Le Livre d’esquisses/La Mutabilité de la littérature


LA MUTABILITÉ DE LA LITTÉRATURE,
COLLOQUE DANS L’ABBAYE DE WESTMINSTER.


Ici-bas, j’en connais la douloureuse histoire,
C’est la commune loi, tout va se flétrissant.
Je sais : toute œuvre humaine est promise au néant,
Je sais : les doux accords des filles de mémoire,
Que l’esprit ne produit qu’à grand’peine, en souffrant,
Ne reçoivent jamais qu’un accueil méprisant,
Et rien n’est plus trompeur, plus léger que la gloire.

Drummond de Hawthornden.


Il est un certain état de l’âme dans lequel, songeant à demi, nous fuyons naturellement l’éclat et le bruit et cherchons quelque silencieux asile où nous puissions nous livrer à nos rêveries et bâtir sans être dérangés nos châteaux en Espagne. C’est dans une situation d’esprit analogue que j’errais autour des vieux cloîtres gris de l’abbaye de Westminster, jouissant de ce bonheur qui consiste à laisser vaguer ses pensées, et que chacun est enclin à décorer du nom de méditation, quand soudain une bande de jeunes fous lâchés de l’école de Westminster, qui jouaient au ballon, vint rompre le calme monastique de l’endroit et faire retentir de sa gaieté les passages voûtés et les tombes en ruine. J’essayai de trouver un refuge contre leurs clameurs en pénétrant encore plus avant dans les solitudes de l’édifice, et m’adressai à l’un des huissiers pour être admis dans la bibliothèque. Il me conduisit par une espèce de porche enrichi de sculptures d’un vieux style se détachant par morceaux, lequel donnait sur un passage obscur qui menait à la maison du chapitre et à la chambre où est déposé le grand Terrier d’Angleterre. Dans ce passage même, sur la gauche, est une petite porte. L’huissier y vint appliquer une clef. Elle était fermée à double tour, et fit quelque difficulté pour s’ouvrir, comme une porte qui n’en a pas l’habitude. Nous escaladâmes alors un petit escalier noir, et, passant sous une seconde porte, nous entrâmes dans la bibliothèque.

Je me trouvai dans une grande salle antique, au toit supporté par des poutres massives en vieux chêne anglais. Elle était sobrement éclairée par une rangée de fenêtres gothiques placées à une hauteur considérable du sol, et qui donnaient probablement sur les toits des cloîtres. Une ancienne peinture, représentant quelque révérend dignitaire de l’Église en grand costume, se suspendait au-dessus de la cheminée. Autour de la salle, dans une petite galerie, étaient les livres, rangés dans des cases de chêne sculptées. Ils consistaient principalement en vieux écrivains polémistes, et avaient beaucoup plus souffert du temps que des lecteurs. Au centre de la bibliothèque était une table solitaire sur laquelle se trouvaient deux ou trois livres, un encrier sans encre, et quelques plumes desséchées par suite d’un long non-usage. L’endroit semblait propice aux études silencieuses, aux méditations profondes. Il était complètement enterré parmi les épaisses murailles de l’abbaye, et barricadé contre le tumulte du monde. J’entendais seulement, de loin en loin, les cris des écoliers grossissant au fur et à mesure qu’ils s’élevaient des cloîtres, et le son d’une cloche tintant pour la prière, qui courait, sobrement répété, le long des toits de l’abbaye. Par degrés les accents joyeux s’affaiblirent ; ils finirent par expirer tout à fait. La cloche cessa de tinter, et le calme le plus profond régna dans cette salle sombre.

J’avais pris sur son rayon un épais petit in-quarto, curieusement relié en parchemin, aux fermoirs de cuivre, et m’étais assis à la table dans un vénérable fauteuil. Mais au lieu de lire, je me laissai aller, sans y prendre garde, à une suite de rêveries provoquées par le silence de mort, l’air solennel et monastique de l’endroit. Comme je promenais mes regards sur ces vieux volumes aux couvertures en ruine, alignés sur des rayons, et dont le repos n’était probablement jamais troublé, je ne pus m’empêcher de voir dans la bibliothèque une sorte de catacombes littéraires, où les auteurs sont pieusement enterrés, comme des momies, pour noircir et s’éteindre dans la poussière et l’oubli.

