Le Livre d’esquisses/Le Dîner de Noël


Traduction par Théodore Lefebvre.
Le Livre d’esquissesPoulet-Malassis (p. 229-244).

LE DÎNER DE NOËL.


Le voilà donc venu ce jour si désiré !
Qu’en son honneur chacun arbore un gai visage.
Dans les chambres le lierre étale son feuillage,
Et de branches de houx chaque lit est paré.
Tenez, de nos voisins fument les cheminées.
Les bûches de Noël jà diminuent un peu ;
Des viandes que l’on cuit se pressent les fournées ;
La broche tourne auprès du feu.
Laissons donc grelotter la tristesse à la porte,
Et si de froid nous la retrouvons morte,
En l’enterrant dans un pâté
Nous crierons lors : Hourra pour la gaîté !

WithersJuvéniles.


J’avais achevé ma toilette, et flânais avec Frank Bracebridge dans la bibliothèque, quand un bruit sourd mais parfaitement distinct se fit entendre. C’était, m’apprit-il, le signal pour servir le dîner. Le Squire maintenait les vieilles coutumes aussi bien à l’office que dans la grand’salle, et le rouleau à pâtisserie, avec lequel le cuisinier frappait sur le dressoir, appelait les domestiques pour emporter les mets.

Du chef en ce moment les trois coups retentissent ;
Les valets aussitôt à l’appel obéissent,
Et devant lui chacun paraît.
Le plat en main, chaque homme de service
S’avance fièrement, comme dans la milice,
Le présente et puis disparaît[1].

Le dîner fut servi dans la grand’salle, où le Squire tenait toujours son banquet de Noël. On avait fait un joyeux et pétillant feu de bois pour échauffer le spacieux appartement, et la flamme montait, jetant des étincelles et serpentant le long de l’immense cheminée. Le grand tableau du croisé et de son cheval blanc avait été décoré d’une profusion de verdure pour la circonstance, et le houx et le lierre s’étaient également entrelacés sur la muraille opposée, autour du casque et des armes, qui, je le compris, étaient le casque et les armes du même guerrier. Je dois avouer en passant que j’eus un doute assez prononcé sur l’authenticité du tableau et de l’armure comme ayant appartenu au croisé, car ils portaient certainement l’empreinte d’une époque plus récente ; mais on me dit que la peinture avait été considérée de cette façon depuis un temps immémorial, et que quant à l’armure, elle avait été trouvée dans un garde-meuble, et élevée à sa situation présente par le Squire, qui tout d’abord décida que c’était l’armure du héros de la famille ; et comme il avait sur tous les sujets de cette nature une autorité absolue dans sa propre maison, le fait était passé sans conteste au rang des choses acceptées et qui ont cours. Au-dessous de ce trophée chevaleresque se détachait immédiatement un buffet, sur lequel il y avait un étalage de vaisselle qui aurait pu rivaliser (au moins en variété) avec celui des vases du temple de Balthazar : « flacons, brocs, coupes, tasses, gobelets, bassins et aiguières », splendide matériel de joyeuse existence, qui s’était graduellement accumulé à travers maintes générations de propriétaires bons vivants. Sur le devant se dressaient les deux chandelles de Noël, rayonnant comme deux étoiles de la première grandeur ; d’autres lumières étaient distribuées dans des girandoles, et toute cette armée étincelait comme un ciel d’argent.

Cette scène de festin s’ouvrit au son de la musique, le vieux joueur de harpe assis sur un tabouret au coin de la cheminée, et touchant de son instrument avec incomparablement plus de puissance que de mélodie. Jamais table de Noël n’avait offert plus joyeux, plus riant assemblage de figures : ceux qui n’étaient pas beaux étaient du moins heureux, et le bonheur est un merveilleux amendeur de physionomies, quelque laides qu’elles soient. J’ai toujours considéré une vieille famille anglaise comme aussi digne d’être étudiée qu’une collection de portraits d’Holbein ou d’estampes d’Albert Durer. Il y a là beaucoup de connaissances d’antiquaire à acquérir, une grande science des physionomies du vieux temps. Peut-être cela provient-il de ce qu’ils ont continuellement devant les yeux ces rangées de vieux portraits de famille dont sont garnies les maisons seigneuriales de ce pays : toujours est-il que les traits curieux du temps passé se perpétuent quelquefois très-fidèlement dans ces anciennes lignes, et il m’est arrivé de suivre à la piste un antique nez de famille à travers toute une galerie de portraits, légitimement transmis de génération en génération presque depuis le temps de la conquête. Quelque chose de semblable se pouvait observer dans la digne compagnie qui m’entourait ; nombre de leurs figures avaient évidemment pris naissance dans un siècle gothique, été simplement copiées par les générations subséquentes, entre autres celle d’une petite fille au port grave, avec un nez à la romaine et un air d’antique aigreur, qui était la grande favorite du Squire, étant, comme il disait, une Bracebridge d’un bout à l’autre, et l’exacte reproduction de l’un de ses ancêtres qui figurait à la cour de Henri VIII.

