Le Livre d’esquisses/Les Funérailles à la campagne

LES FUNÉRAILLES À LA CAMPAGNE.


Tenez ! vous en aurez davantage à minuit :
Les fleurs conviennent mieux alors que ranimées
Elles ont respiré la fraîcheur de la nuit.
Vous étiez aussi beaux que ces fleurs parfumées ;

Vous vous êtes flétris — elles se flétriront.
Cymbeline.


Au nombre des belles et naïves coutumes de la vie rustique qui se soutiennent encore un peu dans quelques parties de l’Angleterre sont celles qui consistent à répandre des fleurs avant les funérailles, à les planter sur la tombe des amis qui ne sont plus. Ce sont là, dit-on, les vestiges de quelques-uns des rites de l’église primitive ; mais elles remontent à une bien plus haute antiquité, car on les trouve observées chez les Grecs et les Romains, et souvent mentionnées par leurs auteurs. Elles furent, à n’en pas douter, le tribut spontané de l’affection ignorante, et prirent naissance longtemps avant que l’art ne se fût donné pour tâche de moduler la douleur sur la lyre, de la graver sur les monuments. On ne les rencontre plus aujourd’hui que dans les endroits les plus éloignés, les plus retirés du royaume, où la mode et l’esprit d’innovation n’ont point encore pu se précipiter, effacer les intéressantes et curieuses traces du bon vieux temps.

Dans le Glamorganshire, dit-on, le lit sur lequel repose le cadavre est couvert de fleurs, usage auquel fait allusion une des plaintives chansons de la pauvre Ophélie :


Son linceul, aussi blanc que la neige qui tombe,
Est tout jonché de fleurs ;
Gage d’amour sincère, elles couvrent sa tombe…
On a versé des pleurs.


Il est encore une bien belle et bien délicate coutume, observée dans quelques-uns des villages reculés du sud, aux funérailles d’une femme qui est morte jeune, sans avoir été mariée. Une jeune fille, celle qui par l’âge, la taille et les traits se rapproche le plus de la défunte, porte devant le corps une guirlande de fleurs blanches ; on la suspend ensuite dans l’église au-dessus du siége qu’elle occupait. Ces guirlandes sont quelquefois de papier blanc, et imitent les fleurs ; au milieu se trouve généralement une paire de gants blancs. Elles sont considérées comme des emblèmes de la pureté de la défunte ; c’est la couronne de gloire qu’elle a reçue dans le ciel.

Dans quelques parties du royaume aussi, c’est en chantant des psaumes et des hymnes qu’on porte en terre les morts : espèce de triomphe, « pour montrer, dit Bourne, qu’ils sont arrivés avec joie au bout de la carrière, et qu’ils ont obtenu la palme. » Ceci, m’apprend-on, se pratique dans quelques-uns des comtés du nord, particulièrement dans le Northumberland, et cela produit un charmant bien que mélancolique effet, d’entendre par une soirée silencieuse, au milieu de quelque paysage solitaire, la lugubre mélodie d’un chant funèbre grossissant dans le lointain, et de voir le cortège s’avancer lentement dans la plaine :


Rangés autour de ton cercueil,
En entonnant des chants de deuil,
(Tu souriras à notre zèle),
Nous ferons pleuvoir l’asphodèle ;
Et sur ta pierre d’autres fleurs
Écriront encor nos douleurs.
Herrick.


Le voyageur lui-même ne peut se défendre d’un respect solennel quand des funérailles traversent le silence de ces lieux ; car de tels spectacles, s’offrant au milieu des calmes retraites de la nature, pénètrent profondément dans l’âme. Lorsque le cortége approche, il se découvre et s’arrête pour le laisser passer ; puis il s’y joint silencieusement et l’accompagne au dernier rang, quelquefois jusqu’à la fosse, d’autres fois pendant quelques centaines de mètres. Après avoir payé ce tribut de respect au défunt, il se détourne et continue son voyage.