Combien, pensais-je, chacun de ces volumes, maintenant jeté à l’écart avec tant d’indifférence, a-t-il valu de maux de tête ! combien de jours sans repos ! combien de nuits sans sommeil ! Car leurs auteurs se sont ensevelis dans la solitude des cellules et des cloîtres, fuyant la face de l’homme, et la face de la nature, plus vivifiante encore ; ils se sont dévoués aux pénibles recherches, aux méditations profondes ! Et tout cela pourquoi ? Pour occuper un pouce de terrain sur une tablette poudreuse, — pour que les titres de leurs ouvrages soient lus de temps à autre dans un siècle futur par quelque homme d’église assoupi, par quelque rare chercheur, comme moi-même, et qu’au siècle suivant il ne reste pas même d’eux un souvenir. Voilà quel est le montant de cette immortalité si vantée : un bruit purement temporaire, un son local, comme le son de cette cloche qui tintait tout à l’heure au milieu de ces tours, qui remplit l’oreille pendant un instant — dont l’écho répète à peine les notes affaiblies — et qui meurt comme une chose qui n’a jamais été !

Pendant que j’étais assis, murmurant à demi, méditant à demi ces inutiles spéculations, et la tête appuyée sur une main, je jouais de l’autre sur l’in-quarto. Le hasard voulut que j’en détachasse les fermoirs. Alors, à ma profonde stupéfaction, le petit livre poussa deux ou trois bâillements, comme une personne qui sort d’un profond sommeil, puis un hem ! enroué, et finalement se mit à causer. D’abord sa voix était très-rauque et brisée, étant fort embarrassée par la toile qu’une araignée laborieuse avait filée en travers, et probablement il avait gagné quelque rhume pour avoir si longtemps supporté le froid et l’humidité de l’abbaye. Bientôt cependant ses paroles devinrent plus distinctes, et je ne tardai guère à trouver en lui le plus sociable, le plus éloquent petit tome. Ses termes, assurément, étaient bien recherchés, bien surannés ; sa prononciation serait de nos jours traitée de barbare ; mais je vais m’efforcer, autant que possible, de rendre son langage en langage moderne.

Il débuta par des invectives contre l’oubli du monde — sur ce qu’on laissait le mérite languir dans l’obscurité — enfin bien des lieux communs de lamentation littéraire, et se plaignit amèrement qu’on ne l’eût pas ouvert depuis plus de deux siècles ; que seul le doyen jetait de temps à autre un regard dans la bibliothèque, descendait parfois un volume ou deux, en agissait à la légère avec eux pendant quelques moments, et puis les replaçait sur leurs rayons. « À quoi diable pensent-ils, disait le petit in-quarto, qu’à ces paroles je tins pour être légèrement irascible ; à quoi diable pensent-ils de nous laisser enfermés ici, de nous faire garder au nombre de plusieurs mille par une troupe de vieux huissiers, comme autant de beautés dans un harem, tout cela pour obtenir de loin en loin un regard du doyen ? Les livres furent écrits pour donner du plaisir, pour qu’on en jouît, et je voudrais voir passer un règlement portant que le doyen sera tenu de rendre au moins une fois l’an une visite à chacun de nous, ou, s’il ne peut pas suffire à la besogne, qu’on lâche une fois par hasard au milieu de nous toute l’école de Westminster, que nous puissions de temps à autre prendre un peu l’air, à quelque prix que ce soit.

