Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède/Chapitre XXII
XXII
LA DALÉCARLIE. LE SOIR DE LA SAINTE-VALBORG
Ce jour-là, Nils vit le sud de la Dalécarlie. Les oies sauvages passèrent au-dessus des vastes mines de Grängesberg, des grands établissements de Ludvika, et continuèrent jusqu’aux plaines de Stora Tuna et au Dalelf. Tout d’abord, tant que Nils vit des cheminées d’usine pointer derrière chaque crête de montagne, il put se croire encore en Vestmanland, mais, arrivé près du grand fleuve, un spectacle nouveau lui apparut. C’était le premier vrai fleuve que Nils eût encore aperçu ; il fut stupéfait de voir cette large nappe d’eau couler doucement à travers le pays.
Lorsque les oies eurent atteint le pont flottant de Torsang, elles retournèrent vers le nord-ouest en suivant le fleuve, qui semblait leur servir de guide. Nils eut le loisir de contempler les rives du Dalelf, souvent bordées de maisons sur de longs espaces. Il vit les grandes chutes de Domnarvet et de Kvarnsveden et les vastes usines qu’elles font marcher. Il vit les ponts flottants qui reposent sur l’eau du fleuve, les bacs qu’il porte, les trains de bois qu’il charrie, les chemins de fer qui le suivent et le traversent, et il comprit que c’était un grand et merveilleux cours d’eau.
Il est un jour presque aussi impatiemment attendu par tous les enfants de la Dalécarlie que la veille de Noël, et c’est le soir de la Sainte-Valborg, où ils peuvent allumer des feux dans la campagne.
Plusieurs semaines à l’avance, garçons et filles ne songent qu’à amasser du bois pour leur feu de Sainte-Valborg. Ils vont dans la forêt ramasser des fagots et des pommes de pins, ils vont chercher des copeaux chez le menuisier, des bouts d’écorce et des bûches trop noueuses pour être fendues chez les bûcherons. Tous les jours ils assaillent l’épicier de demandes de vieilles caisses ; si quelqu’un a pu se procurer un tonneau à goudron vide, il le garde comme un précieux trésor et ne le montre qu’à la minute où il s’agit d’allumer le bûcher. Les rames qui supportent les petits pois et les haricots sont en danger ainsi que les clôtures renversées par le vent, les outils brisés, et les séchoirs à foin oubliés dans les champs.
Lorsqu’arrive le grand jour, les enfants de chaque village ont construit sur une colline ou au bord d’un lac un vrai bûcher de vieux arbres de Noël, de rameaux secs et de toutes sortes de combustibles. Parfois même un village a deux ou trois feux, les enfants n’ayant pu se mettre d’accord.
Les bûchers sont généralement prêts de bonne heure l’après-midi ; tous les enfants se promènent, des boîtes d’allumettes dans les poches, attendant l’obscurité. Il fait clair terriblement longtemps en Dalécarlie à cette époque de l’année. À huit heures du soir le crépuscule commence à peine. On est transi et très mal à l’aise à se promener dehors par ces premières journées de printemps. La neige a fondu dans les champs et les terres découvertes, et au milieu du jour, lorsque le soleil donne, on trouve qu’il fait presque chaud ; mais la forêt cache encore de hauts monceaux de neige, la glace couvre les lacs, et vers la nuit il fait plusieurs degrés au-dessous de zéro. Aussi arrive-t-il que çà et là un feu s’allume avant l’heure. Mais seuls les plus petits et les plus impatients des enfants se hâtent ainsi. Les autres attendent la nuit pour que les bûchers fassent bien.
Le moment arrive enfin. Quiconque a apporté le moindre rameau au bûcher est présent, et l’aîné des garçons allume un brandon de paille qu’il enfonce sous le tas. Les flammes jaillissent ; on entend crépiter et craquer les rameaux ; les fines brindilles deviennent rouges, comme transparentes, la fumée se précipite et roule en grosses volutes noires. Enfin la flamme s’élance du sommet, haute et claire, bondit à plusieurs mètres en l’air, on la voit de tout le pays.
Alors seulement les enfants ont le temps de regarder autour d’eux. Voilà un feu ! en voilà un autre ! On en allume un sur la colline là-bas et un tout au sommet de la montagne ! Tous espèrent que leur feu est le plus grand et le plus beau ; ils ont peur qu’il ne dépasse pas tous les autres et courent à la dernière minute à la maison implorer encore quelques bûches ou bouts de planches.
Lorsque le feu est bien en train, les grandes personnes, les vieilles même, viennent le regarder. Le feu n’est pas seulement beau à voir, il répand aussi une bonne chaleur dans la soirée fraîche, et l’on s’installe tout autour sur les pierres. On reste là les yeux dans le feu, jusqu’à ce que quelqu’un ait l’idée de faire un peu de café puisqu’on a un si bon feu. Et souvent, pendant que l’eau du café bout, quelqu’un raconte une histoire ; quand il a fini, un autre reprend.