Le ministre dit le benedicite, qui n’était pas une de ces courtes et familières actions de grâces telles qu’on en adresse d’ordinaire à la divinité dans ces temps peu cérémonieux ; il était long, poli, bien dit, un benedicite de l’ancienne école. Puis il y eut un moment d’arrêt, comme si l’on attendait quelque chose, quand tout à coup le sommelier entra dans la salle avec un certain fracas. Il était flanqué, de chaque côté, d’un domestique portant une grande bougie, et soutenait un plat d’argent sur lequel était une énorme tête de porc décorée de romarin, un citron aux dents, qui fut avec de grandes cérémonies placée au haut bout de la table. Au moment où ce trophée fit son apparition, le joueur de harpe attaqua vivement un prélude, à la suite duquel le jeune étudiant d’Oxford, sur une insinuation du Squire, entonna d’un air de gravité des plus comiques une vieille chanson dont le premier couplet était ainsi conçu :


Caput afri defero,
Reddens laudes Domino.
Du sanglier j’apporte, amis, la tête,
Qu’ornent du romarin, des guirlandes de fête.
Qu’à bien chanter chacun s’apprête,
Qui estis in convivio.


Bien que m’attendant à être témoin d’un grand nombre de ces petites excentricités, puisque l’on m’avait instruit de la marotte particulière de mon hôte, cependant, je l’avouerai, la pompe avec laquelle était introduit un plat si extraordinaire ne laissa pas de m’intriguer un peu ; jusqu’à ce que je recueillisse de la conversation du Squire et du ministre que cet appareil avait pour but de représenter l’entrée de la tête de sanglier, mets servi jadis avec de grandes cérémonies, au bruit de la musique et des chansons, sur les grandes tables, le jour de Noël. « J’aime cette vieille coutume, disait le Squire, non-seulement parce qu’elle a de la grandeur et qu’elle est charmante en elle-même, mais parce qu’on l’observait au collège d’Oxford, où j’ai été élevé. Quand j’entends chanter cette vieille chanson, elle ramène à mon esprit l’époque où j’étais jeune et folâtre — l’imposante et vieille salle du collége — et les écoliers mes camarades, errant çà et là dans leurs robes noires, dont un grand nombre, pauvres garçons, sont aujourd’hui couchés dans le tombeau ! »

Le ministre, lui, dont l’esprit ne s’ouvrait guère aux idées de cette nature, et qui était toujours plus préoccupé de la lettre que du sentiment, s’éleva contre cette version de la chanson que donnait l’étudiant, laquelle, affirmait-il, différait de celle qu’on chantait au collége. Il poursuivit, donnant, avec l’aride persévérance d’un commentateur, la leçon du collége, accompagnée de diverses annotations ; s’adressant d’abord à la compagnie en général, mais voyant que leur attention était petit à petit distraite par d’autres causeries et d’autres objets, il modéra sa voix à mesure que diminuait le nombre de ses auditeurs, jusqu’à ce qu’il terminât ses remarques sur un ton très-bas, s’adressant à un vieux gentleman à tête épaisse, son voisin, qui était silencieusement engagé dans l’examen d’une énorme assiette de chair de dinde[2].

La table était littéralement chargée de bonne chère, et offrait un abrégé de l’abondance rustique, car c’est l’époque où regorgent les garde-manger. Un poste honorable avait été assigné à « l’antique aloyau », comme l’appelait mon hôte ; c’était, ajoutait-il, l’étendard de la vieille hospitalité anglaise, une pièce de résistance, féconde en promesses. Il y avait encore plusieurs mets très-joliment décorés, et qui avaient évidemment quelque chose de traditionnel dans leurs ornements, mais au sujet desquels, n’aimant pas à paraître par trop curieux, je ne fis point de questions.