— Doucement, mon digne ami, répliquai-je ; vous ne songez pas que vous êtes infiniment plus favorisés que la plupart des livres de votre époque. Pour avoir été recueillis dans cette vieille bibliothèque, vous ressemblez aux restes de ces saints et de ces monarques qu’on a gardés comme des trésors, et qui reposent enchâssés dans les chapelles adjacentes, tandis que ceux des mortels leurs contemporains, laissés au cours ordinaire de la nature, sont depuis longtemps retournés en poussière.

— Monsieur, dit le petit tome froissant ses feuilles et faisant le fier, je fus écrit pour tout le monde, et non pas pour les vers d’une abbaye. Je devais circuler de main en main, comme d’autres grands ouvrages de mon temps ; mais je suis resté pendant plus de deux siècles ici, sous mes fermoirs, et j’aurais pu devenir la proie silencieuse de ces vers qui me dévorent les entrailles, si vous ne m’aviez fourni par hasard l’occasion de prononcer encore quelques paroles avant de m’en aller en lambeaux.

— Mon bon ami, repris-je, si ce mouvement circulaire dont vous parlez vous eût emporté, vous ne seriez plus depuis bien des années. À en juger d’après votre physionomie, vous êtes maintenant d’un âge assez avancé. Parmi vos contemporains, il en est bien peu qui puissent exister aujourd’hui ; et, s’il en est, leur longévité vient de ce qu’ils ont été, comme vous, claquemurés dans de vieilles bibliothèques, que, soit dit sans vous fâcher, au lieu de les comparer à des harems, vous auriez pu comparer plus justement et avec plus de reconnaissance à ces infirmeries attachées aux établissements religieux pour le bénéfice des vieillards décrépits, où, grâce au repos, à une bonne nourriture et à l’absence d’occupations, ils parviennent souvent à la plus avancée comme à la plus inutile des vieillesses. Vous parlez de vos contemporains comme s’ils étaient en circulation — où rencontrons-nous leurs ouvrages ? Est-ce que nous entendons parler de Robert Groteste de Lincoln ? Personne plus que lui n’aurait pu suer sang et eau pour devenir immortel. On dit qu’il écrivit près de deux cents volumes. Il a élevé, pour ainsi dire, une pyramide de livres, afin d’éterniser son nom. Mais, hélas ! depuis longtemps la pyramide s’est écroulée ; il n’en reste plus que quelques fragments dispersés dans plusieurs bibliothèques, où leur sommeil est rarement troublé, même par l’antiquaire. Est-ce que nous entendons parler de Giraldus Cambrensis, l’historien, l’antiquaire, le philosophe, le théologien et le poëte ? Il refusa deux évêchés, afin de pouvoir se renfermer et écrire pour la postérité ; mais la postérité ne s’enquiert jamais de ses travaux. Est-il question de Henri de Huntingdon, qui, sans parler d’une savante histoire d’Angleterre, écrivit un traité sur le mépris du monde, dont le monde ne s’est vengé qu’en oubliant son auteur ? Que cite-t-on de Joseph d’Exeter, surnommé le prodige de son siècle pour la composition classique ? De ses trois grands poëmes héroïques, l’un est perdu pour toujours, à l’exception d’un simple fragment ; les autres ne sont connus que d’un petit nombre de curieux en littérature ; et quant à ses vers d’amour et à ses épigrammes, ils ont entièrement disparu. Qu’y a-t-il en circulation de John Wallis le franciscain, qui acquit le nom d’Arbre de Vie ? De William de Malmsbury, — de Siméon de Durham, — de Bénédict de Peterborough, — de John Hanvil de Saint-Albans, — de…

— Mais, ami, s’écria l’in-quarto d’un ton bourru, quel âge me donnez-vous donc ? Vous me parlez là d’auteurs qui vivaient bien avant mon époque, et qui écrivirent soit en latin, soit en français, de sorte qu’ils s’expatrièrent en quelque sorte eux-mêmes, et méritaient d’être oubliés[1]. Mais moi, monsieur, quand je fis mon entrée dans le monde, je sortais de la presse du célèbre Wynkyn de Worde. Je fus écrit dans mon idiome propre et naturel, à une époque où la langue était déjà fixée ; et vraiment j’étais considéré comme un modèle de pur et d’élégant anglais.

