Le Livre de Pâtisserie/Préface

PRÉFACE.

L’accueil favorable fait à mon Livre de Cuisine m’a engagé à entreprendre un travail qui en est le complément nécessaire. La pâtisserie joue en effet un rôle important dans notre alimentation : ses entremets variés, ses gâteaux et ses petits fours sont une précieuse ressource pour les repas de famille ; ses pièces montées et ses solides pâtés rehaussent la richesse et l’éclat de la table des grandes maisons. Aussi la pâtisserie a-t-elle été en honneur chez tous les peuples civilisés.

Cet art remonte du reste aux premiers âges de l’humanité. Du jour où l’homme a eu à sa disposition de la farine, du beurre et des œufs, il en a fait différents mélanges propres à flatter le goût : c’est l’origine des gâteaux et des brioches. Peu à peu il y a ajouté le miel, le sucre, les fruits ; il a donné aux préparations les formes les plus diverses, et, dans les chaumières comme dans les châteaux, le gâteau traditionnel a orné la table du festin à la fête du roi ou du patron du village.

Ce n’était donc pas sans raison que la corporation des pâtissiers se vantait d’être une des plus anciennes de Paris. Ses maîtres prenaient la qualité de « maistres de l’art de pâtissier et oublayer ». En 1566, Charles IX leur donna de nouveaux statuts, dans lesquels, entre autres priviléges, il leur confirma le droit de mesurer eux-mêmes leur blé à la halle, par le motif que « le plus beau blé n’est pas trop bon pour faire pain à chanter messe et à communier, où le corps de Notre-Seigneur est célébré ».

À cette époque, la confection de certaines pièces de pâtisserie faisait partie du programme d’éducation des jeunes personnes : nobles châtelaines, riches bourgeoises, religieuses du couvent, toutes savaient mettre la main à la pâte et préparer des chefs-d’œuvre de bon goût.

Ces traditions du bon vieux temps ne sont pas entièrement perdues : il n’est pas rare de rencontrer de nos jours des maîtresses de maison qui déploient un véritable talent dans ce genre de travail et qui savent mériter les éloges de leurs convives. C’est pour elles autant que pour les hommes du métier que j’ai réuni les matériaux de ce livre ; c’est à elles aussi que s’adressent les conseils que ma vieille expérience m’autorise à donner aux jeunes gens qui débutent dans la carrière.

Comme introduction à la pratique de l’art de la pâtisserie, j’adresse, dans des Considérations préliminaires, quelques conseils aux jeunes gens qui se sentent du goût pour cette profession : j’énumère les aptitudes qu’ils doivent réunir, et les études préparatoires auxquelles ils doivent se livrer.

Dans un chapitre que je considère comme le plus important de cet ouvrage, je traite du four et de la cuisson. En pâtisserie encore plus qu’en cuisine, la conduite du feu, l’appréciation des températures, est une condition indispensable de succès.

Ce livre se divise naturellement en deux parties.

La première partie comprend les Préparations, c’est-à-dire la transformation des denrées qui entrent dans la composition des pièces de pâtisserie. Toutes les matières employées doivent être de premier choix, car si l’une d’elles était avariée, ou simplement de qualité inférieure, elle communiquerait un mauvais goût à toutes les autres. L’ouvrier devra donc apprendre à juger de la qualité des diverses denrées, d’après leur aspect, leur odeur, leur saveur, leur degré de fraîcheur ou de maturité.

Dans la seconde partie, qui traite des Grosses Pièces de pâtisserie et des Entremets détachés, je décris, avec les plus minutieux détails, les diverses phases de chaque opération. Comme dans mon Livre de Cuisine je donne la détermination exacte des quantités à employer et des durées de cuisson : toutes mes indications ont été faites l’horloge sous les yeux et la balance à la main. Bien plus : plusieurs pièces d’une exécution plus difficile ou d’un usage moins fréquent ont été préparées et montées par moi uniquement pour les besoins de la description des procédés du travail. Les pâtissiers et les maîtresses de maison peuvent donc accorder toute confiance aux nombreuses recettes contenues dans cet ouvrage. En outre, toutes celles qui sont figurées par la gravure ou par la chromolithographie, ont été dessinées ou peintes d’après nature, par M. E. Ronjat, l’artiste habile et consciencieux qui a donné aux illustrations du Livre de Cuisine un si rare cachet de vérité et d’exactitude. L’exécution des planches chromolithographiques a été confiée à un artiste distinguée M. A. Pralon, qui a rendu l’œuvre du peintre avec la plus scrupuleuse fidélité de dessin et de couleur.

Un chapitre spécial a été consacré à la pâtisserie étrangère. On y trouvera une riche collection d’entremets et de gâteaux d’une composition originale, qui ont conservé, en Angleterre et en Allemagne, leur caractère de mets nationaux.

