Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède/Chapitre XXVII

XXVII

À TRAVERS LE GESTRIKLAND

Mercredi, 15 juin.

L’aigle ne s’arrêta que loin, au nord de Stockholm ; il descendit sur une colline et rouvrit ses serres ; aussitôt libre, Nils détala de toutes ses forces pour retourner au Skansen.

L’aigle fit un bond, le rattrapa et mit la patte sur lui.

— Comprends maintenant, Poucet, dit-il, pourquoi je veux te reconduire parmi les oies sauvages. J’ai entendu dire que tu es très en faveur auprès d’Akka ; je voudrais que tu intercèdes pour moi.

— Je voudrais bien t’être utile, Gorgo, dit Nils, mais je suis tenu par ma parole.

Puis, à son tour, il raconta comment Klement Larsson l’avait racheté au pêcheur et était parti sans le délier de sa promesse.

Mais l’aigle ne voulut point renoncer à son projet :

— Écoute-moi bien, Poucet ! dit-il. Mes ailes peuvent te transporter n’importe où, et mes yeux voient tout. Je saurai bien retrouver Klement ; tu t’arrangeras avec lui. Ce sera ton affaire.

Nils approuva fort cette proposition.

— Je vois bien, Gorgo, que tu as eu une mère adoptive sage comme la vieille Akka de Kebnekaïse. Puis il ajouta qu’il avait entendu dire que Klement était de Helsingland.

— Alors nous chercherons dans tout le Helsingland, depuis Lingbo jusqu’à Mellansjö. Et demain soir je pense bien que tu pourras t’entendre avec cet homme, dit Gorgo.

Ils se remirent en route, en bons amis cette fois. Nils prit place sur le dos de l’aigle qui le porta rapidement à travers tout le Gestrikland.

Après avoir atteint la contrée forestière du nord de la province, Gorgo descendit, se posa sur le sommet d’une montagne dénudée, et, quand le gamin eut mis pied à terre, il lui dit :

— Il y a du gibier ici, et je ne me croirai vraiment libre que lorsque j’aurai fait une partie de chasse. Occupe-toi comme tu voudras pendant ce temps, mais trouve-toi ici au coucher du soleil.

Seul là-haut, le gamin se sentit assez désemparé. Il s’assit sur une pierre et regarda la montagne nue et les grandes forêts d’en bas. Il n’y était pas depuis longtemps, quand il entendit chanter dans les bois, et vit quelque chose de clair monter entre les arbres. Il reconnut bientôt un drapeau bleu et jaune, et comprit, par le chant et le gai brouhaha, que le drapeau précédait un cortège qu’il ne pouvait encore distinguer. Le drapeau montait le long des sentiers zigzaguants. Où allait-il ? Montait-il par hasard au vilain plateau nu où Nils était assis ? Cependant le drapeau débouchait à la lisière de la forêt, suivi par tous ceux à qui il montrait la route. Il y eut un fourmillement de têtes et tant d’animation, que Nils n’eut pas le temps de s’ennuyer un seul instant.

Le jour de la forêt

Sur le large dos de la montagne où Gorgo avait laissé Poucet, un incendie avait passé, une dizaine d’années auparavant. Les arbres carbonisés avaient été abattus et enlevés. La hauteur s’élevait, nue et terriblement déserte. Des souches noires entre les pierres témoignaient que jadis il y avait eu là des bois, mais on ne voyait nulle part les jeunes pousses sortir de la terre.

Les gens s’étonnaient que la montagne ne se reboisât pas, mais on oubliait que lors du grand incendie le sol avait souffert d’une longue sécheresse. Aussi non seulement les arbres avaient tous brûlé ainsi que la bruyère et la mousse, le myrte bâtard et l’airelle, toute la végétation ; mais le terreau même, peu profond sur le rocher, était devenu sec et friable comme de la cendre. Au moindre souffle il tourbillonnait, et la hauteur, balayée par tous les vents, découvrit bientôt son ossature de roc. L’eau des pluies contribuait encore à emporter la terre, et depuis dix ans que le vent et l’eau s’étaient conjurés pour nettoyer la montagne, elle était devenue si dénudée et si chauve qu’on pouvait croire qu’elle resterait ainsi jusqu’à la fin du monde.

Mais voici qu’un jour, on avait convoqué tous les enfants de la commune devant une des écoles, chacun d’eux portant sur une épaule une pioche ou une bêche, et à la main un panier de provisions. La petite armée se mit en route vers la montagne, drapeau en tête, escortée des maîtres et des maîtresses d’écoles, et suivie de deux gardes forestiers et d’un cheval qui traînait une charretée de plants de pin et de graines de sapin.