(Ici je dois faire observer que ces remarques étaient faites dans des termes si intolérablement antiques, qu’il m’a fallu des efforts surhumains pour les rendre en langage moderne.)

— Je vous demande pardon, lui dis-je, de m’être trompé sur votre âge ; mais il n’importe guère : presque tous les écrivains de votre temps sont également tombés dans l’oubli, et les publications de de Worde sont de pures raretés littéraires parmi les collectionneurs de livres. C’est sur la pureté, la stabilité de la langue, que se fondaient vos prétentions à l’immortalité ; mais c’est aussi sur elles que s’appuyèrent imprudemment les auteurs de tous les siècles, depuis les temps reculés du digne Robert de Gloucester lui-même, qui versifia son histoire en saxon métis[2]. Nombre de gens parlent encore aujourd’hui de la « source d’anglais pur sang » de Spenser, comme si la langue sortait jamais d’un puits ou d’une source, et n’était pas plutôt un simple confluent de langues diverses, continuellement sujet aux changements et aux mélanges. Voilà ce qui donna toujours à la littérature anglaise un caractère de mutabilité si prononcé, ce qui fit toujours la réputation construite sur elle chose si éphémère. À moins que la pensée ne puisse se confier à quelque chose de plus durable, de moins changeant qu’un semblable interprète, la pensée elle-même doit partager le sort de tout le reste et se flétrir. Cela devrait servir de bride à la vanité triomphante de l’écrivain le plus populaire. Il trouve la langue sur laquelle il a lancé sa renommée s’altérant graduellement et sujette aux ravages du temps, au caprice de la mode. S’il porte ses regards en arrière, il voit les anciens auteurs de son pays, autrefois les favoris de leur époque, supplantés par des écrivains modernes. Il a suffi de quelques siècles pour les couvrir de ténèbres, et leurs mérites ne peuvent plus être appréciés que par le goût raffiné des bibliophiles. Tel sera, prévoit-il, le sort de ses propres ouvrages. Ils ont beau faire l’admiration de son temps, être tenus pour des modèles de pureté ; quelques années encore, et ils deviendront antiques et surannés, jusqu’à ce qu’ils en arrivent à être aussi peu compris dans leur pays natal qu’un obélisque égyptien, ou l’une de ces inscriptions runiques que l’on dit exister dans les déserts de la Tartarie. Je le déclare, ajoutai-je avec quelque émotion, quand je contemple une bibliothèque moderne remplie d’ouvrages nouveaux dans tout l’éclat de leur dorure, de leur riche reliure, je me sens prêt à m’asseoir et à pleurer, comme le bon Xerxès, quand il promena ses regards sur son armée, parée de toutes les splendeurs du costume militaire, et qu’il réfléchit que dans une centaine d’années pas un d’entre eux ne serait en vie !

— Ah ! dit en poussant un profond soupir le petit in-quarto, je vois ce qu’il en est ; ces écrivassiers modernes ont supplanté tous les bons vieux auteurs. Je suppose qu’on ne lit plus aujourd’hui que l’Arcadie de sir Philip Sydney, les pièces grandioses de Sackville, et le Miroir des Magistrats, ou les jolis et délicats euphuismes de l’incomparable John Lily.