Je ne pus cependant m’empêcher de me préoccuper d’un pâté magnifiquement décoré de plumes de paon, en imitation de la queue de cet oiseau, qui couvrait une étendue considérable de la table. C’était, le Squire en fit l’aveu non sans quelque hésitation, un pâté de faisan, bien qu’un pâté de paon eût certainement été plus classique ; mais il y avait eu depuis quelque temps une telle mortalité parmi les paons, qu’il n’avait pu prendre sur lui d’en faire tuer un[3].

Il serait fastidieux peut-être pour mes lecteurs, qui peuvent ne pas avoir cette sotte faiblesse pour les choses bizarres et surannées à laquelle je suis légèrement enclin, que je mentionnasse les autres tours de force de ce vieux et digne humoriste, tours de force au moyen desquels il tâchait de suivre, quoique à une humble distance, les curieuses coutumes du temps jadis. En somme, j’étais heureux de voir le respect que montraient pour ses fantaisies ses enfants et sa famille ; ils entraient en plein, sans effort, dans leur esprit, et semblaient tous bien au fait de leurs rôles, la chose ayant eu sans doute plus d’une répétition. Je m’amusai beaucoup aussi de l’air de profonde gravité avec lequel le sommelier et les autres domestiques s’acquittaient des fonctions qui leur avaient été assignées, quelqu’excentriques qu’elles pussent être. Ils avaient une physionomie à l’antique, ayant été, pour la plupart, élevés dans la maison, et s’étant, en grandissant, familiarisés avec le vieux logis et les originalités de son propriétaire, et très-probablement considéraient tous ces ordres bizarres comme les lois immuables d’un honnête train de maison.

Lorsque la nappe eut été enlevée, le sommelier apporta un énorme vaisseau d’argent, d’un rare et curieux travail, qu’il plaça devant le Squire. Son apparition fut saluée par des cris de joie : c’était la grande coupe à wassail, si renommée dans les réjouissances de Noël. Le contenu en avait été préparé par le Squire lui-même ; et c’était un breuvage dans l’habile composition duquel il s’enorgueillissait particulièrement : elle était, disait-il, trop complexe, trop abstruse pour l’intelligence d’un domestique ordinaire. À dire vrai, c’était une boisson de nature à faire bondir dans sa poitrine le cœur d’un buveur, étant composée des vins les plus généreux et les plus exquis, fortement épicée et dulcifiée, chargée de pommes rôties flottant à la surface[4].

La figure du vieux gentilhomme rayonnait sous un regard serein de profonde jouissance pendant qu’il brandissait cette énorme coupe. L’ayant portée à ses lèvres, en adressant à toutes les personnes présentes des vœux sincères pour une joyeuse fête de Noël, il la fit circuler, pleine jusqu’aux bords, autour de la table, afin que chacun suivît son exemple, conformément à l’usage d’autrefois ; la déclarant « l’antique source des bons sentiments, où se rencontraient tous les cœurs »[5].

Il y eut beaucoup de rires et de plaisanteries pendant que circulait, recevant des dames une modeste accolade, cet honnête symbole de la gaieté de Noël. Lorsqu’il parvint à Maître Simon, celui-ci l’éleva dans ses deux mains, puis, de l’air d’un joyeux compagnon, il entonna une vieille chanson sur le wassail :


Saisis la coupe aux tons dorés,
La large coupe aux tons dorés ;
Verse
En la faisant vivement circuler,
Reverse ;
Laisse le monde à son aise parler,
Et mets, crois-moi, tous tes tonneaux en perce.
 
Accole l’immense bidon,
L’immense, le joyeux bidon ;
Chante,
Car du plaisir il faut suivre la loi,
Plaisante ;
Et, plus heureux que le plus heureux roi,
Lâche la bride à ta gaîté puissante[6].


La conversation pendant le dîner roula en grande partie sur des sujets de famille, auxquels j’étais naturellement étranger. Il se fit cependant sur maître Simon bon nombre de plaisanteries à l’occasion de certaine joyeuse veuve avec laquelle on l’accusait d’avoir une intrigue. Ce furent les dames qui commencèrent l’attaque, mais elle fut continuée pendant tout le dîner par le vieux gentleman à tête épaisse voisin du ministre, avec la persévérante assiduité d’un basset ; car c’était un de ces railleurs à longue haleine qui, bien qu’incapables par eux-mêmes de faire lever le gibier, sont sans rival pour leur talent à le poursuivre. À chaque pause qui se faisait dans la conversation générale il recommençait ses plaisanteries, et ce à peu près dans les mêmes termes, me faisant force signes des yeux toutes les fois qu’il donnait à maître Simon ce qu’il considérait comme une maîtresse botte. Ce dernier, au surplus, ne paraissait pas trop fâché qu’on le taquinât sur ce sujet, ainsi que cela se voit souvent chez les vieux garçons ; et il en prit texte pour me faire confidence, sotto voce, que la dame en question était une femme prodigieusement belle, et qu’elle conduisait elle-même.