Les grandes personnes songent davantage au café et aux histoires, les enfants ne pensent qu’à faire flamber bien haut leur feu et à le faire durer longtemps. Le printemps a été si lent à venir avec la débâcle et la fonte des neiges ! Les enfants voudraient l’aider de leur feu. Sinon il semble qu’il ne pourra jamais faire éclore les bourgeons et les feuilles.
Les oies sauvages s’étaient posées sur la glace du lac Siljan pour dormir et, comme le vent qui venait du nord le long du lac était glacial, Nils s’était glissé sous l’aile du jars. À peine endormi, il fut réveillé par un coup de fusil. Il sortit vivement de dessous l’aile et regarda autour de lui, très effrayé.
Sur la glace tout était calme. Il eut beau guetter, il ne vit point de chasseur. Mais, jetant les yeux sur les rives du lac, il demeura ébahi et crut à une vision fantastique comme à Vineta.
Dans l’après-midi les oies avaient plusieurs fois traversé le lac avant de se poser. En route elles lui avaient montré de grandes églises et des villages situés sur les bords du Siljan. Il avait vu Leksand, Rättvik, Mora, l’île Sollerö. Toute la contrée lui avait paru douce et souriante, beaucoup plus qu’il n’aurait cru. Il n’avait rien vu de sinistre ni d’effrayant.
Or, voici que dans la nuit, sur ces mêmes rives, flambait une couronne de feux. Il les voyait brûler à Mora au nord du lac, sur les rives de l’île Sollerö, dans Vikarbyn, sur les hauteurs au-dessus du village de Sjurberg, sur la pointe de terre où se dresse l’église de Rättvik, sur la montagne de Lerdalen, sur toutes les collines et les caps jusqu’à Leksand. Il compta plus de cent feux, et il ne comprit pas ce que cela voulait dire.
Les oies sauvages aussi avaient été réveillées par la détonation, mais tout aussitôt Akka, ayant vu ce qui se passait, s’écria : « Ce sont les enfants des hommes qui s’amusent. » Et toutes les oies n’avaient pas tardé à se rendormir, la tête sous l’aile.
Nils resta longtemps à considérer les feux qui ornaient la rive comme une longue chaîne de bijoux d’or. Il était attiré par la lumière et la chaleur tel un moustique, et il aurait bien voulu s’approcher des bûchers. Il entendit tirer coups sur coups ; comprenant qu’il n’y avait aucun danger, cela aussi l’attirait. Les gens là-bas autour des feux semblaient si joyeux qu’il ne leur suffisait pas de crier et d’appeler, ils avaient encore recours à leurs fusils. Et voilà qu’autour d’un bûcher qui flambait tout en haut d’une montagne, on lançait des fusées. On avait déjà un grand et beau feu, et qui montait très haut, mais ils voulaient plus encore ; leur joie avait besoin de s’élancer vers le ciel.
Nils s’était peu à peu approché de la rive ; tout à coup les notes d’un chant lui parvinrent. Alors il se mit à courir vers la terre.
Au fond du golfe de Râttvik, un long embarcadère s’avance dans l’eau ; tout au bout, se tenaient un groupe de chanteurs ; leurs voix retentissaient dans la paix nocturne du lac. On eût dit que le printemps leur paraissait dormir comme les oies sauvages sur la glace du Siljan et qu’ils voulaient l’éveiller.
Ils avaient commencé par « Je connais un pays très loin dans le Nord », et ils finissaient par « En Dalécarlie demeurait, en Dalécarlie demeure encore… » Sur l’embarcadère il n’y avait point de feu, et les chanteurs ne pouvaient pas voir loin. Mais avec les notes montait devant eux et devant tous l’image de leur pays, plus lumineuse et plus douce qu’à la pleine lumière du jour. Ils semblaient vouloir fléchir le printemps ! « Regarde le pays qui t’attend ! Ne nous viendras-tu pas en aide ? Laisseras-tu encore longtemps l’hiver opprimer un aussi beau pays ? »
Tant que dura le chant, Nils Holgersson écouta ; ensuite, il se remit à courir vers la terre. Un feu brûlait sur la grève même. Il s’approcha si près qu’il pouvait voir les hommes assis ou debout autour du bûcher. De nouveau il se demanda si ce n’était pas un mirage. Jamais il n’avait vu de gens ainsi vêtus. Les femmes portaient des coiffes noires et pointues comme des cornets, de courtes jaquettes de cuir blanches, des fichus à ramages autour du cou, des corsages de soie verts et des jupes noires dont le devant était orné de rayures blanches, rouges, vertes et noires. Les hommes étaient coiffés de chapeaux ronds et bas, et vêtus d’habits bleus très longs, dont les coutures étaient bordées de rouge, de culottes de cuir jaunes retenues aux genoux par des jarretières rouges ornées de boules de laine pendantes. Était-ce à cause de ces costumes ? il parut à Nils que ces gens-là ne ressemblaient pas aux habitants des autres provinces ; ils avaient l’air plus grands et plus nobles. Nils se rappela les anciens costumes que sa mère gardait au fond de son grand coffre et que personne en Scanie ne portait plus depuis longtemps. Lui était-il donc donné de voir des gens d’autrefois, qui avaient vécu il y a cent ans ?
