Le Livre d’esquisses/La Cuisine d’auberge


Traduction par Théodore Lefebvre.
Le Livre d’esquissesPoulet-Malassis (p. 152-154).

LA CUISINE D’AUBERGE.


Ne prendrai-je donc pas mes aises dans mon auberge ?
Falstaff.


Pendant certain voyage que je fis dans les Pays-Bas, je descendis un soir à la Pomme-d’Or, principale auberge d’un petit village flamand. L’heure de la table d’hôte était passée, de sorte que je fus obligé de faire un souper solitaire des débris d’un repas plus splendide. Le temps était froid ; j’étais seul, assis à l’un des bouts d’une vaste et sombre salle à manger, et, mon repas terminé, j’avais devant moi la perspective d’une longue soirée chargée d’ennui, sans aucun moyen visible de l’égayer. Je fis venir mon hôte, et lui demandai quelque chose à lire ; il m’apporta tout le répertoire littéraire de sa maison : une Bible de famille en hollandais, un almanach dans la même langue, et nombre de vieux journaux de Paris. Comme j’étais en train de m’assoupir sur l’un d’eux, à lire de vieilles nouvelles et des critiques gâtées, mon oreille était frappée de temps à autre par des éclats de rire qui semblaient partir de la cuisine. Quiconque a voyagé sur le continent doit savoir que, dans une auberge de campagne, la cuisine est le lieu de réunion favori de la moyenne et de la basse classe des voyageurs, surtout par un temps équivoque, quand, vers le soir, le feu devient chose agréable. Je repoussai loin de moi le journal, et tâchai de trouver le chemin de la cuisine, afin de jeter un coup d’œil sur ce groupe qui paraissait si animé. Il se composait en partie de voyageurs qui étaient arrivés quelques heures auparavant dans une diligence, en partie des habitués et parasites ordinaires d’auberges. Ils étaient assis autour d’un grand poêle bruni, qu’on aurait fort bien pu prendre pour un autel devant lequel ils auraient fait leurs dévotions. Il était couvert de différents vases de cuisine, d’un éclat éblouissant, au milieu desquels fumait et sifflait une grande bouilloire de cuivre. Une grosse lampe projetait sur le groupe une puissante masse de lumière, et mettait fortement en relief plus d’une tête curieuse ; ses jaunes rayons, n’illuminant qu’en partie la spacieuse cuisine, allaient mourir au fond dans les coins, qu’ils laissaient entièrement dans l’ombre, si ce n’est quand leur mol éclat se posait sur le large profil d’une flèche de lard, ou qu’ils étaient réfléchis par les ustensiles bien écurés qui étincelaient du milieu de l’obscurité. Une Flamande, grande fille bien découplée, qui portait de longs pendants d’oreilles en or et un collier soutenant un cœur en or, était la grande prêtresse du temple.

Plusieurs membres de la société se trouvaient munis de pipes ; la plupart d’entre eux de quelqu’un de ces liquides qui font passer les soirées. Je m’aperçus que leur gaieté prenait sa source dans les récits anecdotiques qu’un petit Français au teint basané, dont la figure en lame de couteau s’encadrait de larges favoris, leur faisait de ses aventures amoureuses ; récits dont chacun était, à la fin, salué par un de ces honnêtes et francs éclats de rire auxquels l’homme s’abandonne dans une auberge, ce sanctuaire de la véritable liberté.

Comme je ne savais pas de meilleur moyen pour arriver au bout d’une ennuyeuse et triste soirée, je m’établis près du poêle, et prêtai l’oreille à une variété d’histoires de voyageurs, quelques-unes très-extravagantes, et la plupart très-fastidieuses. Elles sont toutes, en bloc, sorties de ma perfide mémoire, à l’exception d’une seule, que j’essaierai de rapporter. Je crains bien, cependant, que ce ne soit à la manière dont elle était racontée qu’elle ait dû tout son piquant, à l’air particulier, au physique du narrateur. C’était un vieux Suisse chargé d’embonpoint, qui avait la mine d’un vieux routier. Il portait une jaquette de voyage jadis verte, avec un large ceinturon autour de la taille, et un pantalon de voyage avec des boutons depuis la hanche jusqu’au cou-de-pied. Sa figure était pleine et rubiconde ; il avait un double menton, un nez aquilin, et le clignement d’yeux le plus agréable. Ses cheveux étaient clair-semés, et s’échappaient par boucles de dessous une vieille coiffe de voyage en velours vert plantée sur un côté de sa tête. Il fut plus d’une fois interrompu par l’arrivée de nouveaux hôtes ou les remarques de ses auditeurs, et fit de temps à autre une pause pour rebourrer sa pipe, cas auquel il avait presque toujours un air fripon et quelque fine plaisanterie pour la robuste fille de cuisine.

Je voudrais que mon lecteur pût se représenter le joyeux vieillard nonchalamment étendu dans un large fauteuil, une main appuyée sur la hanche, pendant que l’autre tenait une pipe en véritable écume de mer, et curieusement tortillée, que décoraient une chaîne d’argent et un gland de soie — sa tête relevée d’un côté, l’expression bizarre que prenait parfois son œil pendant qu’il racontait l’histoire suivante.