Le dîner s’écoula au milieu de ce déploiement d’innocente gaieté ; de sorte que, bien que la vieille salle puisse avoir retenti dans son temps de mainte scène de réjouissances plus tumultueuse et plus grandiose, cependant je ne sais si jamais elle fut témoin d’une joie plus honnête et plus vraie. Comme il est facile à un être bienveillant de répandre le plaisir autour de lui, et qu’il est vrai de dire qu’un bon cœur est une source d’allégresse qui fait s’épanouir toutes choses en sourires dans son voisinage ! La joyeuse disposition d’esprit du digne Squire était parfaitement contagieuse ; il était heureux et disposé à rendre tout le monde heureux ; et les petites excentricités de son caractère ne faisaient que donner en quelque sorte de la saveur à la suavité de sa philanthropie.

Quand les dames se furent retirées, la conversation, comme d’habitude, devint encore plus animée. Nombre de bonnes choses furent alors débitées qu’on avait pensées durant le dîner, mais qui ne convenaient pas précisément à l’oreille d’une femme ; et bien que je ne puisse positivement affirmer qu’il se fit une grande dépense d’esprit, cependant j’ai certainement vu bien des feux roulants de bonnes plaisanteries exciter beaucoup moins d’hilarité. L’esprit, après tout, est un ingrédient extrêmement âcre et mordant, et beaucoup trop acide pour certains estomacs, tandis que l’honnête bonne humeur est l’essence même d’une joyeuse réunion ; et il n’est pas de fête qui égale celle où les plaisanteries sont très-rares et les rires abondants.

Le Squire nous raconta plusieurs longues histoires d’anciennes fredaines et aventures de collége, à quelques-unes desquelles le ministre avait pris part, bien que, lorsqu’on jetait les yeux sur ce dernier, il fallût un certain effort d’imagination pour se figurer dans un si petit, si noir squelette d’homme, le coupable d’une folle équipée. À bien prendre, les deux anciens camarades de collége offraient un exemple frappant de ce que les hommes peuvent être faits par leurs différents lots dans la vie. Le Squire avait quitté l’université pour vivre largement sur les domaines de ses pères, au milieu des vigoureuses jouissances que procurent la fortune et l’existence au grand air, et avait glissé vers une robuste et florissante vieillesse ; tandis que le pauvre ministre, au contraire, s’était insensiblement séché, flétri, entre des volumes poudreux, dans le silence et l’obscurité de son cabinet. Cependant il semblait qu’il y eût encore chez lui une étincelle de feu presque éteint projetant une faible lueur au fond de son âme, et comme le Squire faisait allusion à une piquante histoire du ministre et d’une jolie laitière qu’ils avaient une fois rencontrée sur les bords de l’Isis, l’ancien étudiant fit une série de grimaces qui, autant que je pus lire sur sa physionomie, marquaient évidemment sa satisfaction. — De fait, j’ai rarement vu de vieillard s’offenser pour tout de bon des galanteries qu’on imputait à sa jeunesse.

Je ne tardai pas à m’apercevoir que la marée montante du vin et de la bonne chère s’étendait rapidement sur la terre ferme de la saine raison. La compagnie devenait de plus en plus joyeuse et bruyante à mesure que les plaisanteries devenaient moins légères. Maître Simon était d’humeur aussi communicative qu’une cigale enivrée de rosée ; ses vieilles chansons prenaient un caractère de plus en plus chaud, et il commençait à parler de la veuve en homme pris de vin. Il dit même quelques couplets à propos de la cour faite à une veuve, couplets qu’il avait, m’apprit-il, recueillis dans un excellent ouvrage en lettres gothiques intitulé : le Solliciteur d’amour auprès de Cupidon, lequel contenait nombre d’excellents avis à l’usage des célibataires, et qu’il promit de me prêter. La première strophe était ainsi conçue :


Vous désirez une veuve gentille ?
Ne dites pas : Voulez-vous, voulez-vous ?
Faites vos foins tant que le soleil brille,
Et bravement : Quand nous accouplons-nous ?