— C’est en quoi vous vous trompez encore, lui dis-je. Les écrivains que vous supposez en vogue, parce qu’ils se trouvaient l’être alors que vous étiez en circulation, ont fait leur temps depuis bien des années. L’Arcadie de sir Philip Sydney, à laquelle ses admirateurs promettaient si tendrement l’immortalité[3], et qui, de fait, abonde en nobles pensées, en images délicates, en gracieuses tournures de langage, c’est tout au plus si l’on en fait aujourd’hui mention. Sackville s’est orgueilleusement enfoncé dans les ténèbres ; et c’est à peine si maintenant, bien que ses écrits aient fait jadis les délices d’une cour, et qu’en apparence ils aient été immortalisés par un proverbe, on ne connaît Lily, même de nom. Toute une légion d’auteurs qui écrivirent et se disputèrent à cette époque ont également disparu avec tous leurs écrits et leurs controverses. Les âges littéraires se sont succédé ; le flot a poussé le flot et roulé sur eux, jusqu’à ce qu’ils soient si profondément enfoncés qu’il n’y ait plus qu’un habile plongeur, à la recherche des débris de l’antiquité, qui puisse de temps à autre en ramener à la surface un échantillon pour la plus grande joie des curieux.

— Quant à moi, continuai-je, je vois dans cette mutabilité de la langue une sage précaution de la Providence pour le bénéfice du monde en général et des auteurs en particulier. Pour raisonner par analogie, chaque jour nous voyons les nombreuses et magnifiques familles de végétaux grandir, fleurir, orner les champs pendant un court espace de temps, puis se flétrir et rentrer dans la poussière pour faire place à leurs successeurs. S’il n’en était pas ainsi, la fécondité de la nature serait une punition au lieu d’être un bienfait. La terre gémirait sous le poids d’une luxuriante, d’une excessive végétation, et sa surface deviendrait un désert embarrassé. De même, les œuvres du génie et du savoir déclinent et font place aux productions subséquentes. Le langage varie insensiblement ; avec lui s’évanouissent les écrits d’auteurs qui ont eu leur temps pour fleurir ; autrement, les facultés créatrices du génie déborderaient sur le monde, et l’esprit se perdrait entièrement dans les labyrinthes sans fin de la littérature. Autrefois il y avait quelques limites à cette excessive multiplication. Il fallait que les ouvrages fussent transcrits à la main, et c’était une longue, une laborieuse opération ; ils étaient écrits ou sur parchemin, ce qui était coûteux, de sorte que souvent un ouvrage était gratté pour faire place à un autre, ou sur papyrus, lequel était fragile et très-périssable. La profession d’homme de lettres était une carrière ingrate et limitée, qui n’était guère poursuivie que par dès moines dans les loisirs et la solitude de leurs couvents. L’accumulation des manuscrits était lente et dispendieuse ; elle se bornait presque entièrement aux monastères. C’est à ces circonstances que nous devons, en quelque manière, de n’avoir pas été submergés par le savoir de l’antiquité ; que les écluses de la pensée n’aient pas été lâchées, et le génie moderne noyé dans le déluge. Mais l’invention du papier et la découverte de l’imprimerie ont surmonté tous ces obstacles. Elles ont fait de tout homme un écrivain, et permis à chaque esprit de se répandre sous la forme d’un livre, de se déverser sur tout le monde intellectuel. Les conséquences en sont alarmantes. Le ruisseau de la littérature a grossi — c’est un torrent ; il s’accroît — c’est une rivière ; — il s’étend, c’est une mer. Il y a quelques siècles, cinq ou six cents manuscrits constituaient une grande bibliothèque ; mais que diriez-vous de bibliothèques telles qu’il en existe actuellement, qui contiennent trois ou quatre cent mille volumes, pendant que des légions d’auteurs sont occupés en même temps, et que la presse gémit avec une effrayante et toujours croissante activité, pour en doubler et en quadrupler le nombre ? À moins que quelque mortalité imprévue ne vienne s’abattre au milieu des enfants de la muse, aujourd’hui qu’elle est devenue si prolifique, je tremble pour la postérité. Je crains que la seule fluctuation du langage ne soit pas suffisante. La critique doit faire beaucoup. Elle croît avec l’accroissement de la littérature, et ressemble à l’un de ces freins salutaires mis à la population et dont parlent les économistes. Tous les encouragements possibles devraient donc être donnés pour multiplier les critiques, bons ou mauvais. Mais je crains bien que tout soit inutile : la critique aura beau faire, les écrivains écriront, les imprimeurs imprimeront, et le monde doit inévitablement être inondé de bons livres. Ce sera bientôt l’emploi de toute une vie d’en apprendre seulement les noms. Aujourd’hui plus d’un homme passablement instruit lit à peine autre chose que des revues ; avant qu’il soit longtemps, un homme érudit ne vaudra guère plus qu’un simple catalogue ambulant.