La riche veine de mélancolie qui circule le long du caractère anglais et qui lui donne quelques-unes de ses grâces les plus nobles et les plus touchantes, se découvre d’une façon charmante dans ces coutumes attendrissantes et dans cette sollicitude du menu peuple rêvant une tombe honorée, silencieuse. Le plus humble paysan, quelque modeste que soit son lot pendant la vie, est jaloux qu’un peu de respect s’attache à ses restes mortels. Sir Thomas Overbury, dépeignant « l’heureuse et belle laitière », ajoute : « telle est sa vie, et tout ce qu’elle désire c’est de pouvoir mourir au printemps, afin qu’on fasse tomber une pluie de fleurs sur son linceul. » Les poëtes aussi, qui respirent toujours les sentiments d’une nation, expriment continuellement cette aimable sollicitude au sujet de la tombe. Dans « la Tragédie de la Pucelle, » de Beaumont et Fletcher, se trouve un magnifique exemple de cette espèce, peinture de la capricieuse mélancolie d’une jeune fille au cœur brisé :


Voit-elle un lit de fleurs, alors elle soupire,
Et de dire
Que cet endroit serait charmant
Pour y déposer un amant ;
Et près d’elle appelant ses femmes, les convie
A la couvrir de fleurs ainsi qu’un corps sans vie.


La coutume qui consiste à décorer les tombeaux était autrefois universellement répandue : on avait soin de courber au-dessus des branches d’osier, pour protéger le gazon contre toute injure ; autour étaient plantées des fleurs, et des arbustes au feuillage toujours vert. « Nous ornons leurs tombes, dit Évelyn dans sa Sylva, de fleurs et d’arbustes odoriférants, emblèmes exacts de la vie de l’homme que l’on a comparée dans l’Écriture à ces beautés fugitives dont les racines, enterrées dans le déshonneur, se relèvent dans la gloire. » Cet usage est devenu maintenant extrêmement rare en Angleterre ; cependant on peut encore le retrouver dans les cimetières de villages écartés, au milieu des montagnes galloises, et je me souviens d’en avoir vu un exemple dans la petite ville de Ruthen, située à la naissance de la magnifique vallée de Clewyd. Il me fut aussi raconté par un de mes amis, lequel avait assisté aux funérailles d’une jeune fille dans le Glamorganshire, que les femmes du cortége avaient leurs tabliers remplis de fleurs, qu’elles fichèrent autour de la tombe aussitôt que le corps eut été enterré.

Il remarqua plusieurs tombes que l’on avait décorées de la même manière. Comme les fleurs avaient été simplement fichées en terre, et non plantées, elles s’étaient bientôt flétries, et l’on pouvait les voir dans les diverses phases de leur déclin, les unes penchant la tête, d’autres tout à fait mortes. Elles devaient être ensuite remplacées par du houx, du romarin et autres arbustes à feuilles persistantes, qui, sur quelques tombeaux, avaient acquis une grande exubérance et projetaient leur ombre au-dessus des pierres.

Il y avait jadis, dans l’arrangement de ces rustiques offrandes, une capricieuse mélancolie qui avait en soi quelque chose de vraiment poétique. La rose se mariait quelquefois au lis, pour former un emblème général de la frêle humanité. « Cette douce fleur, dit Evelyn, portée par une branche entourée d’épines, et le lis qui l’accompagne, sont des symboles naturels de notre existence fugitive, obscure, inquiète et transitoire, qui, tout en produisant pour quelque temps un si brillant effet, n’est pourtant pas sans ses traverses et ses épines. » La nature et la couleur des fleurs, ainsi que la couleur des rubans avec lesquels elles étaient attachées, avaient souvent un rapport particulier avec les qualités ou l’histoire du mort, ou exprimaient les sentiments de celui qui le pleurait. Dans un vieux poëme intitulé le Glas funèbre de Corydon, un amant énumère ainsi les ornements dont il se propose de faire usage :


La nature et l’art vont de fleurs
Tresser une fraîche guirlande,
En fondre les vives couleurs,
Composer mon offrande.