Cette chanson inspira le vieux gentleman à tête épaisse, qui fit plusieurs tentatives pour raconter une assez longue histoire tirée de Joe Miller, laquelle ne manquait pas d’à-propos ; mais toujours il s’arrêtait court au beau milieu, et tout le monde se souvenait du reste excepté lui-même. Le ministre aussi commençait à ressentir les effets de la bonne chère ; il s’était graduellement laissé aller à s’assoupir, et sa perruque inclinait d’une façon assez suspecte ; quand nous fûmes, probablement à l’instigation secrète de mon hôte, dont l’humeur joviale semblait toujours tempérée par son amour pour le décorum, invités à passer dans le salon.

La table enlevée, on abandonna la grand’salle aux membres jeunes de la famille, qui, excités à toute sorte de bruyante gaieté par l’étudiant d’Oxford et maître Simon, firent retentir ses vieilles murailles de leur entrain pendant qu’ils se livraient à leurs joyeuses gambades. Je me complais à assister aux ébats des enfants, surtout à cette heureuse et joyeuse époque ; aussi ne pus-je résister à l’envie de m’esquiver du salon sur un de leurs immenses éclats de rire. Je les trouvai jouant au colin-maillard. Maître Simon, le grand ordonnateur de leurs jeux, qui semblait en toute occasion remplir les fonctions de cet ancien potentat, le roi du tapage[7], était au milieu de la salle, les yeux bandés.

Tout ce petit monde était aussi activement, occupé après lui que les fausses fées après Falstaff ; le pinçant, le tirant par les basques de son habit, ou le chatouillant avec des fétus. Une charmante jeune fille aux yeux bleus, d’environ treize ans, dont les cheveux blonds flottaient dans un magnifique désordre, dont le visage enjoué rayonnait, et dont la robe avait à moitié quitté les épaules, peinture achevée d’une vraie pensionnaire, était le tourmenteur-chef ; et à l’adresse avec laquelle maître Simon évitait le menu gibier et enfermait dans les coins cette petite nymphe mutine et l’obligeait à sauter par-dessus les chaises en poussant des cris inarticulés, je soupçonnai le fripon de n’avoir pas plus les yeux bandés qu’il n’était convenable.

Quand je rentrai dans le salon, je trouvai tout le monde assis en cercle autour du feu et écoutant le ministre, qui était profondément enfoncé dans un fauteuil de chêne à dos élevé, œuvre de quelque habile artisan d’autrefois, apporté de la bibliothèque pour sa commodité particulière. De ce morceau d’ameublement vénérable, avec lequel ses formes noires et sa figure sombre en lame de couteau s’harmonisaient du reste admirablement, il débitait d’étranges discours, racontant les superstitions et les légendes populaires du pays d’alentour, avec lesquelles il s’était familiarisé dans le cours de ses recherches d’antiquaire. Je serais assez porté à croire que le vieillard était lui-même quelque peu imprégné de superstition, ainsi que cela se voit fréquemment chez les hommes qui vivent une vie studieuse et retirée au fond d’une campagne solitaire, et qui ont l’habitude de se courber sur des livres poudreux, si souvent remplis de merveilleux et de surnaturel. Il nous parla de plusieurs imaginations des paysans du voisinage concernant l’effigie du croisé, qui reposait sur sa tombe, à l’église, auprès de l’autel. Comme c’était le seul monument de ce genre qui existât dans cette partie de la contrée, elle avait toujours été regardée avec des sentiments de superstition par les bonnes femmes du village. Elle passait pour se lever de la tombe et se promener autour du cimetière dans les nuits orageuses, particulièrement quand il tonnait ; et une vieille femme dont la cabane bordait le cimetière l’avait vue, à travers les vitraux de l’église, un soir qu’il faisait clair de lune, remonter et descendre les ailes à pas lents. On croyait que le défunt était mort n’ayant pas réparé quelque préjudice, ou avait laissé quelque trésor caché, et que c’était là ce qui maintenait l’esprit dans un état de souffrance et d’inquiétude. Quelques-uns parlaient d’or et de bijoux renfermés dans la tombe, sur lesquels veillait le spectre ; et il y avait une histoire en circulation, d’un sacristain du vieux temps qui essaya de s’ouvrir la nuit un passage jusqu’au tombeau, et reçut, au moment où il l’atteignait, un coup violent de la main de marbre de l’effigie, qui l’étendit sans connaissance sur le pavé. Trois ou quatre des plus braves parmi les paysans se moquaient souvent de ces histoires ; ce qui n’empêchait pas que, quand arrivait la nuit, les plus vaillants de nos incrédules redoutaient de s’aventurer seuls dans le sentier qui traversait le cimetière.