Ce ne fut qu’une idée qui lui passa par la tête ; il avait devant lui des hommes et des femmes bien vivants ; mais les habitants de la Dalécarlie ont tant gardé du passé, dans leur langage, leurs mœurs et leurs costumes, qu’il ne faut pas s’étonner de sa brève illusion.
Autour des églises
Quand il s’éveilla le lendemain matin et se laissa glisser sur la glace, Nils ne put s’empêcher de rire. Il était tombé une grande quantité de neige pendant la nuit, et il neigeait encore ; l’air était plein du tourbillonnement d’énormes flocons ; on eût dit les ailes de papillons tués par le froid et qui tombaient. Sur le lac Siljan la neige formait une couche épaisse de plusieurs centimètres ; les rives en étaient couvertes ; les oies sauvages en avaient tant sur le dos qu’elles avaient l’aspect de petits tas neigeux.
De temps en temps Akka ou Yksi ou Kaksi bougeait un peu, mais, voyant que la neige ne cessait de tomber, elles renfonçaient leur tête sous leur aile. Elles étaient évidemment d’avis que par un temps pareil on n’avait rien de mieux à faire qu’à dormir, et Nils ne leur donnait point tort.
Quelques heures plus tard il se réveilla ; les cloches de Rättvik appelaient au service divin. La neige avait cessé de tomber, mais le vent du nord soufflait très fort, et sur le lac il faisait terriblement froid. Nils fut content de voir les oies se secouer et de les accompagner vers la terre où elles allaient chercher à paître.
C’était le jour de la première communion à l’église de Rättvik, et les communiants, arrivés de bonne heure, formaient de petits groupes bavards devant l’église. Tous portaient le costume du pays, et leurs habits resplendissaient de couleurs. « Chère mère Akka, vole un peu plus lentement pour que je voie la jeunesse », supplia Nils. L’oie-guide jugea cette demande raisonnable : elle s’abaissa aussi bas qu’elle osa, et fit trois fois le tour de l’église. Il n’est pas facile de dire comment ils étaient, vus de près, mais vus ainsi d’en haut, jeunes gens et jeunes filles semblaient à Nils la plus magnifique jeunesse qu’il eût jamais rencontrée. « Je ne crois pas qu’il y ait de plus beaux princes ni de plus belles princesses au palais du roi », s’écria-t-il.
À Rättvik la neige couvrait tous les champs ; Akka ne put trouver d’endroit où se poser ; elle n’hésita pas longtemps, et se dirigea vers le sud, du côté de Leksand.
À Leksand la jeunesse était partie comme d’habitude au printemps pour chercher du travail. Il n’y avait guère que les vieilles gens qui étaient restés à la maison ; lorsque les oies sauvages passèrent, une longue file de vieilles femmes s’acheminaient par la superbe allée de bouleaux vers l’église. Elles avançaient sur le sol blanc, vêtues de leurs courtes jaquettes de peau de mouton d’une blancheur éblouissante, de jupes de cuir blanches, de tabliers jaunes ou rayés de blanc et de noir, et de coiffes blanches encadrant leurs cheveux blancs.
« Chère mère Akka, vole lentement pour que je voie ces vieilles gens », pria Nils. L’oie-guide jugea ce désir raisonnable ; elle s’abaissa aussi bas qu’elle osa, et fit trois fois le tour de l’allée de bouleaux. Il n’est pas facile de dire comment elles étaient, vues de près, mais vues ainsi d’en haut, les vieilles femmes paraissaient étrangement dignes et imposantes. « On dirait qu’elles ont pour fils et filles des rois et des reines », pensa Nils.
À Leksand il y avait autant de neige qu’à Rättvik. Akka résolut de pousser encore davantage vers le sud, du côté de Floda.
À Floda les gens étaient à l’église quand arrivèrent les oies, mais comme il devait y avoir un mariage après le service divin, le cortège de la noce était réuni devant le temple. La mariée portait une couronne d’or sur ses cheveux dénoués ; elle était couverte de bijoux, de fleurs et de rubans bariolés, le tout si éblouissant que cela faisait mal aux yeux. Le marié portait un long habit bleu, des culottes courtes et un bonnet rouge. On distinguait les demoiselles d’honneur aux guirlandes de roses et de tulipes brodées autour de leur taille et au bas de leurs jupes. Parents et voisins formaient la queue du cortège, vêtus eux aussi du costume multicolore de la paroisse.
« Chère mère Akka, vole lentement pour que je voie les jeunes mariés », pria Nils.
L’oie-guide s’abaissa aussi bas qu’elle osa, et fit trois fois le tour de l’enceinte du temple. Il est difficile de dire comment ils étaient, vus de près, mais vus d’en haut jamais mariée ne fut plus douce, époux plus fier ni cortège de noce plus magnifique. « Je me demande si le roi et la reine portent de plus beaux habits dans leur château », se demanda Nils.
À Floda, les oies trouvèrent enfin des champs découverts, et purent faire halte pour manger.