Cette longue procession suivit les vieux petits chemins des chalets d’été ; les renards étonnés sortaient le museau de leurs tanières et se demandaient quels étaient ces gardeurs de bestiaux sans bêtes. Elle traversa les clairières des anciennes meules de charbon ; et les becs-croisés se disaient en eux-mêmes : « Quels sont donc ces nouveaux charbonniers ? »

Enfin le cortège arriva sur la hauteur incendiée. Les pierres s’y étalaient nues, sans ce revêtement de fines guirlandes de linnées qu’elles avaient jadis ; les roches s’étaient dépouillées de la belle mousse argentée et du lichen que broutent les rennes. L’eau noire qui stagnait aux creux des rochers n’était bordée ni de feuilles de calla ni de surelles. Les petits coins de terre qui restaient dans les crevasses ne portaient ni fougères, ni pyroles blanches, ni rien de toutes ces choses vertes, rouges, légères, délicates, gracieuses qui d’ordinaire tapissent le fond des forêts.

On eût dit qu’un rayon de soleil illuminait la montagne grise, lorsque les enfants de la commune s’y répandirent. On y revoyait donc quelque chose de fin, de gai, de frais, de rose, quelque chose de jeune et de vivant !

Lorsque les enfants se furent reposés et que leurs paniers de provisions leur eurent rendu des forces, ils saisirent leurs pioches et leurs bêches. Le garde forestier leur montra comment s’y prendre pour planter les petits pins partout où ils pouvaient trouver un peu de terreau.

Tout en jardinant les enfants s’entretenaient, d’un air grave et capable, de l’importance de leur travail. Les petits plants de pin lieraient le terreau et empêcheraient le vent de l’emporter. Puis il se formerait du terreau nouveau sous les arbres, des graines y tomberaient, et dans quelques années, on cueillerait des framboises et des myrtilles là où aujourd’hui il n’y avait que le roc nu. Et les petits plants deviendraient de grands arbres. On en bâtirait peut-être un jour des maisons et de beaux navires.

— Il est heureux que nous soyons venus maintenant, pendant qu’il reste encore un peu de terre dans les creux, disaient les enfants. Une minute de plus : il eût été trop tard. Et ils sentaient vivement leur importance.

Pendant que les enfants travaillaient, père et mère se demandaient curieusement s’ils réussiraient. Ce n’était évidemment qu’une plaisanterie que de faire planter des bois à des mioches pareils, mais ce serait drôle de les voir à l’œuvre. Et voilà le père et la mère en route pour la montagne. Dans la forêt ils rencontraient d’autres parents.

— Vous allez là-haut ?

— Mais oui.

— Pour voir les enfants ?

— Nous aussi.

— Ils ne feront que s’amuser bien certainement.

— Oh ! ils seront las avant d’avoir planté beaucoup d’arbres !

Et voilà père et mère arrivés là-haut. Ils se contentèrent d’abord de regarder avec plaisir tous les petits minois roses entre les pierres grises. Puis ils s’intéressèrent à leur travail ; pendant que quelques-uns plantaient de petits arbres, d’autres traçaient des sillons et semaient des graines, d’autres arrachaient la bruyère qui étoufferait les plants. Les enfants se donnaient à l’ouvrage de tout leur cœur.

Après avoir regardé un moment, père se mit à donner un coup de main pour arracher la bruyère. Et bientôt toutes les grandes personnes que la curiosité avait attirées prirent part au travail. Le plaisir pour les enfants en était doublé. Et toute la commune fut bientôt réunie là-haut et besognait ferme. Certes, c’est un plaisir que d’ensemencer son champ au printemps, en songeant aux belles gerbes de blé qui pousseront de la terre, mais comme ce travail était plus captivant encore !

Ce ne seraient pas de faibles tiges vertes qui monteraient de ces semailles, mais des arbres aux troncs vigoureux et aux puissants rameaux. Ces semailles ne produiraient pas une récolte d’un été, mais la végétation de plusieurs années. Elles réveilleraient sur la montagne le bourdonnement des insectes, le chant des merles, le jeu des coqs de bruyères, toute l’animation de la vie sur le plateau désert. Et elles seraient comme un monument élevé pour les générations futures : on aurait pu leur laisser une hauteur dénudée et morne, et voilà qu’elles hériteraient d’une belle forêt fière. Les descendants, en y réfléchissant, comprendraient que leurs ancêtres avaient été des gens sages et bons, et penseraient à eux avec des sentiments de respect et de reconnaissance.