D’après ces anecdotes et d’autres qui suivirent, le croisé paraissait être, dans tout le voisinage, le héros favori des histoires de revenants. Son portrait, suspendu dans la grand’salle, était réputé par les domestiques avoir en soi quelque chose de surnaturel ; car ils avaient remarqué que vers quelque point de la salle que vous vous dirigiez, vous aviez toujours les yeux du guerrier fixés sur vous. Enfin, la vieille concierge, qui était née et avait grandi dans la famille, et qui était une grande commère parmi les servantes, affirmait que dans son jeune temps elle avait souvent entendu dire que la veille de la mi-août, époque où, comme chacun sait, tous les fantômes, lutins et fées existants deviennent visibles et errent çà et là, le croisé avait habitué monter sur son cheval, descendre de son cadre, faire le tour de la maison, descendre l’avenue, et puis aller à l’église visiter sa tombe ; auquel cas la porte de l’église roulait sur ses gonds et s’ouvrait fort civilement d’elle-même ; non qu’il en eût besoin, car il traversait sur son cheval les portes fermées et même les murs de pierre, à preuve qu’une des femmes employées à la laiterie l’avait vu de ses propres yeux passer entre deux barreaux de la grande porte du parc, se faire aussi mince qu’une feuille de papier.

Je découvris que toutes ces superstitions avaient été fortement encouragées par le Squire, qui, bien qu’il ne fût pas superstitieux lui-même, aimait beaucoup à voir cette faiblesse chez les autres. Il prêtait l’oreille avec une gravité infinie à toutes les histoires de revenants qui circulaient dans les commérages d’alentour, et tenait la femme du concierge en haute estime à cause de son talent pour le merveilleux. Il était lui-même grand liseur de vieilles légendes et d’histoires merveilleuses, et se lamentait souvent de ne pouvoir y ajouter foi ; car, pensait-il, une personne superstitieuse devait vivre dans une espèce de monde enchanté.

Comme nous étions tout attention aux histoires du ministre, nos oreilles furent soudain assaillies par une variété de sons hétérogènes partant de la grand’salle, auxquels se mêlait quelque chose comme le bruit perçant d’une musique barbare et le vacarme produit par une foule de voix enfantines et des rires de jeunes filles. Tout à coup la porte s’ouvrit avec fracas, et un formidable cortège fit irruption dans la chambre : on aurait presque pu croire que c’était la cour de féerie qui se séparait. Cet infatigable esprit, maître Simon, s’acquittant loyalement de ses fonctions de roi du tapage, avait conçu l’idée d’une bouffonnerie de Noël ou mascarade ; et ayant appelé à son aide l’étudiant d’Oxford et le jeune officier, qui avaient également les qualités requises pour tout ce qui pouvait être une occasion de gambades et de divertissement, il l’avait mise aussitôt à exécution. La vieille femme de charge avait été consultée ; les antiques armoires à linge et garde-robes avaient été fouillées, et contraintes d’abandonner des débris de parures qui n’avaient pas vu le jour depuis plusieurs générations ; la partie jeune de la société avait été secrètement rappelée du salon et de la grand’salle, et le tout avait été disposé pour une imitation burlesque des anciennes mascarades[8].

Maître Simon conduisait l’avant-garde, comme personnifiant « l’antique Noël », curieusement affublé d’une fraise, d’un manteau court, lequel avait tout l’air d’être un des jupons de la vieille femme de charge, et d’un chapeau qui aurait fort bien pu servir de clocher de village, et qui devait très-indubitablement avoir figuré au temps des covenantaires. De dessous ce chapeau, s’allongeant fièrement, sortait son nez de perroquet puissamment coloré, le plus beau trophée dont eût pu se vanter une rafale de décembre. Il était suivi de la pensionnaire aux yeux bleus, accommodée en « dame Rissole », dans toute la vénérable magnificence d’une robe de brocart fanée, d’un grand corsage lacé, d’un chapeau délabré et de souliers à talons élevés. Le jeune officier représentait Robin Hood avec un habit de chasse vert de Kendal et un bonnet de police surmonté d’un gland d’or.