Je rappelle dans cet ouvrage un grand nombre de vieilles et excellentes choses qui étaient autrefois fort en honneur dans les grandes maisons et qui n’auraient jamais dû être oubliées, telles que tourtes aux épinards, aux rognons, à la moelle, flans de fruits au riz, et autres préparations tombées en désuétude. Je suis persuadé que, si quelques bonnes maisons de pâtisserie voulaient les faire revivre, la faveur du public encouragerait leur tentative. Ce n’est pas fermer la porte au progrès que de remonter quelquefois aux anciennes traditions et d’emprunter à l’office de nos pères des mets qui ont joui d’une vogue séculaire.

Avant de terminer, qu’il me soit permis de rappeler ici le souvenir de mes anciens maîtres, de ceux qui ont été tout à la fois mes guides, mes conseillers et mes amis.

En première ligne, viennent Hubert Lebeau, Antoine Carême et Louis Gouffé mon père, trois grands ouvriers dans des genres différents. C’est à leurs conseils, c’est à leurs leçons que je dois ce que j’ai pu acquérir d’habileté dans mon difficile métier.

Un bon souvenir aux cuisiniers qui ont utilisé mes services dans leurs extras. Pour arriver à la parfaite connaissance de son art, il ne suffit pas d’être animé de l’ardeur du travail et du désir de se faire un nom et une position : il faut encore trouver l’occasion d’exercer son talent. Ces circonstances favorables, j’ai été assez heureux pour les rencontrer sous la direction d’hommes de grande expérience : Bernard, Carême, Léchard, Michel Hollande, Louis Cholet, Montmirel, Thyou, Caruette, Leclerc, Villart, mes bons amis Adolphe Gilet et Adolphe Seugnot, Drouhat et Chabot, tous grands cuisiniers, bons camarades autant qu’habiles ouvriers.

Comme milicien, j’ai travaillé pour la pâtisserie avec les Penelle, les Garin, les Adancourt, les Lemaire et autres, tous renommés comme cuisiniers et comme pâtissiers. Presque tous ont été officiers de bouche chez des grands seigneurs. Un bon pâtissier devient aisément habile cuisinier, tandis qu’on n’a jamais vu de cuisinier devenir grand pâtissier. De même, un bon pâtissier sera bien vite un bon rôtisseur ; contrairement à l’aphorisme fameux de Brillat-Savarin : « On devient cuisinier, mais on naît rôtisseur. » Car, en somme, toute la science de celui-ci consiste dans l’observation de la pendule : c’est une question d’horlogerie plutôt qu’un don de la nature.

En refusant à Carême la qualité de grand cuisinier, ses contemporains ont été injustes envers un homme qui, pendant vingt ans de laborieux efforts, avait reculé les limites de son art. Carême était parvenu à traiter parfaitement le froid et il excellait dans les parties qui exigent la délicatesse du goût et la pratique du dessin : c’était un chercheur, qui a eu souvent le mérite de trouver ; il a pu même devenir supérieur en cuisine, car il est plus difficile de parer la pâte d’office ou d’amandes et de faire cuire de grosses pièces de fond que de faire un garde-manger ou un fourneau. Carême a été le cuisinier du prince Régent d’Angleterre, ensuite de la princesse de Bagration, et en dernier lieu du baron de Rothschild : personne n’ignore que dans le service de cette trinité princière il s’est acquis une juste célébrité.

C’est sous la direction de cet habile maître que j’ai fait mes débuts, à l’âge de seize ans. Ayant remarqué à l’étalage de la boutique de mon père deux corbeilles de pastillage et une pièce montée en pâte d’amandes qui étaient mon œuvre, l’excellent homme s’intéressa à moi et m’emmena avec lui. Je commençai ma première campagne lors du grand bal que la ville de Paris donna, en 1823, au duc d’Angoulême, à la suite de l’expédition d’Espagne. Dans cette mémorable soirée, nous servîmes 7000 personnes. La partie de Carême était le froid, composé de 100 grosses pièces, dont 18 sur socle, et de 300 entrées froides, dont 20 sur socle. Nous étions dix-sept ouvriers et notre travail dura quatre jours. Cédant à une curiosité bien légitime, je trouvai le moyen d’aller voir le chaud, qui comprenait 200 grosses pièces et rôts, 400 entrées chaudes et 200 entremets de légumes chauds. Michel Hollande était le chef des entremets froids, au nombre de 300. Les entremets sucrés étaient faits par Penelle, également au nombre de 300.

Un pareil début fait ouvrir les yeux et révèle des horizons nouveaux, surtout à un jeune homme animé de l’amour de sa profession. Depuis cette époque, j’ai travaillé successivement à toutes les parties dans les grands extras. Dans ma longue carrière de cuisinier et de pâtissier, je n’ai jamais été exclusivement attaché au service d’une maison, et c’est peut-être cette circonstance qui m’a permis de pratiquer toutes les variétés de notre travail. Aussi, lorsque je me suis décidé à écrire mon Livre de Cuisine, j’ai tenu à prouver que je connaissais à fond toute la matière : c’est le premier livre de ce genre où l’on ait posé des principes fixes, fondés sur l’expérience.

La même pensée a présidé à la rédaction du présent ouvrage.

De leur côté, les éditeurs n’ont reculé devant aucune dépense pour le rendre digne de la faveur du public : ils ont tenu à ce qu’il fût, non-seulement le complément, mais le digne pendant du Livre de Cuisine.