— Mon excellent monsieur, dit le petit in-quarto, en me bâillant à la figure le plus lugubrement du monde, excusez-moi si je vous interromps, mais je m’aperçois que vous avez un faible pour la prose. Je voudrais connaître le sort d’un auteur qui faisait quelque bruit au moment où je disparus du monde. Sa réputation, toutefois, était considérée comme purement temporaire. Les érudits secouaient la tête à son sujet, car c’était un pauvre diable instruit à demi, qui savait un peu de latin et pas du tout le grec. Il avait été forcé d’abandonner le pays pour un fait de braconnage. Je crois que son nom était Shakspeare. Je présume qu’il ne tarda guère à tomber dans l’oubli.

— Tout au contraire, lui dis-je, c’est précisément à cet homme que la littérature de son temps doit d’avoir prolongé sa durée par-delà le terme ordinaire des âges littéraires anglais. Il s’élève de loin en loin des auteurs qui semblent à l’épreuve de la mutabilité du langage, parce qu’ils ont pris racine dans les principes immuables de la nature humaine. Ils sont comme ces arbres gigantesques que nous voyons quelquefois sur les bords d’une eau courante, qui, pénétrant la surface de leurs vastes et profondes racines, et posant le pied sur le fondement même de la terre, préservent le sol qui les entoure d’être emporté par l’eau qui coule toujours, et font partager à maint arbuste voisin, à quelque mauvaise herbe peut-être, leur immortalité. Tel est le cas de Shakspeare. Nous le voyons défier les efforts du temps, faire tenir bon, de nos jours, à la littérature de son époque, et prolonger la vie de plus d’un écrivain sans valeur, par cela seul qu’il a fleuri dans son voisinage. Mais lui-même, je le dis à regret, revêt graduellement les teintes de la vieillesse, et le buste tout entier est envahi par une profusion de commentateurs qui, semblables à la vigne qui grimpe et aux plantes rampantes, ont presque enseveli le noble arbuste qui les soutient. »

En cet endroit le petit in-quarto se mit à se tenir les côtes, à lâcher la bride à son hilarité, jusqu’à ce qu’enfin il fût pris d’un accès de fou rire dont il ne s’en fallut que de bien peu qu’il n’étouffât, par suite de son excessive corpulence : « Admirablement bien ! » s’écria-t-il aussitôt qu’il put reprendre haleine, « admirablement bien ! Ainsi vous voudriez me faire croire que la littérature d’une époque doit être perpétuée par un braconnier vagabond, par un homme sans instruction, par un poëte ! ah bien oui, — un poëte ! » Et de retomber dans un autre accès de fou rire.

Je me sentis, je l’avoue, un peu piqué de cette rudesse, que je lui pardonnai cependant quand je songeai qu’il avait vécu dans un siècle moins poli. Je résolus, néanmoins, de ne pas abandonner la partie.