Le costume, bien certainement, ne témoignait pas d’une profonde recherche, et il y avait là un sacrifice évident au pittoresque, bien naturel dans un jeune amoureux en présence de sa maîtresse. La belle Julia se suspendait à son bras dans une jolie parure champêtre, comme « pucelle Marianne ». Le reste de la bande avait été métamorphosé de diverses façons ; les jeunes filles empaquetées dans les ajustements des anciennes belles de la famille Bracebridge, et les jouvenceaux, ornés de moustaches faites avec des bouchons brûlés et portant d’un air grave des habits à larges basques, aux manches pendantes, avec d’immenses perruques, devant représenter les personnages de Roastbeef, Plum Pudding et autres dignitaires fameux dans les anciennes mascarades. Le tout avait été placé sous la surveillance de l’étudiant d’Oxford, dans le caractère bien approprié du Tapage ; et je remarquai qu’il exerçait avec sa baguette une autorité tant soit peu malicieuse sur les personnages moins considérables du cortége.

L’irruption de cette foule bigarrée, au bruit du tambour, selon l’ancienne coutume, était le couronnement du vacarme et des réjouissances. Maître Simon se couvrit de gloire par la majesté avec laquelle, comme antique Noël, il marcha un menuet avec l’incomparable bien que rieuse dame Rissole. Celui-ci fut suivi d’une danse à laquelle prirent part tous les caractères, et qui, par le mélange de costumes qu’elle présentait, pouvait faire croire que les vieux portraits de famille avaient sauté en bas de leurs cadres pour s’associer à la fête. Différents siècles figuraient dans les mains en travers, la droite et la gauche ; les siècles reculés taillaient des pirouettes et des rigodons, et les jours de la reine Bess dansaient joyeusement la gigue dans le milieu, bousculant toute une enfilée de générations subséquentes.

Le digne Squire contemplait ces jeux fantastiques et cette résurrection de sa vieille garde-robe avec la joie naïve d’un enfant. La taille haute, il riait à gorge déployée, se frottant les mains, entendant à peine un mot de ce que lui disait le ministre, bien que ce dernier fût en train de discourir fort savamment sur l’ancienne et majestueuse danse du Paon, dont il croyait le menuet dérivé[9]. Pour ma part, les scènes variées de caprice et d’innocente gaieté qui passaient devant mes yeux me tenaient dans une continuelle excitation. Cela me réchauffait de voir cette généreuse et tant soit peu folle hospitalité se dégager du milieu du froid et de la tristesse de l’hiver, et la vieillesse dépouiller son apathie, ressaisir une fois encore la fraîcheur des jouissances juvéniles. L’intérêt que je prenais à cette scène s’augmentait encore quand je venais à considérer que ces coutumes fugitives marchaient à grand pas vers l’oubli, que cette famille était peut-être la seule en Angleterre où l’ensemble en fût encore scrupuleusement observé. Et puis il y avait je ne sais quelle étrangeté mêlée à toutes ces réjouissances qui leur donnait un cachet particulier ; elles s’appropriaient au temps et au lieu ; et le vieux manoir, chancelant presque sous l’allégresse et les accents bachiques, semblait être l’écho redisant la gaieté d’une époque depuis longtemps disparue[10].

Mais assez parlé de Noël et de ses folies ; il est temps de mettre un terme à ce bavardage. Il me semble entendre les questions posées par mes graves lecteurs : « A quoi bon tout ceci ? — Est-ce que cela rendra le monde plus sage ? » Eh ! mon Dieu, n’y a-t-il pas assez de sagesse pour l’instruction du monde ? Et si non, n’y a-t-il pas des milliers de plumes beaucoup plus exercées travaillant à son perfectionnement ! — D’ailleurs, il est bien plus agréable de plaire que d’instruire — de jouer le rôle de camarade que celui de précepteur.

Quelle est, après tout, la parcelle de sagesse que je pourrais ajouter à la masse des connaissances humaines ; et qui me prouve que mes plus sages déductions doivent être des guides sûrs pour les opinions des autres ? En écrivant pour amuser, si j’échoue, le seul mal consiste dans mon propre désappointement ; au contraire, si je puis, par une heureuse chance, dans ces temps de malheur, effacer seulement une ride du front de l’inquiétude, ou dérober au cœur alourdi une seule minute de chagrin ; si je puis de temps à autre pénétrer A travers le tissu serré de la misanthropie, faire voir la nature humaine sous un jour bienveillant, et rendre mon lecteur plus satisfait de ses semblables et de lui-même, certainement, certainement je n’aurai pas tout à fait écrit en vain.


  1. Sir John Suckling.
  2. Le vieil usage consistant à servir une tête de sanglier le jour de Noël est encore observé au collége de la Reine, à Oxford. Je fus gratifié par le ministre d’une copie de la chanson, telle qu’on la chante aujourd’hui. Comme elle peut être agréable à ceux de mes lecteurs qui seraient curieux de ces graves et savantes matières, je vais la reproduire intégralement :


    La hure que pour nous entre mes mains je tiens
    De romarin, de laurier est garnie.
    À la gaîté je vous convie,
    Quot estis in convivio.
    Caput afri defero,
    Reddens laudes Domino.
     