De longs rubans s’y mêleront,
Jaunes et noirs, et dans sa bière
Rubans, guirlande lui diront :
Sa souffrance est amère.

Sa tombe veut aussi des fleurs,
Les plus rares et les plus belles ;
Pour les arroser j’ai mes pleurs,
Qui leur seront fidèles.


La rose blanche, dit-on, se plantait sur la tombe d’une vierge ; sa guirlande était retenue par des rubans blancs, symbole d’une innocence sans tache, bien que parfois on y entrelaçât des rubans noirs, pour exprimer la douleur des survivants. La rose rouge servait, dans l’occasion, à rappeler tel en qui brillait une rare bienveillance ; mais, en général, les roses étaient affectées aux tombeaux des amants. Evelyn nous apprend que la coutume n’en était pas entièrement éteinte de son temps près de l’endroit où il habitait, dans le comté de Surrey, « où les jeunes filles plantaient et décoraient tous les ans de rosiers les tombes de leurs amoureux. » Et Camden fait observer de même, dans sa Britannia : « Il est encore ici certaine coutume, consistant à planter des rosiers sur les tombes, observée de temps immémorial, surtout par les jeunes hommes et les jeunes filles qui ont perdu les objets de leur passion : de sorte que ce cimetière en est aujourd’hui tout rempli. »

Quand les morts avaient été malheureux dans leurs amours, on se servait d’emblèmes d’un caractère plus lugubre, tels que l’if et le cyprès ; et, s’il y était répandu des fleurs, elles étaient des couleurs les plus mélancoliques. Ainsi, dans un recueil de poésies de Thomas Stanley, écuyer (publié en 1651), on trouve la stance suivante :


Vous placerez sur mon triste cercueil,
De l’amitié pieux et tendre gage,
L’if éploré, cet emblème du deuil,
Et le cyprès, arbre au sombre feuillage.
De douces fleurs voudraient s’épanouir
Que là bientôt on les verrait mourir.


Dans la Tragédie de la Pucelle est intercalée une touchante petite chanson qui jette du jour sur cette coutume de décorer les tombes de femmes qui avaient été malheureuses en amour :


Mes compagnes, que l’if du pied du mausolée
S’entrelace pour moi, guirlande désolée.
Détachez un rameau sur le saule pleureur,
Et dites : Elle aima toujours avec ferveur !

Mon amant fut sans foi ; je lui restai fidèle
Jusqu’au dernier soupir.
De grâce, pour mon corps ne sois point trop cruelle,
Terre, objet de mes vœux, où je vais m’assoupir !


L’effet naturel de la douleur qu’on éprouve en présence des morts est d’épurer et d’élever l’esprit. Nous en avons une preuve dans la chasteté de sentiment, la naïve élégance de pensée, qui présidaient à toutes ces cérémonies funèbres. Ainsi on veillait avec un soin tout particulier à ce qu’il ne fût employé que des arbustes toujours verts, aux suaves parfums, et des fleurs odorantes. Le but semble avoir été d’adoucir les horreurs du tombeau, de tromper l’esprit en l’empêchant de couver les misères de la moribonde humanité ; d’associer la mémoire des morts aux objets les plus beaux, les plus délicats de la nature. Il se passe dans la tombe, avant que la poussière puisse de nouveau se mêler à la poussière sa sœur, une horrible opération. Ce tableau, l’imagination le repousse en frémissant, et nous tâchons de songer encore aux formes que nous avons aimées, en y rattachant ces poétiques associations qu’elles éveillaient lorsqu’elles s’épanouissaient à nos yeux dans leur jeunesse et leur beauté. « Déposez-la dans la terre », dit Laertes en parlant de la vierge sa sœur,


Et que de ce beau corps, si délicat, si pur,
S’élève un jour la violette.