« Oui, repris-je en accentuant, un poëte, car de tous les écrivains c’est lui qui a le plus de chances d’immortalité. D’autres peuvent écrire avec la tête, mais lui écrit avec le cœur, et le cœur le comprendra toujours. C’est le peintre fidèle de la nature, dont les traits sont toujours les mêmes, toujours intéressants. Les prosateurs sont volumineux ; on a peine à les remuer ; leurs pages fourmillent de lieux communs, et leurs pensées se déroulent en nappes d’ennui. Mais avec le véritable poëte, tout est élégant, touchant ou brillant. Il nous donne les pensées les plus excellentes dans le langage le plus excellent ; il les illustre par tout ce qu’il voit de plus frappant dans l’art et dans la nature ; il les enrichit de peintures de la vie humaine telle qu’elle se développe sous ses yeux. Ses écrits renferment donc l’esprit, l’arôme, si je puis employer cette expression, du siècle dans lequel il vit. Ce sont des écrins qui abritent dans un petit rayon les richesses de la langue — ses joyaux de famille, transmis de cette manière à la postérité sous une forme commode. La monture peut en être parfois surannée, et demander à être renouvelée de temps à autre, c’est le cas de Chaucer ; mais l’éclat et la valeur des pierres n’en sont point altérés pour cela. Jetez un regard en arrière sur la longue bande de l’histoire littéraire. Que d’immenses vallées d’ennui pesant, remplies de légendes monacales et de controverses académiques ! Quelles fondrières de spéculations théologiques ! Quelles tristes landes de métaphysique ! Çà et là seulement nous voyons les bardes illuminés d’en haut, élevés comme des phares sur leurs cimes largement espacées, transmettre d’âge en âge la pure lumière de l’intelligence poétique[4]. »

J’étais tout prêt à me lancer dans l’éloge des poëtes du jour, quand soudain la porte, en s’ouvrant, me fit tourner la tête. C’était l’huissier qui venait pour m’informer qu’il était temps de fermer la bibliothèque. Je voulus échanger avec l’in-quarto quelques paroles d’adieu, mais le digne petit tome resta muet ; les fermoirs étaient attachés, il semblait parfaitement étranger à tout ce qui s’était passé. J’ai, depuis, été deux ou trois fois à la bibliothèque, et ai tâché de renouer conversation, mais en vain ; et si tout ce dialogue vagabond a eu lieu réellement, ou si ce n’était autre chose que l’un de ces rêves bizarres auxquels, tout éveillé, je suis sujet, c’est ce que, jusqu’à présent, je n’ai jamais pu pénétrer.


Devant toi s’entr’ouvrir ;
Tu sais railler le monde,
De mépris le couvrir ;
Nous montrer dans la glace
Le vice qui grimace,
La vertu qui sourit ;
Et le miel qui rougit
Dans la ruche est encore
Moins doux, moins coloré
Que la feuille qui dore
Ton beau front inspiré.
Ta parole, ô poëte, est divine et sereine…
Notre langue est humaine.

Churchyard.

  1. Nombre d’excellents esprits se sont grandement complus à écrire en latin et en français, et ils ont fait de grandes choses, mais certes il en est qui écrivent leurs poésies en français et qui font éprouver autant de plaisir aux Français que nous en avons à entendre l’anglais d’un Français.
    ChaucerTestament de l’Amour.
  2. Holinshed, dans sa Chronique, fait observer que « dans la suite aussi, grâce aux incessants travaux de Geffry Chaucer et de John Gowre, au temps de Richard II, et après eux de John Scogan et de John Lydgate, moine de Berrie, notre dite langue se trouva dans une excellente passe, quoique jamais elle n’atteignit le type de la perfection avant l’époque de la reine Élisabeth, époque à laquelle John Jewell, l’évêque de Sarum, John Fox, et plusieurs autres écrivains érudits et excellents, ont pleinement accompli cet embellissement, à leur grande gloire comme à leur éternel honneur ».
  3. Vis à jamais, ô doux livre, image naïve de son charmant esprit, pilier d’or de son noble courage, et fais toujours savoir au monde que ton auteur fut le secrétaire de l’éloquence, le souffle des muses, l’abeille des fleurs les plus délicates de l’esprit et de l’art, la moelle des vertus morales et intellectuelles, le bras de Bellone sur les champs de bataille, la langue de Suada* à la chambre, l’esprit de la pratique dans la vie ordinaire, et le type de la perfection quand il avait la plume à la main.
    HarveySurérogation.
    (*) La déesse de la Persuasion.
  4. Tu vois la terre et l’onde.