    Du sanglier la tête, amis, je le soutiens,
    Est le meilleur morceau de la contrée ;
    De fleurs elle est gaîment parée,
    Doit donc serviri cantico.
    Caput afri defero, etc.

    Corda ! notre économe a dérouillé les siens
    Pour honorer le grand Dieu notre maître ;
    Et l’on va pouvoir se repaître
    In reginensi atrio.
    Caput afri defero,
    Etc., etc.

  3. Le paon était jadis grandement en vogue pour les repas de cérémonie. Parfois on en faisait des pâtés, à une extrémité desquels la tête apparaissait au-dessus de la croûte, avec tout son plumage, le bec richement doré ; à l’autre bout se déployait la queue. Des pâtés de ce genre étaient servis aux banquets solennels de la chevalerie, quand les chevaliers errants se juraient de prendre à tâche quelque périlleuse aventure, d’où est venu l’antique juron employé par le juge Shallow, « par le coq et le pâté ».
    Le paon était aussi un plat d’importance pour le dîner de Noël ; et un passage de Massinger, dans sa « Dame de la Cité », donne une idée de l’extravagance avec laquelle ce plat, aussi bien que plusieurs autres, était apprêté pour les splendides banquets du vieux temps : —
    « On peut parler des fêtes de Noël à la campagne, de leurs œufs aux trente livres de beurre, de leurs pâtés de langues de carpes, de leurs faisans arrosés d’ambre gris, sans oublier les trois carcasses de moutons gras pilées pour en exprimer le jus qui fera la sauce d’un seul paon ! »
  4. La grande coupe de wassail était quelquefois remplie d’ale au lieu de vin, avec de la muscade, du sucre, des rôties, du gingembre et des pommes sauvages cuites au feu ; c’est ainsi que ce breuvage à couleur foncée se prépare encore dans quelques vieilles familles, et autour du foyer des riches fermiers, à Noël. Elle est aussi appelée Toison d’agneau ; Herrick la célèbre dans sa Nuit des Rois : —

    Que de l’agneau la toison floconneuse
    Couvre le bol plein jusqu’au bord.
    Allons, sucre, muscade et gingembre d’abord,
    Puis une mer d’ale écumeuse.
    C’est ainsi, mes amis, que vous procéderez,
    Et ce faisant riche wassail aurez.

  5. La coutume qui consistait à boire dans la même coupe fit place à celle d’avoir chacun la sienne. Quand le majordome approchait de la porte avec le wassel, il avait à crier par trois fois : Wassel, wassel, wassel ; le chapelain devait y répondre par une chanson. — Archœologia.
  6. Extrait de l’Almanach du pauvre Robin.
  7. À Noël il y avait dans la maison du roi, en quelque lieu qu’il demeurât, un roi du tapage ou maître des joyeux passe-temps ; la même chose existait dans la maison de tous les gentilshommes de grand lignage ou de haute dignité, que ce fût au spirituel ou au temporel. — Stow.
  8. Les mascarades ou momeries étaient, à Noël, le divertissement favori dans l’ancien temps, et les garde-robes des châteaux et des manoirs étaient souvent mises à contribution pour fournir des costumes et des déguisements fantastiques. Je soupçonne fortement maître Simon d’avoir pris cette idée dans la Mascarade de Noël, de Ben Johnson.
  9. Sir John Hawkins, parlant de la danse appelée pavane, de pavo, paon, dit : « C’est une danse grave et majestueuse ; on la dansait autrefois, les gentilshommes avec leurs chapeaux et leurs épées, ceux de la longue robe dans leurs robes, les pairs dans leurs manteaux, et les dames dans leurs robes à longues queues, dont le mouvement, en dansant, ressemblait à celui d’un paon. » — Histoire de la Musique.
  10. À l’époque où cet article fut publié pour la première fois, ce tableau d’une fête de Noël à l’antique, aux champs, fut déclaré par quelques-uns un anachronisme. L’auteur a depuis eu l’occasion de voir défiler devant lui presque toutes les coutumes ci-dessus décrites, avec une vigueur insoupçonnée, sur les confins du Derbyshire et du Yorkshire, où il passa les fêtes de Noël. Il y est revenu dans le récit qu’il a donné de son excursion à l’Abbaye de Newstead.