Herrick aussi, dans son Chant funèbre de Jeptha, fait couler à flots parfumés les pensées et les images poétiques ; elles embaument en quelque sorte la mort dans l’esprit de celui qui survit :


Va, dors dans ton repos, sur ton lit odorant,
Et transforme ces lieux en un Éden riant.
Que le baume, la casse et l’encens gras y fument ;
Que leurs douces senteurs à l’envi te parfument.
Que tes femmes, payant leur tribut matinal,
Viennent joncher de fleurs ce tombeau virginal ;
Que des vierges, baignant de pleurs leur face pâle,
Viennent sur ton autel brûler de l’encens mâle ;
Puis, du bruit de leurs pas tremblant de t’éveiller,
Au fond de l’urne, en paix, te laissent sommeiller.


Je pourrais remplir ces pages d’extraits des vieux poëtes anglais qui écrivirent lorsque ces rites étaient plus en vigueur, et qui se complurent souvent à y faire allusion ; mais j’ai déjà cité plus qu’il n’était nécessaire. Je ne puis, toutefois, m’empêcher de transcrire un passage de Shakspeare, dût-il sembler rebattu. C’est l’explication du sens emblématique attaché souvent à ces tributs de fleurs ; il possède en même temps cette magie de l’expression et cette justesse d’images pour lesquelles Shakspeare n’a pas de rival :


Tant durera l’été, qu’en ces lieux je vivrai,
Cueillant pour toi les fleurs les plus belles, j’irai
De ta tombe adoucir la tristesse sévère.
Va, je saurai choisir la pâle primevère,
Qui de ton front si pâle égale la pâleur ;
La jacinthe, imitant des veines la couleur ;
Et la rose sauvage, aux senteurs embaumées,
Que de ta bouche , non, les brises parfumées
En fraîcheur, en parfums ne purent surpasser.


Il y a certainement quelque chose de plus touchant dans ces offrandes naturelles, spontanées et naïves, que dans les plus magnifiques monuments de l’art ; la main laisse tomber des fleurs pendant que le cœur est chaud, et les larmes tombent sur le cercueil en même temps que l’affection courbe l’osier autour du gazon ; mais le sentiment expire sous les pénibles efforts du ciseau, se glace au milieu des froides imaginations de la statuaire.

Il est vivement à regretter qu’une coutume à la fois si élégante et si touchante ait été rayée du nombre des coutumes générales, et qu’elle ne se retrouve plus que dans les villages les plus reculés et les plus obscurs. Mais il semble que les poétiques coutumes évitent toujours les voies de la société polie. À mesure que les nations se civilisent, elles cessent d’être poétiques. Elles causent poésie, mais elles ont appris à en réprimer les libres élans, à se méfier de ses fougueuses émotions, à substituer à ses plus touchants, à ses plus pittoresques usages la forme étudiée, les pompes du cérémonial. Il est peu de spectacles qui puissent être plus imposants et plus froids qu’un enterrement anglais à la ville. Cela se compose d’ostentation et de lugubre parade : chars de deuil, chevaux de deuil, plumes de deuil, et pleureurs à gages, qui font de la douleur une moquerie. « On creuse une tombe, dit Jérémie Taylor, le deuil est grave, il y a grand babil dans le voisinage, et quand le temps sera expiré, il le sera, et l’on ne s’en souviendra plus. » Un compagnon est bientôt oublié dans la joyeuse et populeuse cité ; la succession rapide de nouveaux intimes et de nouveaux plaisirs l’efface de notre esprit, car les scènes, les sphères mêmes dans lesquelles il se mouvait, ondulent incessamment. Mais à la campagne les funérailles font une solennelle impression. Le coup frappé par la mort laisse un vide plus grand dans le cercle du village ; c’est un événement grave et terrible, qui rompt la tranquille uniformité de la vie rustique. La cloche mortuaire tinte son glas funèbre dans toutes les oreilles ; il passe avec sa pénétrante mélancolie sur les montagnes et sur les vallées ; il assombrit le paysage tout entier.

