de la cuisine, que d’ailleurs son père favorisait à un tel point, qu’il consommait, les jours de festins, autant de friandises que sa fille pouvait en préparer, rivalisant ainsi de luxe avec la table de l’abbé. Mysie Happer ôta donc son habillement de fête, et en prit un plus convenable à la circonstance, découvrit jusqu’au-dessus du coude ses bras blancs comme la neige, Alors, comme le reconnut Elspeth, elle prit sa grande part de la peine dans le travail de ce jour, déployant un talent sans pareil et une industrie infatigable pour la préparation du mortreux, du blanc-manger, et Dieu sait de combien d’autres friandises ! tout cela sans le secours de dame Glendinning, qui n’aurait seulement pas osé s’offrir.

Laissant ce docte remplaçant dans la cuisine, et regrettant que Marie Avenel fût élevée de manière à ne pouvoir compter sur elle, si ce n’est pour joncher la grande chambre de roseaux, et l’orner de fleurs et de branches que la saison fournissait abondamment, la dame Elspeth se para à la hâte de ses plus beaux ajustements, et le cœur palpitant se tint à la porte de la petite tour, pour offrir ses hommages au seigneur abbé lorsqu’il franchirait l’humble seuil de sa demeure. Édouard était près de sa mère, son cœur battant fortement aussi, et sa philosophie ne pouvait lui dire pourquoi. Il ne savait pas combien de temps doit s’écouler avant que notre raison nous apprenne à voir froidement un extérieur imposant, et combien l’admiration est excitée par la nouveauté et affaiblie par l’habitude.

Il regardait avec un étonnement mêlé de crainte l’approche d’environ dix cavaliers, hommes paisibles, montés sur de dociles palefrois, cachés sous de longs vêtements noirs, qui n’étaient relevés que par leurs blancs scapulaires ; ils semblaient plutôt former une procession funèbre que toute autre chose, et ne permettaient pas à leur marche plus de vitesse qu’il n’en faut pour une conversation aisée ou pour une facile digestion. La monotonie de ce spectacle était, il est vrai, tant soit peu animée par la présence de sir Piercy Shafton, qui, pour montrer que son savoir en équitation n’était pas inférieur à ses autres talents, poussait et arrêtait alternativement son pétulant coursier, le forçant à piétiner, ou à caracoler, ou à s’élancer, ou enfin à faire tous les exercices de l’école, au grand déplaisir du seigneur abbé, dont le cheval perdit bientôt sa tranquillité accoutumée, excité par la vivacité de son compagnon, tandis que le dignitaire s’écriait tout alarmé : « Je vous en prie, sir chevalier… Bien, maintenant ; sir Piercy, tenez-vous tranquille. Bénédict ! voilà un bon cheval… Holà, holà ! tout doux ! » et toutes les autres exclamations flatteuses et caressantes qu’un timide cavalier emploie pour retenir un compagnon trop vif, ou même son propre cheval. Il termina ce chapelet par un sincère Deo gratias en mettant pied à terre dans la cour de Glendearg.

Les habitants s’agenouillèrent tous spontanément et baisèrent la main du seigneur abbé, cérémonie à laquelle les moines eux-mêmes étaient souvent forcés. Le bon abbé Boniface avait été trop occupé par la dernière partie de son voyage, pour accompagner cette cérémonie d’une grande solennité, et même pour n’en pas ressentir un peu d’impatience. D’une main il s’essuyait le front avec un mouchoir aussi blanc que la neige, tandis qu’il abandonnait l’autre à l’hommage de ses vassaux ; puis formant un signe de croix avec son bras étendu, il s’écria : « Je vous bénis, je vous bénis, mes enfants ! » il entra ensuite promptement dans la maison, et ne murmura pas peu de l’obscurité et de la raideur de l’escalier, par lequel il parvint enfin à la salle destinée à le recevoir, et accablé de fatigue, il se jeta, je ne dirai pas sur un siège commode, mais sur le meilleur de l’appartement.


  1. His moonlight departure, dit le texte, phrase proverbiale que nous aurions pu remplacer par « un départ en cachette. » Nous disons aussi proverbialement faire un trou dans la lune, pour signifier s’enfuir de nuit par suite d’une mauvaise affaire. a. m.
  2. Ce style maniéré se trouve dans les vieilles comédies anglaises, et Molière en a fait justice chez nous dans ses Précieuses ridicules. a. m.
  3. Il y a, dit Walter Scott, il y a dans les anciennes comédies un grand nombre d’exemples de cette coutume bizarre et recherchée entre les personnes qui forment une étroite liaison, se distinguant l’une l’autre par des épithètes affectées. Dans Every man of his humour, on trouve une discussion amusante sur les noms les plus propres à resserrer le lien qui existe entre Soghardo et Cavaliero Shift ; on finit par adopter ceux de contenance et de résolution. Ce qui suit est mieux placé dans le discours d’Hédon, voluptueux courtisan de Synthia’s Novels. « Vous savez que je nomme madame Philantia mon Honneur, et qu’elle m’appelle son Ambition. Maintenant, lorsque je la rencontrerai tout à l’heure, j’irai à elle et lui dirai : « Doux honneur, j’ai jusqu’ici satisfait mes sens avec les lis de votre main ; mais à présent il faut que je goûte les roses de vos lèvres. » Ce à quoi elle répondra en rougissant : « Vraiment ! vous êtes trop ambitieux. » Et alors je répliquerai : « Je ne puis être trop ambitieux d’honneur, douce dame. Ne voulez vous pas être bonne ? » Je crois qu’il y a quelque reste de cette niaiserie dans les loges maçonniques, ajoute l’auteur anglais afin de prouver sans doute qu’il n’est pas franc-maçon. a. m.