Les traits impassibles et toujours les mêmes de la campagne perpétuent aussi la mémoire de l’ami avec lequel nous en avons joui, qui fut le compagnon de nos promenades les plus solitaires, qui donnait de la vie à chacun de ces tableaux inanimés. Son souvenir s’associe à tous les charmes de la nature ; nous entendons sa voix dans l’écho qu’il aimait naguère à réveiller ; son âme hante le bosquet qu’il visitait autrefois ; nous pensons à lui dans les solitudes sauvages de la montagne, au milieu de la pensive beauté de la vallée. La fraîcheur riante du matin nous rappelle ses sourires rayonnants et sa bondissante gaieté ; et quand le soir à l’aspect sérieux revient avec ses ombres épaisses et son calme pénétrant, nous repassons dans notre esprit mainte causerie délicieuse à l’heure crépusculaire, cette heure pleine d’une mélancolie si douce à l’âme :


Dans tous les lieux déserts vous verrez l’amitié
Paraître et réclamer le tribut de vos larmes ;
Spectre aimé… tant qu’aimer pour l’homme aura des charmes,
Pleuré… jusqu’à la mort de la douce pitié.


Un autre motif pour que la mémoire des morts s’éternise à la campagne, c’est que leurs tombes sont plus immédiatement sous les yeux des survivants. Ils passent auprès quand ils vont prier ; elles frappent leur vue quand leurs cœurs sont attendris par les exercices de la dévotion ; ils y restent longtemps le dimanche, alors que l’esprit est détaché des soins terrestres, et le plus enclin à se détourner des plaisirs présents et des affections présentes, à s’asseoir au milieu des solennels débris du passé. Dans le nord du pays de Galles, les paysans s’agenouillent et prient sur les tombeaux de leurs amis plusieurs dimanches de suite après l’enterrement ; et dans les endroits où la délicate coutume de répandre et de planter des fleurs est encore observée, cela se renouvelle toujours à Pâques, à la Pentecôte, et autres jours de fête, quand la saison ramène avec plus de force à l’esprit le souvenir du compagnon de vos réjouissances d’autrefois. Ce sont aussi les parents les plus proches et les amis les plus intimes qui s’acquittent invariablement de ce soin ; on n’emploie ni domestiques ni mercenaires ; et quand un voisin prête son assistance, cela serait considéré comme une insulte de lui offrir une rémunération.

Je me suis appesanti sur cette belle coutume rustique, parce qu’aussi bien que c’est l’un des derniers, c’est aussi l’un des plus saints devoirs de l’amour. La tombe est la pierre de touche de toute véritable affection. C’est là que se manifeste la supériorité du sublime emportement de l’âme sur l’impulsion instinctive d’un attachement purement animal. Il faut que ce dernier soit continuellement entretenu, ravivé par la présence de son objet ; mais l’amour qui a son siége dans le cœur peut vivre sur un souvenir lointain. Les simples inclinations des sens pâlissent et s’effacent avec les charmes qui les ont fait naître, et se détournent avec un dégoût mêlé d’effroi des abords lugubres du tombeau ; mais c’est de là que l’affection vraiment immatérielle s’élève purifiée de tout désir sensuel, et retourne, comme une flamme sainte, illuminer et sanctifier le cœur de celui qui survit.

La douleur qui nous vient par les morts est la seule douleur à laquelle nous refusions de nous arracher. Toute autre blessure, nous tâchons de la guérir ; — toute autre affliction, de l’oublier. Mais cette blessure, nous considérons comme un devoir de la laisser ouverte ; — cette affliction, nous la caressons, nous la couvons dans la solitude. Où donc est la mère qui consentirait à oublier l’enfant qui s’est flétri comme une fleur entre ses bras impuissants ? et pourtant chaque souvenir est une angoisse ! Où donc est l’enfant qui consentirait à oublier la plus tendre des mères, bien que pour lui se souvenir ce soit pleurer ? Qui donc, même à l’heure de l’agonie, voudrait oublier l’ami sur lequel il s’afflige ? Qui donc, même au moment où la tombe se referme sur les restes mortels de celle qu’il a aimée, quand il sent son cœur pour ainsi dire pris sous les planches du cercueil, voudrait accepter des consolations qu’il lui faudrait acheter par l’oubli ? — Non, l’amour qui survit à la tombe est un des plus nobles attributs de l’âme. S’il a ses tortures, il a bien aussi ses délices ; et quand le flot débordant de la douleur s’apaise devant les douces larmes que fait couler le souvenir, quand l’angoisse déchirante et l’agonie convulsive écloses sur les ruines chaudes encore de ce que nous avons aimé s’amortissent et se perdent dans une pensive méditation sur ce passé tout rempli de sa grâce et de sa beauté, qui voudrait arracher de son cœur un semblable chagrin ? Bien que parfois il puisse étendre un nuage passager sur l’heure brillante de la gaieté, jeter une teinte plus sombre sur l’heure de la tristesse, cependant qui voudrait l’échanger, même contre les chants du plaisir ou les joies tumultueuses de l’orgie ? Non, il sort de la tombe une voix plus douce que les chants, et les morts nous laissent un souvenir pour lequel nous oublions même les plaisirs des vivants. Oh ! la tombe ! — la tombe ! — Elle recouvre toutes les erreurs — fait disparaître tous les défauts — éteint tous les ressentiments ! De son sein pacifique il ne s’élève que de doux regrets et de tendres souvenirs. Qui peut laisser tomber ses yeux même sur le tombeau d’un ennemi, et ne pas sentir son cœur palpiter de regret d’avoir jamais eu querelle avec la misérable poignée de terre qui gît en poudre à ses pieds !

Mais la tombe de ceux que nous avons aimés — quel endroit pour aller y méditer ! C’est là que nous faisons longuement défiler devant nous toute l’histoire de leurs mérites et de leurs vertus, et ces mille preuves d’affection qui nous étaient prodiguées dans l’intimité du commerce de chaque jour, et que nous ne remarquions seulement pas — c’est là que nous nous appesantissons sur la tendresse, la solennelle, l’imposante tendresse de la scène des adieux. Le lit de mort, avec ses douleurs étranglées ; — son cortége silencieux, ses vigilantes et muettes assiduités ! les témoignages suprêmes de l’amour expirant ! la faible, tremblante, pénétrante — oh ! qu’elle est pénétrante ! — pression de la main ! le dernier et tendre regard qui tombe de l’œil déjà vitreux et se retournant vers nous du seuil même de l’existence ! les accents débiles, entrecoupés, luttant dans le trépas pour donner encore une assurance d’affection.

Oui, vas au tombeau de celle que tu aimais, et médite. Là, récapitule avec ta conscience toutes les bontés passées demeurées sans retour, — toutes les preuves d’affection passées auxquelles tu ne t’es pas arrêté, que t’a données cet être qui n’est plus, qui ne pourra jamais — jamais — jamais revivre pour être touché par ton repentir !

Si tu es un fils, et que tu aies jamais ajouté une douleur à l’âme, une ride au front argenté d’une tendre mère — si tu es époux, et que tu aies jamais fait douter un seul instant de ta tendresse ou de ta sincérité le sein charmant qui risqua tout son bonheur dans tes bras — si tu es ami, et que tu aies jamais, en paroles, en pensées ou en actions, fait injure à cette ombre généreuse qui mit sa confiance en toi — si tu es amant, et que tu aies jamais jeté dans ce cœur sincère qui maintenant gît immobile et froid sous tes pieds une angoisse imméritée ; — sois sûr alors que tous ces regards cruels, tous ces mots offensants, toutes ces actions mauvaises, se presseront en foule aux abords de ta mémoire, et frapperont lugubrement aux portes de ton âme ; — sois sûr alors que tu t’agenouilleras triste et repentant sur sa tombe ; que tu pousseras des gémissements inutiles et répandras des larmes qui ne seront point comptées ; d’autant plus profonds et plus amères qu’ils seront inutiles, qu’elles ne seront pas comptées !

Tresse alors ta guirlande de fleurs, et jonche son tombeau des beautés de la nature ; soulage, si tu le peux, avec ces tendres, et cependant futiles tributs de regret, ton esprit abattu ; mais prends conseil de l’amertume de cette affliction repentante que tu verses sur les morts, et désormais sois plus exact et plus chaud dans l’accomplissement de tes devoirs envers les vivants.


En écrivant le précédent article je n’avais pas l’intention d’offrir au lecteur d’amples détails sur les coutumes funèbres des paysans de l’Angleterre, mais uniquement de présenter quelques idées et quelques citations donnant le mot de rites particuliers, lesquelles devaient être annexées, sous forme de note, à un autre travail qui n’a pas été terminé. L’article grossit insensiblement jusqu’à ce qu’il eût revêtu sa forme actuelle, et je mentionne ceci comme une excuse pour ce fortuit et si court aperçu de ces coutumes, après qu’elles ont été longuement et doctement étudiées dans d’autres ouvrages.

Je dois faire observer aussi que je suis bien convaincu que cet usage d’orner de fleurs les tombeaux existe encore dans d’autres pays que l’Angleterre. Certainement dans quelques-uns il est beaucoup plus général, et il est même observé par les classes riches et élégantes ; mais alors il est exposé à perdre de sa simplicité, à dégénérer en affectation. Bright, racontant un voyage qu’il a fait dans la Hongrie inférieure, parle de monuments de marbre et de retraites pratiquées dans un but de délassement, avec des siéges placés au milieu de berceaux formés par des plantes de serre ; et que, généralement, les tombes sont couvertes des fleurs les plus gaies de la saison. Accidentellement il trace une scène de piété filiale que je ne puis m’empêcher de reproduire ; car j’estime qu’il est aussi utile que c’est chose délicieuse de mettre en lumière les aimables vertus des femmes. « Lorsque j’étais à Berlin, dit-il ; j’accompagnai le célèbre Iffland au tombeau. Se mêlant à une certaine pompe, un sentiment très-réel pouvait s’y remarquer. Au milieu de la cérémonie, mon attention fut attirée vers une jeune femme debout sur un tertre peu élevé, nouvellement recouvert de gazon, qu’anxieuse elle protégeait contre les pieds de la foule qui passait. C’était la tombe de son père ; et la figure de cette tendre fille offrait un tableau plus frappant que le plus splendide monument de l’art. »

Je terminerai par un exemple de décoration funèbre qu’autrefois je rencontrai parmi les montagnes de la Suisse, dans le village de Gersau, situé sur les bords du lac de Lucerne, au pied du mont Rigi. C’était jadis la capitale d’une république en miniature qu’encaissaient les Alpes et le lac, accessible du côté de terre seulement par des sentiers. Toutes les forces de la république n’excédaient pas six cents combattants ; et quelques milles de circonférence découpés, pour ainsi dire, dans le sein des montagnes, formaient son territoire. Le village de Gersau semblait séparé du reste du monde, et avait conservé la charmante simplicité d’un âge plus pur. Il avait sa petite église, avec un cimetière attenant. Au chevet des tombeaux étaient placées des croix de bois ou de fer. Sur quelques-uns se détachaient des miniatures grossièrement exécutées, mais où se lisait l’intention de reproduire les traits du mort. Sur les croix se détachaient des guirlandes de fleurs, les unes en train de se flétrir, les autres encore fraîches, comme si de temps à autre on les eût renouvelées. Je m’arrêtai devant cette scène avec intérêt ; je sentis que j’étais à la source de l’inspiration poétique, car c’étaient là les magnifiques bien que naïves offrandes du cœur que les poëtes sont heureux d’enregistrer. Dans un endroit plus populeux et plus gai, je les aurais soupçonnées d’avoir été suggérées par un sentiment factice né des livres ; mais les bonnes gens de Gersau ne savaient pas grand’chose en fait de livres ; il n’y avait pas un roman, pas une histoire d’amour dans le village ; et je mets en question si seulement un de ces paysans songeait, tandis qu’il tressait une fraîche guirlande pour la tombe de sa maîtresse, qu’il accomplissait un des rites les plus gracieux de la dévotion poétique, et qu’il était réellement un poëte.